Dans le volume 1 de la Correspondance de Debord, couvrant les années 1960-64, les références au "spectacle" et au "spectaculaire" s'affirment.
Dans une lettre datée du 25 novembre 1964, il écrit: "Mon livre, La Société du Spectacle, ainsi que celui de Vaneigem, ne paraîtront pas avant l’année prochaine."
L'ouvrage de Debord et celui de Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, ne seront finalement publiés qu'en 1967.
A la même époque où Debord travaille sur son ouvrage, la notion de spectacle, sous son aspect particulier de manipulation des opinions publiques, est "rendue" dans un article du sociologue Jean Cazeneuve intitulé "La fabrication de l'opinion", paru dans le premier numéro de la revue professionnelle Les cahiers de la publicité.
Cette parfaite analyse du phénomène de manipulation de l'opinion par voie médiatique, est un texte court et synthétique. C'est celui d'un professionnel qui s'adresse au milieu
publicitaire et donc sans volonté de le diffuser auprès du grand public. On y trouve nombre des saillies que Debord aurait sûrement aimé reprendre, ou du moins considérées comme analytiquement convergentes à partir de deux positions singulièrement divergentes.
le texte de Cazeneuve est écrit 26 ans avant la parution de La fabrication du
consentement d'Edward Herman et Noam Chomsky, un ouvrage qui était lui -comme celui de Debord- destiné à
ouvrir les yeux du grand public sur ces questions.
Jean Cazeneuve a été le président de la chaîne de télévision TF1 de 1975 à 1978, soit avant sa privatisation. On peut penser que son successeur à la présidence de TF1 privatisée, Patrick Le Lay, a peut-être lu avec intérêt ce
texte inspirant pour proférer sa fameuse saillie concernant le "temps
de cerveau disponible" en 2004.
Jacqueline de Jong, Same Players Shoot Again, vu d’exposition Treize, décembre 2020
L’exposition de Jacqueline de Jong au Stedelijk à Amsterdam en 2019 avait beau être titrée « Pinball Wizard «,
on ne pouvait pas y jouer au flipper dans les salles du musée. Alors
qu’à Paris, jusqu’au 16 janvier, une plus petite exposition de
Jacqueline de Jong dans ce centre d’art
parisien (qui fut déprogrammée deux fois cette année pour cause de
confinement) vous offre la possibilité de jouer à ce que, dans mes
années de lycée pré-anglicisation, on nommait la babasse. D’une part,
c’est un jeu à la fois souple et brutal, érotique et violent, orgasmique
dit-elle (faire tilt …), et un jeu historiquement semi-clandestin, où
on joue contre l’appareil. Mais, et c’est aussi cet aspect là qui
intéresse Jacqueline de Jong, c’est un jeu topologique : mes vieux
souvenirs de maths se réveillent un peu, et je saisis bien l’intérêt que
les Situationnistes trouvaient à la topologie, qui préserve la
structure malgré les déformations et ne prend en compte que les limites
et non les formes. L’artiste, dans une petite vidéo de VPRO datant de sa
trentaine, cite le pénis comme objet topologique idéal, adoptant des
formes (et des rôles) différents selon les situations, avec un volume et
un aspect changeant. Dans The Situationist Times, la revue graphique, colorée, inventive, encyclopédique (tout le contraire du lugubre bulletin de l’IS)
que Jacqueline de Jong édita aprés son départ de l’IS, trois numéros
furent consacrés à des motifs topologiques, le noeud, le labyrinthe et
l’anneau; mais le numéro 7 prévu sur le flipper ne sortit jamais.
Jacqueline
de Jong, The pain is beautiful, série Chroniques d’Amsterdam, 1971,
peinture sur toile, celluloid, bois, charnières en métal
À part y jouer au flipper (un Gottlieb Jungle Queen de 1977), dans
une ambiance joyeuse, l’intérêt principal de cette exposition est
qu’elle reprend donc les documents, lettres, photographies et dessins
qui devaient composer ce numéro 7 sur les flippers. Le flipper est vu
comme un espace dans lequel la balle va dériver, une situation qu’elle
va transformer. C’est la découverte de cet ordinateur jouet, fonctionnant lui aussi avec des billes et des clapets, mais à des fins plus scientifiques, qui rappela à Jacqueline de Jong l’existence de cette documentation oubliée dans un cageot, qui fut d’abord montrée à Oslo en 2017 (puis à Malmö, Silkeborg, et au Stedelijk avant d’arriver à Paris). L’exposition montre aussi d’autres oeuvres de Jacqueline de Jong, sérigraphies Pinball Wizard (l’une au mur du fond sur la photo ci-dessus), tableaux, affiche de Mai 68, et ce tableau valise des Chroniques d’Amsterdam. Avec la revue sont présentées ici des vidéos d’entretiens (visibles ici) de Ellef Prestsaeter (auteur de ce livre de référence sur le sujet; introduction) avec l’artiste feuilletant et commentant les six numéros, sous l’égide du Scandinavian Institute for Computational Vandalism (lequel avait été fondé par Asger Jorn).
Jacqueline de Jong, Entretien avec Gallien Déjean, Aware / Manuella éditions, 2020
Vient de sortir un excellent livre d’entretien de Gallien Déjean avec Jacqueline de Jong (à l’occasion de son prix Aware;
128 pages, dont une quarantaine d’illustrations, 15€). Gallien Déjean,
qui est un des quatre commissaires de cette exposition, y interroge
longuement Jacqueline de Jong sur sa vie, qui fut assez mouvementée dès
son enfance et toujours plutôt bohème (la « baronne gitane « ),
avec une constante volonté d’autonomie et une créativité débordante. Il
l’a fait parler de son art, un peu de ses idées esthétiques (« Je
n’étais pas une grande philosophe quand je peignais », p. 58), et
beaucoup, et fort bien, de l’énergie de ses tableaux, du mouvement qui
les anime et de son inspiration. Le livre étant édité par Aware, il
tente aussi de la faire parler de son intérêt pour le féminisme, mais
sans grand succès : toujours aussi libre, celle que Restany qualifiait
de « la petite situ » (p.60), répond avec sa franchise habituelle : « À
l’époque, pas vraiment … Du point de vue artistique, j’avais tendance à
me méfier de la forme de narcissisme que pouvait induire le féminisme,
que je trouvais emmerdante » (p. 63), disant s’affirmer, lutter en tant
qu’artiste et non en tant que femme. Et (page 31), elle dément tout
« relent sexiste » chez Guy Debord. Livre donc très intéressant, mais
avec une petite bizarrerie : il comprend 145 notes de bas de pages,
certaines sont très utiles et instructives, mais quand on lit, par
exemple, une information aussi utile que « note 10 : Pierre Soulages (né
en 1919), peintre, graveur et sculpteur français » (ou idem pour
Dubuffet, César, Michaux, Ernst, etc.), on sourit.
Document des archives Sanguinetti (avec Guy Debord).
Gianfranco Sanguinetti fut un compagnon de Guy Debord et un des leaders des situationnistes en Italie. Essayiste, il publia sous le pseudonyme Censor un livre titré Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie
dans lequel, prétendant être un haut commis de la bourgeoisie
conservatrice cultivée, il prônait l’alliance entre le patronat et le
Parti Communiste, seul capable de mater les révoltes ouvrières. C’était
un pamphlet sous « faux drapeau », qui trompa tous les
commentateurs. Il est aussi connu pour avoir dévoilé l’implication des
services secrets italiens dans l’attentat de la Piazza Fontana en 1969 dans son texte Le Reichstagbrûle-t-il ?. Dans un autre registre, il a bien connu Miroslav Tichý et a écrit un des plus beaux textes sur lui, Miroslav Tichý, Les Formes du vrai(2011).
Ayant accumulé d’importantes archives sur ces différentes facettes de
sa vie et de ses engagements politiques (au-delà de l’Internationale
Situationniste dissoute en 1972), il les stockait dans sa cave à Prague,
ville où il vit depuis trente ans, et elles étaient inaccessibles aux
chercheurs historiens.
Document des archives Sanguinetti (avec Miroslav Tichý).
