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jeudi 5 décembre 2024

IAIN SINCLAIR, explorateur en situationnisme au service de sa majesté (2011)

 

On édite en France le London Orbital, livre phénoménal d’un écrivain Anglais indispensable, Iain Sinclair. Son obsession, c’est sa ville : Londres, qu’il explore sans relâche. 
C’est peut-être une histoire secrète de magie et de possession : de l’autre côté de la Manche, la Londres tentaculaire possède sa propre association d’arpenteurs poètes (la London Psychogeographical Association) et les écrivains contemporains se bousculent pour ausculter ses ruelles, ses églises et ses souterrains dérobés.
Dans le sillon du 
Journal de Samuel Pepys et des grandes œuvres mystiques de William Blake (Londres) ou Arthur Machen (L’aventure de Londres), Peter Acroyd, Stewart Home, Will Self et l’auteur de comics Alan Moore dérivent tous en même temps qu’ils écrivent, et superposent sans états d’âme passé, présent et futur dans des œuvres mêlant histoire, littérature et commentaires sur l’Angleterre contemporaine. De l’aveu de tous, leur pratique mi-sociologique, mi-occultiste n’a qu’un inventeur (Guy Debord, fondateur de la psychogéographie) et qu’un maître: le poète, romancier et essayiste Iain Sinclair.
Cet alchimiste de la langue anglaise et polémiste habitué des médias britanniques n’est pourtant pas né à Londres mais au Pays de Galles : il a déménagé deux fois dans sa jeunesse avant de s’installer en 1968 dans une maison d’Albion Drive, dans le célèbre 
borough de Hackney.
Partant du principe qu’on ne parcourt jamais deux fois le même chemin mais qu’on s’abreuve toujours à la même source, Sinclair n’a plus jamais bougé et fait tous ses voyages sans quitter sa ville, voire son quartier : « 
Mon rêve ultime est de pouvoir trouver tout et tout le monde dans un rayon de 400 mètres autour de chez moi ». Car Londres est une « ville de tours mais aussi de fondations très profondes, faites d’ossements animaux, d’artefacts, de victimes de la peste, de pièces de monnaie égarées et de pipes en terre brisées »: depuis le poème Lud Heat (1975), Sinclair se consacre presque exclusivement à la mégapole britannique et a publié plus de dix livres sur le sujet.
Sans chauvinisme mais avec une dévotion confinant à la possession, le Britannique n’a de cesse de sillonner ses rues comme on lit un texte hermétique, de fouiller les signes cachés à chacun de ses coins de rue comme on déploierait un mille-feuilles produit par 3000 ans de sédimentation. Influencé par William Burroughs et Thomas De Quincey autant que par le cinéma (il est de son propre aveu un cinéaste raté), Sinclair y a excavé plusieurs théories importantes sur Jack l’Eventreur ou l’architecte Nicholas Hawksmoor  et sa propre définition de la littérature : une vaste terra incognita s’étendant entre l’essai et la fiction, où la lecture réel s’apparente à un exorcisme, et l’art de la fiction n’est qu’un prolongement shamanique des strates les plus enfouies de notre monde : « 
Les livres sont des formes d’exercice de magie. J’invente les rumeurs que je me propose de mettre en lumière. Mes livres sont réalistes dans ce qu’ils projettent : ils font appel aux outils et aux techniques de la fiction pour manipuler des matériaux documentaires ».
L’un de ses livres les plus célèbres, les plus polémiques et les plus ambitieux s’appelle 
London Orbital et il est né à l’aube de l’an 2000, en pleine controverse autour du Millenium Dome, ce raté très onéreux devenu symbole des excès du New Labour (pourtant à l’initiative de Michael Heseltine, vice-Premier ministre conservateur dans le cabinet de John Major). Après avoir rédigé un pamphlet terrible, Sinclair a eu l’idée de consacrer un livre entier à une autre initiative grondant à l’horizon: la M25, autoroute périphérique longue de 188km inaugurée par Margaret Thatcher en 1985, dont il a parcouru à pieds tous ses lieux et non-lieux limitrophes, toujours en bonne compagnie (le cinéaste Chris Petit, l’ex KLF Bill Drummond, le peintre Renchi Bicknell). Oeuvre serpentine et indescriptible, ce document fictif  est à la fois une expérience littéraire toxique et une somme de savoir colossale. Fidèle à son credo psychogéographique de dérive et de rêve éveillé, Sinclair a écrit son livre au fur et à mesure des longs mois d’errance, « vandalisant les énergies endormies par l’acte de production de signes ambulants », en quête paradoxale de… son sujet. Car le psychogéographe est comme l’alchimiste, il s’intéresse moins au résultat qu’au temps qu’il consacre au processus, à la discipline de la répétition. Loin des clichés du promeneur romantique, notre nostalgique acharné fait acte de témoignage sur une Londres en voie de disparition et oeuvre de résistance contre la « magie noire du haut-capitalisme » qui la défigure. Edité en français ces jours par les éditions Inculte, London Orbital est finalement un livre terriblement contemporain, qui dépasse largement le contexte de Londres: « Le flâneur born-again est  une créature rebelle, moins intéressée par les structures, les textures et les conversations philosophiques que par le fait de pouvoir tout remarquer ». On n’attend désormais plus qu’une chose : que Sinclair déménage à Paris pour, enfin, nous la faire voir autrement et, peut-être, l’aimer de nouveau.

jeudi 21 novembre 2024