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lundi 20 octobre 2025

Mort de Gianfranco Sanguinetti, dernier grand héritier de l’Internationale situationniste (nécrologie 3)

 SOURCE: https://actualitte.com/article/126640/auteurs/mort-de-gianfranco-sanguinetti-dernier-grand-heritier-de-l-internationale-situationniste

Les Éditions Allia, Gérard Berréby, Danielle Orhan et Dominique Thomas ont annoncé « avec une profonde tristesse » la disparition de Gianfranco Sanguinetti, survenue à Prague, en Tchéquie, le 3 octobre 2025, à l’âge de 77 ans. Écrivain, poète et penseur critique, l'Italien né à Pully, dans le canton de Vaud en Suisse, fut l’une des grandes figures de la pensée révolutionnaire européenne et un acteur marquant du mouvement situationniste.

Publié le 06/10/2025 Hocine Bouhadjera 

Issu d’une famille aisée propriétaire du groupe alimentaire Arrigoni, il grandit dans un milieu mêlant confort matériel et engagement politique. Sa mère, Teresa Mattei, fut une députée communiste et ancienne résistante italienne, figure de la lutte antifasciste. Son père, Bruno Sanguinetti, décéda en 1950, laissant plusieurs héritiers issus de différents mariages.
 
Le “Véridique rapport”, ouvrage culte

Dans les années soixante, Gianfranco Sanguinetti s’engage dans les mouvements intellectuels et politiques qui bouleversent l’Europe. En janvier 1969, il fonde à Milan, avec Claudio Pavan et Paolo Salvadori, la seconde section italienne de l’Internationale situationniste, bientôt rejointe par le Vénézuélien Eduardo Rothe.

Cette section se distingue dès décembre 1969 lors de l’attentat de la piazza Fontana à Milan, qui fit seize morts et plus de quatre-vingts blessés, en publiant un tract retentissant intitulé Il Reichstag brucia ? (« Le Reichstag brûle-t-il ? ») où elle accuse directement l’État italien d’être responsable du massacre.

Dans le climat de tension extrême qui s’installe alors en Italie, marqué par la stratégie de la tension, les violences politiques et les manipulations des services secrets, Gianfranco Sanguinetti devient une figure surveillée et controversée. Ses positions radicales, son ton pamphlétaire et ses liens avec les milieux intellectuels révolutionnaires européens, notamment en France, attirent rapidement l’attention des autorités.

Engagé dans un dialogue constant avec les penseurs de l’Internationale situationniste, il participe à plusieurs réunions entre militants italiens et français, s’imposant comme un relais entre les deux scènes. C’est dans ce contexte de surveillance et de méfiance croissante qu’il est expulsé de France en juillet 1971 par décision du ministère de l’Intérieur.

Il reste cependant proche de Guy Debord, figure centrale du mouvement. Ensemble, ils participent à l’acte de dissolution de l’Internationale situationniste, proclamé en avril 1972 dans La Véritable Scission dans l’Internationale, texte fondateur signé des deux hommes. Tout au long des années soixante-dix, Sanguinetti poursuit avec son camarade des actions intellectuelles et politiques subversives, cherchant à prolonger la critique du capitalisme et de la société du spectacle.

En août 1975, il envoie à plus de cinq cents personnalités italiennes une brochure signée sous le pseudonyme de « Censor », intitulée Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie. Sous les traits d’un notable conservateur, il y déploie un discours d’un cynisme implacable, révélant les stratégies des dominants et feignant de prôner, au nom du réalisme politique, l’entrée des communistes au gouvernement aux côtés des démocrates-chrétiens. Ce texte, à la fois pamphlet et piège intellectuel, provoque la stupeur en Italie. Traduit en français par Guy Debord, il est publié chez Champ Libre en 1976 et devient un ouvrage culte de la critique sociale.

Une œuvre dense et critique

En 1980 paraît Du terrorisme et de l’État, ouvrage dans lequel Gianfranco Sanguinetti expose le rôle joué par les services secrets italiens dans les activités des Brigades rouges. Ce livre, publié en français au Fin Mot de l’Histoire, confirme son audace intellectuelle. Cependant, l’interprétation qu’il propose de l’enlèvement d’Aldo Moro en 1978 provoque sa rupture définitive avec Guy Debord. Par la suite, Sanguinetti se détourne des cercles militants et se consacre à des activités immobilières, sans jamais renoncer à la critique du pouvoir et des institutions, malgré tout.

Au fil des décennies, il demeure un observateur acerbe de l’époque et un esprit libre. À partir de décembre 2015, il anime sur Mediapart un blog intitulé Le chat et la souris, où il publie articles, réflexions et pamphlets. Le 16 janvier 2016, il y exprime notamment son profond désaccord avec la biographie de Guy Debord écrite par Jean-Marie Apostolidès, parue quelques mois plus tôt, qu’il accuse de trahir la pensée et la personnalité de son ancien compagnon de route.

Outre La Véritable Scission dans l’Internationale, Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie, et Du terrorisme et de l’État de 1980, parmi ses principaux ouvrages et textes figurent Le Secret, c’est de tout dire ! paru en 1989 chez Allia sous le pseudonyme de Gianni Giovannelli, Le Doge, souvenir en 2012, De l’utilité du terrorisme en 2015, ou encore Le despotisme occidental (à propos du coronavirus).

Sanguinetti fut aussi un passeur de textes. Il a rédigé des préfaces pour Jason Rhoades, 1724, Birth of the Cunt en 2004, Isidoro La Lumia, Histoire de l’expulsion des juifs de Sicile 1492 publié chez Allia en 2015, et Giuseppe Rensi, Contre le travail paru en 2017. En 2022, il signe la postface du livre de sa mère, Il distillato della felicità. Un miracolo a Milano.

Installé à Prague au cours des dernières années de sa vie, il y poursuivait une existence discrète mais demeurait attentif à l’évolution du monde.