En 2013, la maison de vente aux enchères Christie’s vendit pour $650 000 ses archives à la Bibliothèque Beinecke de l’Université de Yale, laquelle avait déjà tenté vainement d’acheter les archives de Guy Debord à sa seconde épouse Alice Becker-Ho (mais la BnF organisa un dîner de donateurs à 10 000€ le couvert pour contribuer à lever la somme demandée par Alice Becker-Ho, et les archives Debord restèrent en France). Beinecke a acquis d’autres archives de situationnistes, dont celles de Jacqueline de Jong (ce qui permit l’édition de ce livre) et les met en libre accès gratuitement aux chercheurs. Un traducteur et éditeur américain de l’univers post-situationniste, Bill Brown, se sentant floué par cette vente, s’insurgea contre Sanguinetti dans une lettre insultante qu’il rendit publique sur Internet (j’avais moi aussi essuyé son agressivité quand il traduisit mon billet sur l’exposition Debord à la BnF).
Vue d’exposition, Lisbonne.
L’artiste du Malawi Samson Kambalu
(né en 1975), alors relativement inconnu, travaillait sur une thèse sur
William Blake à la bibliothèque Beinecke, fut conduit (ou incité) à
s’intéresser aux 62 boîtes des archives Sanguinetti
à Yale (sous le prétexte assez obscur de la psycho-géographie chez
Blake) et entreprit de photographier clandestinement environ 3000 de ces
documents, pendant quatre mois, en contradiction avec les règles de la bibliothèque. Ses motivations exprimées de manière assez confuse dans son discours
étaient de protester contre cette vente, de s’affirmer lui-même comme
situationniste (ou post-situationniste) et, dans une logique de
potlatch, de « rendre les archives à l’Italie », ce qu’il fit en les
exposant à la Biennale de Venise en 2015 dans un stand au titre de Sanguinetti Breakout Area
(les archives concernaient certes beaucoup l’Italie, mais l’avaient
quitté des décennies plus tôt quand Sanguinetti s’était installé à
Prague); il incitait les visiteurs à photographier les documents
présentés et à les partager en ligne. Outre l’ex-galerie
de Kambalu, cette exposition eut le soutien du British Council et de
la Ford Foundation, dont on ignorait jusque-là l’intérêt pour les
situationnistes. On notera au passage la similitude (sûrement
involontaire) de l’expression hyper-nationaliste « rendre à l’Italie »
avec celle de Vincenzo Peruggia, le voleur de la Joconde. On ne manquera
pas de se demander comment, alors que la quasi totalité de l’archive
est en français et en italien, Kambalu, ne parlant aucune de ces deux
langues, a pu faire sa recherche dans ces documents. On remarquera aussi
que l’entrée à la bibliothèque de Yale est gratuite (mais certes
réservée aux étudiants et chercheurs, comme dans toutes les
bibliothèques universitaires) alors que l’entrée à la Biennale de Venise
coûte, je crois, 25€ pour une seule entrée : le passage du monde de la
sélection sur la base des compétences scientifiques à celui de la
sélection par l’argent n’était pas exactement un « retour au domaine
public », au contraire. Et on notera enfin que Kambalu fut payé pour sa
participation à la Biennale, et que de plus il y avait mis en vente
trois exemplaires d’un gros « livre d’artiste », Theses, qui était une simple reproduction d’une partie des archives de Sanguinetti, au prix de 8.500 £ l’exemplaire.
Gianfranco Sanguinetti, Theses, livre compilé par Samson Kambalu à partir des archives et vendu £8500.
À la suite de cette exposition à Venise, Sanguinetti intenta un procès à la Biennale de Venise, qui demanda la mise en cause de Kambalu, et il perdit. La sentence
du juge vénitien Luca Boccuni en date du 7 novembre 2015 semble
davantage être une opinion esthético-morale plutôt qu’une décision
juridique; on peut y lire « l’oeuvre de Kambalu a mis en évidence la
contradiction entre la lutte théorisée contre la marchandisation de
l’œuvre de l’intellect de Sanguinetti et la mise en vente des œuvres de
la part de Sanguinetti » et « l’installation de Kambalu est dédiée à la
« fuite » de Sanguinetti de son idéal situationniste. »
Lettre de Bill Brown à l’exposition de Venise, partiellement occultée.
L’exposition Sanguinetti Breakout Area
qui consiste quasi exclusivement en photographies des documents des
archives que Kambalu tient dans sa main (ce qu’il définit comme son
« intervention artistique ») et d’un livre les regroupant, a ensuite été
montrée en divers lieux ; elle comprend aussi la lettre de Bill Brown,
sans l’autorisation de l’auteur, qui protesta, et à demi dissimulée (car, dit Kambalu, il craignait d’enfreindre le droit d’auteur de Bill Brown !). Ce fut, à 40 ans, le début de la reconnaissance par un certain monde de l’art contemporain de Kambalu en tant qu’artiste, alors qu’il avait peu exposé auparavant. A l’occasion d’une exposition à Ostende au Mu Zee, Kambalu tourna un film de fiction de plus de deux heures représentant un faux procès (ce dont beaucoup ne furent pas conscients, ce journaliste
trouvant même Kambalu « nerveux » dans l’attente du jugement) avec des
acteurs jouant le juge, son greffier, un expert en « situationnisme » et
les avocats, lequel reprend plus ou moins les thèmes du procès
vénitien, mais dans un style moins « stalinien » et plus légaliste. On
notera pour mémoire que tant l’ « expert », Sven Lütticken (dont, sauf erreur, le site personnel ne mentionne aucun texte
dont le titre comprendrait les mots Debord, société du spectacle ou
situationnistes ; en cherchant un peu, on trouve un article dans Grey Room ;
sans doute aurait-on pu trouver des « experts » plus experts …) que
Kambalu utilisent à profusion le mot « situationnisme », mot que les
situationnistes ont toujours récusé, refusant d’en faire une idéologie
en « isme ».
Samson Kambalu, projet pour la 4ème plinthe de Trafalgar Square, maquette dans l’exposition Culturgest.
Culturgest, à Lisbonne, consacre jusqu’au 6 février une exposition à Kambalu. Deux des salles sont allouées au Sanguinetti Breakout Area,
y compris ce film, les six autres salles montrent divers travaux de
l’artiste, des étoffes, des cartes postales, des petits films absurdes
(qu’il définit comme l’esthétiquenyau), et son projet pour la 4ème plinthe de Trafalgar Square (aux lauréats de qualité très inégale),
un homme noir qui refusa en 1914 d’ôter son chapeau devant des Blancs :
peu de choses à en dire. La légitimité fondatrice de Kambalu semble se
réduire à ce Sanguinetti Breakout Area, datant de 2015, le
reste n’ayant guère de densité. C’est l’occasion de rappeler, puisque
cette exposition est à Lisbonne, que, en portugais, situacionista
signifie « celui qui soutient la situation politique dominante », une
définition qui ne s’applique ni à Debord, ni à Sanguinetti, mais qui
pourrait bien convenir à Kambalu.
Capture d’écran du film.
Les arguments
juridiques présentés par Kambalu dans le film et dans ses écrits sont de
trois ordres. Premièrement, Sanguinetti ne serait pas l’auteur de
l’archive, puisqu’elle comprend des lettres signées par d’autres et des
documents dont il n’est pas l’auteur. Tant juridiquement que moralement,
cet argument est rapidement démonté, le créateur d’une archive étant
reconnu comme faisant œuvre d’auteur.
Capture d’écran du film.
Deuxièmement, les situationnistes étaient opposés à la notion même de droit d’auteur, de copyright et la revue Internationale Situationniste portait la mention « Tous les textes publiés dans I.S. peuvent
être librement reproduits, traduits ou adaptés, même sans indication
d’origine ». Cette position de principe des situationnistes est
présentée comme moralement en contradiction avec la volonté de
Sanguinetti de faire respecter ses droits, mais Il y avait dès le début
une ambiguïté évidente : l’anti-copyright avait une valeur purement
discrétionnaire et non juridique, ainsi que le montra l’action contre
l’éditeur italien De Donato,
qui avait publié une fausse traduction de Debord. De plus, il avait été
spécifié pour la revue et non pour les livres : aucun livre de Debord
ne porte cette mention. Et Debord fut publié d’abord par Champ Libre, puis, après l’assassinat de Lebovici,
par Gallimard, Arthème Fayard et Flammarion qui, tous, n’hésitaient pas
à faire respecter ses droits le cas échéant. Cette position de principe
concernant les articles de la revue Internationale Situationniste
(1958-1969) autorisait-elle Kambalu à reproduire ces documents en
licence ouverte ? Alors que le curieux jugement de Venise faisait grand
cas de cet argument, le faux juge d’Ostende dans le film ne le retient
pas : juridiquement, dit-il, Sanguinetti a le droit de changer et
d’avoir sur ce sujet une opinion différente en 2015 de celle de 1969.
Certains pourront sans doute critiquer moralement Sanguinetti sur ce
point, comme le fait Kambalu, et s’étonner qu’il ait porté plainte, mais
tant historiquement que juridiquement, cet argument ne tient pas.
Troisièmement, y
a-t-il eu intervention artistique de Kambalu du fait que ses doigts sont
visibles dans la plupart des photographies des documents ? Le juge du
film (là encore plus prudent que celui de Venise) a soigneusement évité
de définir si c’était là de l’art ou pas, considérant que ce ne pouvait
être là qu’une opinion subjective (et donc à chacun de nous de juger si
l’inclusion de deux doigts, qu’ils soient noirs ou blancs, dans une
photographie constitue un acte artistique). Mais il a considéré qu’il
s’agissait là d’une parodie, n’empêchant pas l’accès à l’original et
basée sur le détournement humoristique, et donc permise par la loi. Sur
ce motif il a débouté Sanguinetti (dont, en tout cas dans ce film,
l’avocate n’était pas de première qualité).
Document des archives Sanguinetti.
Au final, lequel est
le moins situationniste des deux ? Celui qui vend son archive et défend
son droit d’auteur, ou celui qui construit sa notoriété en s’appropriant
l’œuvre de l’autre sous prétexte de critique et de détournement ?
Documents des archives Sanguinetti.
Face aux incongruités
de cette histoire, il faut tenter de poser des questions plus larges :
vu l’incohérence de son discours, Kambalu a -t-il été instrumentalisé,
et par qui ? Fut-ce une opération qui le dépassait et dont il ne fut
qu’un simple outil, bien récompensé ? Y a-t-il un lien avec l’ouvrage de
Jean-Marie Apostolidès dénigrant Debord, Debord le Naufrageur, paru chez Flammarion la même année que la Biennale, et fort controversé (et basé lui aussi en bonne partie sur les archives Sanguinetti, lequel l’a dénoncé
comme une imposture) ? Toute cette affaire semble être une magnifique
illustration de la Société du Spectacle, qui reste un livre
incontournable pour comprendre notre monde.
Note déontologique : l’auteur a contribué un texte à l’exposition d’une partie des œuvres de Tichý de la collection Sanguinetti en 2017 à Marseille.
Dans un esprit kambalusituationniste, les photographies provenant
du site de Kambalu ne sont pas créditées et vous êtes encouragés à les
reproduire et les diffuser.
Les critiques sur l’exposition Guy Debord à la Bibliothèque Nationale
(jusqu’au 13 juillet) portent la plupart du temps sur l’incompatibilité
présumée entre la pensée, la morale de Debord et le fait d’être exposé
dans une grande institution de l’état, d’être désormais récupéré par le
spectacle, reconnu comme une icône nationale, un trésor national, ou,
accessoirement, sur le pactole que sa veuve a reçu pour ces archives et
sur les riches donateurs qui ont contribué à leur acquisition (dans une
lettre du 25 juin 1968 à Michèle Bernstein, Debord n’écrivait-il pas :
«il faut se méfier des gens de l’ex CMDO [le comité de Mai 68 regroupant
situationnistes et enragés] ; il y en a peut-être même qui quémandent
de l’argent dans l’intelligentsia en parlant plus ou moins vaguement de
l’I.S. Il ne faut absolument pas être mélangé à ces fantaisistes. »).
Les critiques portent sur la spectacularisation de Debord, parfois aussi
sur le fait que les autres situationnistes n’apparaissent dans cette
exposition que sous l’angle de Debord, réel ou présumé, et qu’il y a là
une certaine forme de trahison, d’appropriation ; sans compter ceux qui
en profitent pour régler leurs comptes avec la BnF pour des histoires de copyright ou à cause de la procédure de mise à disposition du public de textes inaccessibles (qui soulève un tollé élitiste
que je comprends mal, mais ce n’est pas le sujet), pratiques qui
devraient interdire à la BnF d’exposer Debord, si on les en croit…
Détail d’une photo publiée dans l’I.S. n°5, décembre 1960, p.21. Conférence de Londres de l’I.S.
Avec tous ces a priori, rares sont les critiques qui parlent vraiment
de l’exposition même et du Debord qu’elle laisse entrevoir, trop
dérangeant pour certains peut-être. N’appartenant à aucune des
chapelles, ayant été, comme tout un chacun, émerveillé à vingt ans par
la Société du Spectacle (et aussi par le Traité de savoir-vivre de
Vaneigem, et le décapant De la Misère en milieu étudiant : l’étudiant en
faux rebelle mais vrai conservateur; tous livres que, comme Sollers, je
lisais aussitôt, dans la rue entre la librairie où je les avais achetés
et mon domicile), ayant trouvé dans cette pensée sur le fil du couteau
une antidote vivifiante à la ‘bouillie académico-gauchiste’, comme dit
Assayas, ayant, depuis, un peu lu, j’ai, pour ma part, apprécié cette
exposition (peut-être aussi parce que j’eus le privilège de la visiter
une seconde fois en compagnie de la seule survivante de la photo de
groupe qui fait affiche, Jacqueline de Jong, exclue en 1962).
Inscription de Guy Debord sur le mur de l’Institut, Paris 1953
Je l’ai appréciée d’abord parce que, au-delà de la richesse des
documents présentés (on peut seulement regretter que, dans les 6h45 de
films présentés à côté de l’exposition, manque le très ‘discrépant’
Hurlements), elle s’attache à montrer, à partir des archives, le mode de
pensée et de travail de Debord. La salle ovoïde où sont présentées ses
fiches de lecture,
les citations qu’il recopie et qu’il classe, bristols désormais tous
estampillés en écho de l’ovale rouge BnF comme une Légion d’Honneur, ne
m’a semblé ni une récupération, ni une spectacularisation : le but n’est
pas de lire chacune de ces fiches, mais de montrer visuellement comment
la pensée de Debord s’ancrait dans une impressionnante érudition
littéraire, ce qui est plus aisé dans une thèse que dans une exposition.
On y relève parfois l’annotation ‘det.’ pour détournable… Le
détournement est au centre même de la démarche de Debord, adepte de la
citation, du collage, du montage incongru (pas si loin d’ailleurs des
surréalistes honnis, même si sa pratique en la matière est plus
intellectuelle qu’onirique). Il faut d’ailleurs lire le volume paru chez
Actes Sud, ‘La Fabrique du Cinéma de Guy Debord‘ qui montre éloquemment comment il reprend et détourne des images de toutes origines pour les intégrer à ses films.
Guy
Debord, sans titre, entre 1957 et 1962, collage et peinture selon le
principe des métagraphies lettristes, 53.5x71cm, coll. Michèle Bernstein
L’intéressant est bien sûr la richesse des documents inédits, les
pistes qu’ils ouvriront pour des chercheurs, l’importance des
témoignages (il faut absolument voir les interviews faites par Olivier
Assayas, inédites et dont la diffusion hors exposition n’est pas
programmée). La période formative, les premières années lettristes (une
découverte étonnante au gré des pages : le n°1 du Front de la Jeunesse,
revue lettriste de 1950, appelle à la libération des miliciens
emprisonnés à la Libération), l’Internationale Lettriste (pourquoi
l’appeler lettriste, demande-t-on à Debord puisqu’elle est dirigée
contre le lettrisme ? parce que c’est un mot déjà connu, et que ça sonne
bien, répond-il, déjà adepte du spectacle) sont particulièrement
éclairantes. L’attention donnée à la forme est aussi un fil conducteur à
suivre ici, du nuancier de la couverture métallisée de la revue au soin
extrême avec lequel les tracts sont composés ; il écrit aussi à Jorn en
1957 ces propos révélateurs : « Il nous faut créer tout de suite une
nouvelle légende à notre propos ».
Exemple de détournement de comics
On peut se perdre dans la richesse des documents, s’éterniser dans
les salles si l’on veut tout lire, passer des heures dans le remarquable
catalogue,
découvrir tous les tracts, toutes les proclamations. Mais on peut aussi
se concentrer sur les moments les plus critiques, sur la rupture à la
perpendiculaire de 1961/62 par exemple, quand l’Internationale
Situationniste se transforme d’un mouvement principalement artistique et
poétique en un mouvement principalement politique : au lieu d’élaborer
le spectacle du refus, dit-il alors, il faut refuser le spectacle, ne
pas l’enrichir, mais le réduire. C’est à ce moment que les artistes, en
particulier le groupe Spur, Asger Jorn et Jacqueline de Jong, sont
exclus ; on découvre à quel point la diatribe et l’exclusion sont
essentielles dans le développement de l’IS (pratiques qui rappellent
quelque peu Breton, qui, lui, fit le choix inverse, s’éloigner du
politique). Un des bijoux de l’exposition, fort révélateur, est la
première version de Mémoires, reliée en papier de verre pour détruire
les livres qu’on oserait éventuellement leur juxtaposer.
Jacqueline de Jong, Linogravures, Mai 68
Chacun s’attachera ici aux sujets qui lui sont chers, Mai 68, la
stratégie ou la cartographie, par exemple, ou bien les détournements.
Sur Mai 68 il est fascinant de voir que les situationnistes (avec les
enragés), chassés le 17 mai de la Sorbonne par les leaders étudiants,
ont quasiment disparu de l’histoire du mouvement, car elle fut écrite
essentiellement par des trotskystes et des maoïstes (et Debord reste
aujourd’hui un des meilleurs outils critiques de la bonne conscience de
gauche, quelque peu sous-utilisé, mais si pertinent). La stratégie est
le schéma directeur de l’exposition, aux titres de section guerriers
(Mai 68 : la charge de la Brigade Légère) et qui se termine avec le Jeu
de la Guerre : c’est un choix intéressant, éclairant, mais qui ne
saurait rendre compte de l’ensemble du travail de Debord et qu’il faut
prendre avec un peu de recul.
Guy Debord, Le jeu de la guerre, 1978, cuivre argenté, 34 pièces, 38.5×46.5cm, BnF
La cartographie, les dérives, la psycho-géographie, auraient à mon
sens mérité un peu plus de place tant elles me semblent être un des
principaux ancrages de Debord dans une histoire du flâneur qui va de
Baudelaire à Tichý, mais c’est là une de mes obsessions (Tichý post-situationniste ? Sanguinetti l’a bien connu, a écrit un texte remarquable sur lui et l’a exposé à Prague, et mon récent texte sur sa réception critique a été publié sur le site de dévotion situationniste américain Not Bored!).
La psycho-géographie poétique mène à l’urbanisme, dont la seule trace
ici (mais, rappelons-le c’est une exposition sur Debord, pas sur tout le
mouvement, contrairement à celle d’Utrecht)
est une maquette utopique de Constant, New Babylon, en rapport avec le
camp de gitans hébergé dans sa propriété par le merveilleux
Pinot-Gallizio.
Guy
Debord, The Naked City, « illustration de l’hypothèse des plaques
tournantes en psychogéographique », imprimé à Copenhague, mai 1957; plan
33x48cm, BnF
Debord aurait-il accepté cette exposition ? C’est une question vaine
et sans réponse ; ses veuves, Michèle Bernstein comme Alice Ho l’ont
soutenue. Mais lui ? Lui qui n’aimait rien tant que les losers
magnifiques, Don Quichotte, le consul Geoffrey Firmin, ou Uncle Toby de
Tristram Shandy (et aussi le cardinal de Retz, rebelle à sa classe) ?
Lui qui était si soucieux d’archives et de droit d’auteur, lui qui se
préoccupa de la transmission de ses écrits et les confia à
Buchet-Chastel puis à Gallimard, entreprise culturelle établie par
excellence, se serait-il senti trahi par le travail éclairé, humble et
sensible des deux commissaires ? Trop nombreux sont ceux qui s’arrogent
le droit de parler en son nom, me semblent-il [et on en voit, bien sûr,
bien des exemples dans les commentaires, ici et ailleurs].
On en sort la tête pleine et dans les nuages, subjugué par la
dimension à la fois intellectuelle, politique et artistique de Guy
Debord (et de ses compagnons) en se demandant qui aujourd’hui parvient à
combiner cette position politique et cette force artistique (dans la
forme et le style autant sinon plus que dans le fond) : sûrement pas les
‘pro-situs‘
contemporains, idolâtres dogmatiques et vieillots (comme le site
américain intervenant ci-dessous), ni les artistes qui prétendent parler
de politique en récupérant des slogans, comme Claire Fontaine, ou en se marketant en contradiction totale avec leur propos (comme Société Réaliste).
Non, personne, en tout cas en Occident, et c’est sans doute la preuve
ultime que Debord avait raison, que la société du spectacle a gagné, et
que cette exposition se justifie parfaitement.
Photos 3, 4, 6 & 7 de l’auteur; photos 1 & 8 courtoisie de la BnF.
Dopo quarant'anni di censura sul Movimento del 1977,
il Museo di Roma in Trastevere dedica a quegli avvenimenti una mostra
che rimarrà aperta fino al 14 gennaio 2018. In occasione di questa
mostra le edizioni Postcart pubblicano un libro sullo stesso argomento.
Dal catalogo che accompagna la Mostra, presentiamo qui di seguito lo
scritto di Gianfranco Sanguinetti - UN ORGASMO DELLA STORIA: IL 1977 IN ITALIA. Digressioni sul filo della memoria di un ex-situazionista.
Un testo che - proprio adesso nel momento in cui la strada che dal '68
ha portato al '77 ed al presente può essere vista nella giusta
prospettiva storica - permette di poter finalmente coniugare teoria
politica e ribellione. Pubblico il testo su questo blog cercando di
dare alla cosa la maggior diffusione possibile, ringraziando Gianfranco
per quanto ha scritto e per la sua amicizia.
UN ORGASMO DELLA STORIA: IL 1977 IN ITALIA - Digressioni sul filo della memoria di un ex-situazionista - di Gianfranco Sanguinetti
“Mi trovan duro? Anch’io lo so Pensar li fo…” ( Vittorio Alfieri, Epigrammi, 1783.)
La catastrofe delle ideologie. Ci
sono stati due 1977 in Italia, uno dei quali non fu altro che l’estremo
sussulto, il rantolo di morte delle illusioni, delle menzogne e dei
crimini di cui erano portatrici e beneficiarie le burocrazie
filosovietiche e filocinesi, e i loro seguaci locali, che costituivano
ancora la zavorra ideologica e la falsa coscienza dei gruppuscoli a
pretese estremiste nati dalle ceneri del 1968. Fin dal 1969 i situazionisti italiani affermavano, nell’editoriale della rivista «Internazionale Situazionista», che:“La
critica dell’ideologia è la premessa di ogni critica... Bisogna
tuttavia accelerare il processo di decomposizione del “marxismo”
(operaismo--burocratismo, sottosviluppo teorico--ideologia del
sottosviluppo)... Per prendere coscienza del proprio contenuto, il
conflitto sociale contro le condizioni moderne della sopravvivenza fa
venire a galla tutte le carogne del passato di cui provvede a liberare
il campo… Il consumo dell’ideologia deve sostenere una volta di più
l’ideologia del consumo… Dalle idee ai fatti non c’è che un passo. Le
azioni le miglioreranno… Ma nel movimento presente l’I.S. prefigura in
pari tempo l’avvenire del movimento stesso. Quando tutte le condizioni
interne saranno adempiute… per sopprimere la divisione delle classi e le
classi stesse, la divisione del lavoro e il lavoro stesso, e per
abolire l’arte e la filosofia realizzandole nella creatività liberata
della vita senza tempo morto, quando solo il meglio sarà sufficiente, il
mondo sarà governato dalla più grande aristocrazia della storia,
l’unica classe della società e la sola classe storica dei padroni senza
schiavi. Questa possibilità ricorre forse oggi per la prima volta. Ma
ricorre”[*1].
Les Éditions Allia, Gérard Berréby, Danielle Orhan et Dominique Thomas ont annoncé « avec une profonde tristesse
» la disparition de Gianfranco Sanguinetti, survenue à Prague, en
Tchéquie, le 3 octobre 2025, à l’âge de 77 ans. Écrivain, poète et
penseur critique, l'Italien né à Pully, dans le canton de Vaud en
Suisse, fut l’une des grandes figures de la pensée révolutionnaire
européenne et un acteur marquant du mouvement situationniste.
Issu d’une famille aisée propriétaire du groupe
alimentaire Arrigoni, il grandit dans un milieu mêlant confort matériel
et engagement politique. Sa mère, Teresa Mattei, fut une députée
communiste et ancienne résistante italienne, figure de la lutte
antifasciste. Son père, Bruno Sanguinetti, décéda en 1950, laissant
plusieurs héritiers issus de différents mariages.
Le “Véridique rapport”, ouvrage culte
Dans les années soixante, Gianfranco Sanguinetti s’engage dans les
mouvements intellectuels et politiques qui bouleversent l’Europe. En
janvier 1969, il fonde à Milan, avec Claudio Pavan et Paolo Salvadori,
la seconde section italienne de l’Internationale situationniste, bientôt
rejointe par le Vénézuélien Eduardo Rothe.
Cette section se distingue dès décembre 1969 lors de l’attentat de la
piazza Fontana à Milan, qui fit seize morts et plus de quatre-vingts
blessés, en publiant un tract retentissant intitulé Il Reichstag brucia ? (« Le Reichstag brûle-t-il ? ») où elle accuse directement l’État italien d’être responsable du massacre.
Dans le climat de tension extrême qui s’installe alors en Italie,
marqué par la stratégie de la tension, les violences politiques et les
manipulations des services secrets, Gianfranco Sanguinetti devient une
figure surveillée et controversée. Ses positions radicales, son ton
pamphlétaire et ses liens avec les milieux intellectuels
révolutionnaires européens, notamment en France, attirent rapidement
l’attention des autorités.
Engagé dans un dialogue constant avec les penseurs de
l’Internationale situationniste, il participe à plusieurs réunions entre
militants italiens et français, s’imposant comme un relais entre les
deux scènes. C’est dans ce contexte de surveillance et de méfiance
croissante qu’il est expulsé de France en juillet 1971 par décision du
ministère de l’Intérieur.
Il reste cependant proche de Guy Debord, figure centrale du
mouvement. Ensemble, ils participent à l’acte de dissolution de
l’Internationale situationniste, proclamé en avril 1972 dans La Véritable Scission dans l’Internationale,
texte fondateur signé des deux hommes. Tout au long des années
soixante-dix, Sanguinetti poursuit avec son camarade des actions
intellectuelles et politiques subversives, cherchant à prolonger la
critique du capitalisme et de la société du spectacle.
En août 1975, il envoie à plus de cinq cents personnalités italiennes une brochure signée sous le pseudonyme de « Censor », intitulée Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie.
Sous les traits d’un notable conservateur, il y déploie un discours
d’un cynisme implacable, révélant les stratégies des dominants et
feignant de prôner, au nom du réalisme politique, l’entrée des
communistes au gouvernement aux côtés des démocrates-chrétiens. Ce
texte, à la fois pamphlet et piège intellectuel, provoque la stupeur en
Italie. Traduit en français par Guy Debord, il est publié chez Champ
Libre en 1976 et devient un ouvrage culte de la critique sociale.
Une œuvre dense et critique
En 1980 paraît Du terrorisme et de l’État, ouvrage dans
lequel Gianfranco Sanguinetti expose le rôle joué par les services
secrets italiens dans les activités des Brigades rouges. Ce livre,
publié en français au Fin Mot de l’Histoire, confirme son audace
intellectuelle. Cependant, l’interprétation qu’il propose de
l’enlèvement d’Aldo Moro en 1978 provoque sa rupture définitive avec Guy
Debord. Par la suite, Sanguinetti se détourne des cercles militants et
se consacre à des activités immobilières, sans jamais renoncer à la
critique du pouvoir et des institutions, malgré tout.
Au fil des décennies, il demeure un observateur acerbe de l’époque et un esprit libre. À partir de décembre 2015, il anime sur Mediapart un blog intitulé Le chat et la souris,
où il publie articles, réflexions et pamphlets. Le 16 janvier 2016, il y
exprime notamment son profond désaccord avec la biographie de Guy
Debord écrite par Jean-Marie Apostolidès, parue quelques mois plus tôt,
qu’il accuse de trahir la pensée et la personnalité de son ancien
compagnon de route.
Outre La Véritable Scission dans l’Internationale, Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie, et Du terrorisme et de l’État de 1980, parmi ses principaux ouvrages et textes figurent Le Secret, c’est de tout dire ! paru en 1989 chez Allia sous le pseudonyme de Gianni Giovannelli, Le Doge, souvenir en 2012, De l’utilité du terrorisme en 2015, ou encore Le despotisme occidental (à propos du coronavirus).
Sanguinetti fut aussi un passeur de textes. Il a rédigé des préfaces pour Jason Rhoades, 1724, Birth of the Cunt en 2004, Isidoro La Lumia, Histoire de l’expulsion des juifs de Sicile 1492 publié chez Allia en 2015, et Giuseppe Rensi, Contre le travail paru en 2017. En 2022, il signe la postface du livre de sa mère, Il distillato della felicità. Un miracolo a Milano.
Installé à Prague au cours des dernières années de sa vie, il y
poursuivait une existence discrète mais demeurait attentif à l’évolution
du monde.
La pensée radicale a
perdu l’une de ses voix les plus corrosives. Gianfranco Sanguinetti,
membre légendaire de l’Internationale situationniste (IS) et critique
implacable de la société du spectacle, est décédé à Prague le 3 octobre,
à l’âge de 77 ans. Figure fondamentale des débats politiques et
esthétiques qui ont marqué la génération de 1968, Sanguinetti était non
seulement un théoricien gênant pour le pouvoir, mais aussi un écrivain
d’une rare précision et ironie, dont l’œuvre a simultanément défié
l’État italien et certains mouvements révolutionnaires de son époque. Sa
trajectoire, marquée par un engagement intransigeant dans le travail du
négatif, laisse un héritage qui continue d’interpeller, éthiquement et
politiquement, toutes les formes d’indulgence envers le « mensonge
généralisé » qui structure le monde du spectacle décrypté par les
situationnistes.
Né en 1948 en Suisse, Gianfranco était le fils de Teresa
Mattei et Bruno Sanguinetti, tous deux partisans actifs de la Résistance
antifasciste en Italie. Teresa, pédagogue de formation, a été élue à
l’Assemblée constituante par le Parti communiste italien (PCI) en 1946.
Son père, Bruno, était d’origine juive et fils d’un grand propriétaire
dans l’industrie alimentaire. Intellectuel spécialiste de la littérature
française, diplômé en ingénierie et en physique, il a contribué à la
fondation du Gruppo Antifascista Romano et est devenu l’un des principaux bailleurs de fonds du PCI pendant la Résistance.[1]
Dès son plus jeune âge, la vie de Gianfranco semble avoir suivi la circonférence du temps vers le centre de l’opportunité
dont parlait Baltasar Gracián. Sa formation politique et culturelle
s’est déroulée entre la fin de la Résistance antifasciste — dans
laquelle ses parents ont joué un rôle de premier plan — et le retour des
luttes ouvrières et étudiantes de l’« automne chaud » de 1969. Ce
nouveau cycle remettait en jeu les aspirations révolutionnaires
endormies depuis le biennio rosso (biénio rouge) de 1919-1920 et
qui, par ironie des nouvelles circonstances, conduiraient le jeune
Sanguinetti — alors âgé de vingt ans — à une rupture radicale avec
l’antifascisme communiste de la génération de ses parents.
Les années pré-situationnistes
Avant même d’avoir atteint l’âge de quinze ans, Gianfranco comprenait
déjà les nouvelles formes prises par la lutte des classes à son époque.
Ces transformations étaient façonnées non seulement par la crise de la
société bourgeoise et du capitalisme italien de l’après-guerre, mais
surtout par l’émergence d’un nouveau prolétariat. Précaire et déconnecté
des intérêts directs de la production, ce groupe commençait à menacer
la position dominante de l’ouvrier industriel en tant que sujet
révolutionnaire par excellence. De cette manière, l’hégémonie des
communistes à la tête des organisations partisanes et syndicales
ouvrières était remise en question, ainsi que l’orthodoxie marxiste
dominante elle-même, qui privilégiait les luttes économiques et
politiques au détriment des aspects socioculturels des conflits et des
luttes sociales.
Conscient de l’effondrement des valeurs traditionnelles, tant
bourgeoises qu’ouvrières, Gianfranco commença à fréquenter, vers 1966,
les réunions du Gruppo 63, un mouvement de jeunes écrivains qui
rompait avec les cadres académiques du néoréalisme italien par une
appropriation expérimentale du langage. Inspiré par le mouvement
pacifiste Green Wave de Joan Baez aux États-Unis, par la contre-culture beatnik et par les provos néerlandais, il forma, avec un groupe de jeunes hippies, le mouvement italien du même nom, Onda Verde. Les beatniks
milanais défendaient des causes liées aux intérêts de la jeunesse,
telles que l’abolition du service militaire obligatoire, le droit à
l’avortement, au divorce et au mariage homosexuel. Ils agissaient dans
les lycées et utilisaient des méthodes telles que les occupations et les
happenings politico-esthétiques. À la fin de l’année 1966, l’alliance entre Onda Verde et un groupe similaire, appelé Mondo Beat,
allait représenter un pas qualitatif vers des formulations théoriques
situationnistes. Lorsque le dernier numéro du magazine éponyme édité par
ce groupe fut publié par Feltrinelli — la plus grande maison d’édition
de gauche en Italie —, les sirènes de la « récupération » retentirent.
Ce concept, approprié dans les lectures collectives de la revue Internationale Situationniste, s’imposait alors comme l’antidote à l’appropriation des luttes étudiantes par des sujets extérieurs à celles-ci.
En 1967, Gianfranco et d’autres camarades lycéens – parmi lesquels
Claudio Pavan et Paolo Salvadori, futurs membres de l’IS – se joignirent
au projet de la revue S. Cette publication, initiative du
professeur milanais Carlo Oliva, proposait de renouveler le marxisme
économiciste prédominant dans les partis de gauche. C’est par le biais
de S que la théorie situationniste est arrivée dans les
universités italiennes, se diffusant dans le contexte du vaste mouvement
d’occupations universitaires qui a éclaté à Turin à la fin de cette
année-là et s’est étendu à d’autres villes. Sous l’impulsion de Mai 68,
la contestation sociale en Italie s’est prolongée pendant une décennie,
devenant connue en France sous le nom de Mai rampant. Bien que la revue
de l’IS ne comptait pas encore plus de vingt abonnés dans tout le pays,
sa théorie a néanmoins eu un impact intense sur les milieux étudiants
italiens du secondaire et de l’université.[2]
Les années situationnistes
À la fin de l’automne 1968, le groupe de Gianfranco rédigea Dialletica della putrefazione e del superamento,
une analyse du mouvement étudiant fortement influencée par la théorie
situationniste, ainsi que par les thèses conseillistes de la gauche
germano-néerlandaise de la première moitié du XXe
siècle (Pannekoek, Gorter et autres). Alors qu’en France, le mouvement
révolutionnaire était vaincu par l’impact des « accords de Grenelle »,
l’Italie avançait vers une situation de crise révolutionnaire. Au moment
où les situationnistes français dressaient le bilan de la crise de
mai-juin 1968 et s’engageaient dans un débat sur l’organisation et le
rôle de l’IS dans les luttes futures, Sanguinetti, Pavan et Salvadori
prirent contact avec la section française de l’organisation, alors
dirigée par Guy Debord. C’est ainsi que fut constituée la section
italienne, même si elle n’était composée que des trois membres milanais.[3]
Le premier – et unique – numéro de la revue Internazionale Situazionista
fut publié en juillet 1969. Le contenu impressionna les membres de la
section française, en particulier Debord, qui écrivit à l’époque : « Je
ne crois pas que quelque chose d’aussi puissant ait été écrit en Italie
depuis Machiavel ».[4]
Gianfranco avait la vision la plus lucide et le répertoire théorique
le plus solide parmi les jeunes membres de la section italienne, qui,
dans sa petite tendance, accueillerait également le Vénézuélien Eduardo
Rothe, le seul Sud-Américain à intégrer l’IS. L’intensification des
luttes ouvrières entre 1968 et 1969 — marquée par des grèves
antisyndicales chez FIAT, Pirelli, Oficina 32 de Mirafiori et à la RAI ;
par la construction de barricades à Milan, Caserte, Turin et Naples ;
par des révoltes dans les prisons, l’insurrection de Battipaglia, des
émeutes de rue en Sardaigne et la création de comités de base dans les
usines — a conduit à la convocation d’une grève générale pour le
19 novembre 1969. À cette occasion, les situationnistes italiens
affichent sur les murs de Milan un manifeste intitulé Avviso al proletariato italiano sulle possibilità presenti della rivoluzione sociale,
qui résumait les principaux aspects de la crise révolutionnaire en
cours, expliquait les intérêts en jeu et appelait à la formation de
conseils ouvriers.
Lorsque, le 12 décembre 1969, une bombe explosa à la Banque de
l’Agriculture, également à Milan, les situationnistes dénoncèrent, dans
le feu de l’action, la provocation de l’État italien — ce qui ne fut
toutefois prouvé qu’en 1990 par le Premier ministre de l’époque, Giulio
Andreotti. À partir de ce moment, comme l’a observé McKenzie Wark,
l’expérience de Sanguinetti avec la politique révolutionnaire et l’État
« était, plus encore que celle de Debord, principalement liée à sa
fonction policière ».[5] En effet, dès son adolescence, Gianfranco avait été arrêté (sur
ordre du délégué milanais Luigi Calabresi, assassiné en 1972) pour avoir
hissé le drapeau de la République espagnole de 1936 devant le ministre
franquiste Manuel Fraga Iribarne, au Palais royal de Milan. En 1971, il
fut expulsé de France, période durant laquelle il fut également
confronté à une série de provocations policières et néofascistes en
Italie. C’est pourquoi Sanguinetti figure comme coauteur du document de
dissolution de l’IS, rédigé par Debord et publié en 1972, en signe de
solidarité et de soutien à son ami milanais. Entre 1975 et 1976,
Gianfranco est à nouveau emprisonné en Italie et expulsé de France, mais
cette fois pour une autre affaire.
Les années post-situationnistes
En mars 1975, Gianfranco est interpellé alors qu’il se rend à
Florence avec sa compagne Katharine Scott et arrêté pour port d’armes
illégal — naturellement déposé dans le véhicule par les policiers. Au
cours des quatre jours de détention et d’interrogatoires, plusieurs
perquisitions sont menées au domicile d’anciens membres de la section
italienne de l’IS. Mario Masanzanica, propriétaire de la voiture que
Gianfranco conduisait au moment de son arrestation, fut également visé
par la législation « antiterroriste » et arrêté sous l’accusation
inhabituelle d’être le « tueur » de l’IS, bien qu’il ait été libéré deux
mois plus tard faute de preuves. À cette époque, l’État italien
orchestrait une campagne de calomnie, relayée par la presse, qui
cherchait à associer les situationnistes tant au « terrorisme noir »
anarchiste qu’au « terrorisme rouge » des Brigate Rosse. Mais
Gianfranco et Katharine transportaient avec eux quelque chose de plus
important que des bombes ou des armes de guerre : le manuscrit du
pamphlet Rapporto veridico sulle ultime possibilità di salvare il capitalismo in Italia.[6] En 2017, Gianfranco a révélé comment Katharine avait caché le
manuscrit dans l’étui de son violon, qui était passé inaperçu lors du
contrôle policier à la prison pour femmes de Florence. Dans ce contexte,
le potentiel subversif du pamphlet pouvait coûter à Gianfranco et à sa
compagne plus de douze ans de prison, peine prévue pour le port illégal
d’armes. Mis à l’abri des mains de l’État, le manuscrit a été
soigneusement préparé par Gianfranco à la bibliothèque de Bergame.
Une fois terminé, le Rapporto de Sanguinetti fut d’abord
publié en Italie sous le pseudonyme de Censor, un bourgeois cynique et
ultraconservateur fictif. Son objectif était de démontrer à quel point
il était utile pour l’État italien de recourir au terrorisme pour sauver
le capitalisme de la faillite et de la subversion prolétarienne qui
entraînait le pays vers la guerre civile. Dans le même temps, le texte
critiquait les erreurs policières et juridiques successives commises
lors des enquêtes sur le massacre de la Piazza Fontana, tout en
conseillant aux dirigeants de la Démocratie chrétienne d’utiliser à leur
avantage la vaste expérience acquise par les communistes dans le
contrôle de la classe ouvrière.
Conçu en collaboration avec Debord — qui traduisit le pamphlet en
français —, Gianfranco reprit une méthode utilisée en 1841 par Bruno
Bauer et Karl Marx contre la droite hégélienne, se proposant de
« provoquer un État de provocateurs ».[7] Les deux textes recourent à l’ironie et à la dénonciation pour
dévoiler les contradictions des formes idéologiques dominantes qui
masquent la réalité sociale. Bauer et Marx critiquaient la philosophie
de la droite hégélienne pour sa fonction idéologique, tandis que
Sanguinetti et Debord utilisaient stratégiquement l’ironie pour exposer
l’hypocrisie des élites italiennes. Ces dernières, représentées par la
figure du « banquier humaniste » Raffaele Mattioli (à qui Censor dédie le Rapporto), symbolisaient parfaitement la contradiction entre l’apparence bienveillante et la réalité oppressive du capitalisme.
En décembre 1975, après avoir trompé toute la presse italienne – qui a
repris sans le savoir le pamphlet dans tous ses médias –, Sanguinetti
annonce publiquement l’inexistence de Censor, révélant les véritables
motivations de sa provocation. L’opération visait à démontrer, de
manière expérimentale et rigoureusement logique, à quel point il est
facile de tromper la population en utilisant les mêmes méthodes de mise
en scène que celles employées par le terrorisme d’État. Pour ce faire,
Gianfranco a appliqué la méthode de l’ennemi contre lui-même, en créant
un pamphlet sous fausse bannière comme prétexte pour « dire
l’indicible ». En dévoilant la supercherie, il a trompé les
professionnels de la tromperie de l’État, approfondissant encore
davantage le discrédit des institutions auprès des classes populaires.
Gianfranco allait encore faire l’objet d’une deuxième expulsion du
territoire français, après avoir été reconnu par les autorités
frontalières à bord d’un train de nuit à destination de l’Italie. Cet
épisode mit Debord en colère, qui persuada son ami italien d’acheter,
par l’intermédiaire de Gérard Lebovici — propriétaire des éditions Champ
Libre —, une demi-page dans le journal Le Monde. Une déclaration de
soutien à Sanguinetti y fut publiée le 24 février 1976. Empreinte d’un
humour qu’André Breton qualifierait de « swiftien » – celui qui provoque
le rire sans toutefois y participer –, l’intervention médiatique de
Debord s’inscrivait dans la recherche d’un nouveau théâtre d’opérations
pour la théorie situationniste après la fin de l’organisation. Cette
forme précurseur de l’anti-publicité moderne exprimait, par le biais
d’un détour, une stratégie d’action post-situationniste : retourner les armes du spectacle contre le spectacle lui-même.
C’est au cours de ces années que la force qualitative de la théorie
formulée par l’IS a eu son plus grand impact sur le territoire italien,
grâce au partenariat stratégique entre les deux hommes. Cette amitié,
que Debord avait coutume d’associer à celle de Marx et Engels
(Gianfranco étant le riche ami de la relation), a perduré dans les
années qui ont suivi la fin de l’IS, jusqu’à ce qu’elle commence à se
détériorer en raison d’une campagne de diffamation menée par Debord
contre Sanguinetti.
En 1979, tous deux ont publié leurs analyses sur la situation
italienne, dans lesquelles ils abordaient directement la question du
terrorisme dans le pays, en mettant l’accent sur les actions des
Brigades rouges et sur l’enlèvement et l’exécution du Premier ministre
Aldo Moro, du parti démocrate-chrétien. Debord souhaitait que son ancien
compagnon de l’IS publie ses thèses en Italie pendant l’enlèvement,
afin d’exposer à l’opinion publique la manipulation des Brigades par les
services secrets de l’État. Cependant, Sanguinetti ne l’a fait qu’après
la fin de l’épisode, cinq mois après que Debord ait publié en France
ses propres thèses — dans lesquelles tant le mouvement de 1977 que le
livre de Sanguinetti de 1975 sont omis[8]
À partir de ce moment, Debord non seulement rompit toute relation
avec Sanguinetti, mais commença également à nourrir et à répandre des
soupçons à son sujet. Convaincu que son ami n’avait pas suivi ses
conseils sous l’influence de son avocat — une personne considérée avec
méfiance par l’ancien situationniste français —, Debord, sans jamais
présenter la moindre preuve à l’appui de ses soupçons, répandit parmi
les traducteurs et les éditeurs d’Europe occidentale la fausse
information selon laquelle cette personne pourrait être un agent de
l’État. Ce n’est qu’en novembre 2012 que, dans une lettre adressée à
l’ex-situationniste tunisien Mustapha Khayati,[9] Gianfranco s’est exprimé sur la controverse, révélant l’identité
de son ami et les raisons de son silence face aux affirmations
calomnieuses diffusées par Debord.
Ariberto Mignoli (le « Doge ») était un juriste italien et professeur
d’université, spécialisé dans le droit des sociétés et les opérations
financières importantes. Il possédait une culture humaniste très riche :
il connaissait les langues classiques (« mortes ») et modernes
européennes, lisait de la littérature dans plusieurs langues, avait une
mémoire très développée et une rectitude morale très marquée. Bien qu’il
ne fût pas un révolutionnaire au sens classique du terme, il n’était
pas conformiste et conservait une attitude critique à l’égard du pouvoir
politique et des classes dirigeantes. Sanguinetti fit appel à lui en
1971 en tant qu’avocat « incorruptible » pour résoudre des questions
familiales. Cependant, Mignoli finit par participer de manière décisive à
l’opération Censor, en suggérant de réaliser une édition limitée et de
luxe, sur papier spécial et avec une couverture rigide, fournissant même
la liste des destinataires auxquels le pamphlet serait envoyé (parmi
lesquels le pape Paul VI). Mignoli l’a également défendu juridiquement à
plusieurs reprises lors de persécutions, aidant Sanguinetti à échapper
aux pièges policiers et judiciaires. Censor est, en fin de compte, un
personnage inspiré à la fois de Debord et de Mignoli, reflétant la
figure idiosyncrasique d’un Kropotkine à l’envers : non pas comme un
aristocrate subversif, mais comme un subversif aristocrate.
Sanguinetti répond aux soupçons de Debord avec ironie et mépris, les
traitant d’absurdes, d’infondés et révélateurs de la dégénérescence
paranoïaque de Debord dans les années qui ont suivi la dissolution de
l’IS. Il nie catégoriquement que Mignoli ait pu être un agent de l’État
et le décrit au contraire comme un homme intègre, cultivé, généreux et
d’une intelligence supérieure, dont la vie et le caractère seraient
incompatibles avec tout service d’espionnage : « Cet homme que Debord,
dans son ivresse et son délire, a osé qualifier d’« agent secret » était
en réalité le plus transparent et le plus noble des êtres humains. Un
avocat incorruptible, un esprit libre, incapable de se vendre à quelque
pouvoir que ce soit. Que Debord, avec sa manie croissante de
persécution, en soit venu à voir en lui un espion ne fait que confirmer
l’état de confusion et de ruine dans lequel il était tombé ». Dans un
autre passage, Sanguinetti observe encore — avec ironie — que si Mignoli
était vraiment un agent, « nous devrions alors revoir toute l’histoire
des services secrets italiens, car il n’y a jamais eu d’espion aussi
sage, aussi généreux et aussi peu intéressé par l’argent ».
À 28 ans, Sanguinetti a participé activement au mouvement de 1977 à
Rome et à Bologne, témoin de la répression sans précédent qui a mis fin à
cette expérience. Poursuivant son travail de démystification, commencé
avec le Rapporto de 1975, Gianfranco a publié en 1979 Del terrorismo e dello Stato.
Dans cet ouvrage, il dénonce pour la première fois le recours au
terrorisme sous fausse bannière par les appareils d’État, en particulier
en Italie, dans le but de réprimer et écraser les mouvements de
contestation radicale de 1969 et 1977. Le livre a été réédité aux
États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001, étant considéré
comme une théorie prémonitoire sur le modus operandi de la « guerre contre le terrorisme » qui a inauguré le XXIe siècle.
Les dernières années
Conspirationnisme mis à part, dans les dernières années de la guerre
froide, entre 1989 et 1991, Gianfranco a mené des recherches
indépendantes en Russie, en Lituanie et en République tcheque. Il
s’installe ensuite définitivement à Prague où il a résidé jusqu’à sa
mort, se déplaçant fréquemment entre Paris (où il a collaboré avec son
ami Gérard Bérreby aux éditions Allia) et la région de Toscane, pour
gérer les propriétés rurales de la famille. Après une pause de dix ans
dans ses interventions publiques, Sanguinetti recommence à publier des
essais politiques dans la presse alternative européenne, dénonçant
l’émergence d’une nouvelle forme de domination : le « despotisme
occidental ».[10]
Ce despotisme serait le rival de l’ancien « despotisme oriental »,
analysé par le théoricien et critique allemand Karl August Wittfogel à
la fin des années 1950. Selon Sanguinetti, le nouveau despotisme est né
de la dissolution de l’URSS et, simultanément, de la mort de l’État de
droit dans les pays occidentaux. Cela a donné lieu à un état d’urgence
perpétuel et généralisé, marqué par la prolifération orchestrée de coups
d’État silencieux impliquant la cooptation et l’infiltration des luttes
sociales, ainsi que des techniques de stabilisation et de
déstabilisation juridiques et politiques des gouvernements minimalement
démocratiques en vue de leur remplacement par des régimes autocratiques.
En 2017, Sanguinetti a participé à une grande exposition organisée au
Musée de Rome, à Trastevere, intitulée « 77 ». À cette occasion, il a
signé l’essai Un Orgasmo della Storia : il 1977 in Italia, publié en tant que texte d’ouverture du volume Il Piombo e le Rose,
organisé par Tano D’Amico, Pablo Echaurren, Claudia Salaris, entre
autres, la même année. Ce texte contenant d’importantes informations
autobiographiques, je le recommande à ceux qui s’intéressent à son
« œuvre-vie » — terme qui définit le prolongement de l’expérience vécue
dans le domaine de la création, qui, en apparaissant comme une œuvre,
engendre à son tour de nouvelles formes d’existences.
En ce sens, Sanguinetti peut également être considéré comme un précurseur des cultures contemporaines prankster ou jamming.[11] Peu après l’opération Censor, Pier Franco Ghisleni a publié en
Italie une fausse édition de la maison d’édition Einaudi, « signée » par
Enrico Berlinguer, alors secrétaire général du PCI. Dans la même veine,
le groupe qui éditait le magazine Il Male a publié et diffusé dans le pays une série de faux journaux, comme le populaire Corriere della Sera.
Dans une interview encore inédite — la deuxième et dernière qu’il ait
accordée de sa vie —, Gianfranco raconte avoir rencontré à plusieurs
reprises à Paris Jacques Servin (pseudonyme d’Andy Bichlbaum), membre du
groupe américain Yes Men. Servin lui a confirmé l’influence de
l’opération Censor sur ses films et sa création de situations, qu’ils
appellent « correction d’identité », et que Gianfranco, quant à lui,
qualifiait d’« imposture subversive ». Voyant dans cette forme
d’activisme un élargissement des « luttes hybrides » et des « guerres
asymétriques » contemporaines, Sanguinetti soutient que : « En usurpant
une identité « respectable », car respectée par le courant dominant,
puis en lui faisant dire des choses aussi indicibles que vraies, nous
les obligeons à admettre des évidences scandaleuses : un peu comme l’a
fait Jonathan Swift lorsqu’il a proposé de cuisiner l’excédent d’enfants
pauvres irlandais, afin de résoudre définitivement le problème de la
pauvreté en Irlande ».[12]
On sait que la gloire posthume est le sort réservé à ceux qui sont inclassables,
comme l’a observé Hannah Arendt en rendant hommage à la mémoire de
Walter Benjamin. Rien ne garantit cependant qu’il en ira de même pour la
figure iconoclaste de Sanguinetti. Ses archives personnelles sont
aujourd’hui conservées à la Beinecke Rare Book and Manuscript Library
de la traditionnelle université de Yale, aux États-Unis, pays modèle du
nouveau despotisme qu’il dénonçait dans ses dernières années. Ce
contexte a rendu difficile l’accès des chercheurs et chercheuses à la
périphérie du spectacle à ce véritable trésor de la subversion
internationale. Une bonne façon de rendre hommage à la mémoire de
Gianfranco Sanguinetti serait donc de trouver des moyens d’élargir
l’accès à ses archives. Or, c’est exactement le contraire qui se produit
aujourd’hui : on assiste à une réduction des bourses accordées aux
chercheurs indépendants et à une restriction des visas d’immigration
pour les étrangers. Reste à savoir : par quels moyens serait-il alors
possible d’y accéder ?
La biographie intellectuelle et politique de Sanguinetti n’offre ni
réponses ni modèles, seulement des pistes et des énigmes qui dispensent
de la nécessité d’avoir des héritiers ou des continuateurs. Il suffit de
suivre la devise : DISSIMILIVM INFIDA SOCIETAS.[13]
Erick Corrêa
[1] Cf. Patrizia Pacini. Teresa Mattei : una donna nella storia : dall’antifascismo militante all’impegno in difesa dell’infanzia. Firenze : Consiglio Regionale della Toscana, 2009.
[2] Cf. Miguel Amorós. Brève histoire de la section italienne de l’Internationale Situationniste. Paris : Paroles des jours, 2009.
[3] Rappelons
que l’IS a été fondée le 27 juillet 1957 en Italie (Conférence de Cosio
d’Arroscia), et qu’elle a compté dès ses débuts sur la figure
avant-gardiste de l’artiste italien Pinot-Gallizio (inventeur de la
« peinture industrielle »), qui sera plus tard exclu de l’organisation
(en juin 1960) à la suite de luttes internes contre ses tendances
artistiques. Cf. Jean-François Martos. Histoire de L’Internationale Situationniste. Paris : Ivrea, 1995.
[4] Correspondance vol. 4 (1969-1972). Paris : Fayard, 2004, p. 107.
[5] The spectacle of disintegration. Londres : Verso, 2013, p. 109.
[7] Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie. Paris : Champ Libre, 1976, p. 183.
[8] NDLR :
S’il est désormais avéré que certains attentats commis en Italie,
notamment celui de Piazza Fontana, étaient des actions sous faux drapeau
visant à faire condamner anarchistes et révolutionnaires, les rumeurs
visant les Brigades Rouges et très largement relayées par Debord et
Sanguinetti quant leur manipulation par les services secrets de tel ou
tel pays ont toujours été vivement contestées par celles et ceux ayant
participé à cette histoire. Par-delà leur détestation de l’hypothèse
politique soutenue par les BR, aucun élément de preuve ou argument
crédible n’est jamais venu étayer des accusations et des soupçons si
goulument propagés.
[11] Cf.
Marco Deseriis. “The Faker as Producer : The Politics of Fabrication
and the Three Orders of the Fake”. In : DE LAURE, M. ; FINK, M. (orgs). Culture Jamming : Activism and the Art of Popular Resistance. Nova York : New York University Press, 2017.
[12] Entretien inédit, en cours d’édition, dont la publication est prévue pour 2026, d’abord aux États-Unis.
[13] Dans la traduction littérale, plus courante, « La société des dissemblables est infidèle ».