Source: https://investigaction.net/comment-les-etats-unis-menent-la-bataille-culturelle-pour-gagner-les-coeurs-et-les-esprits/
Zhao Dingqi : Pendant
 la Guerre froide, comment la Central Intelligence Agency (CIA) a-t-elle
 mené la « guerre froide culturelle » ? Quelles activités le Congrès 
pour la liberté culturelle de la CIA a-t-il menées ? Quel en a été 
l’impact ?
Gabriel Rockhill : La CIA a 
entrepris, avec d’autres agences d’État et des fondations sponsorisées 
par les grandes entreprises capitalistes, une guerre froide culturelle 
aux multiples facettes visant à contenir le communisme – et finalement à
 le faire reculer et à le détruire. Cette guerre de propagande avait une
 portée internationale et incluait de nombreux et différents aspects. Je
 n’en aborderai que quelques-uns ici. D’emblée, il est important de 
noter, cependant, que malgré sa portée étendue et les ressources 
considérables qui lui étaient consacrées, de nombreuses batailles ont 
été perdues tout au long de cette guerre. Pour ne prendre qu’un exemple 
récent qui montre comment ce conflit se poursuit encore aujourd’hui, 
Raúl Antonio Capote a révélé dans son livre de 2015 qu’il a travaillé 
pendant des années pour la CIA dans ses campagnes de déstabilisation à 
Cuba ciblant les intellectuels, les écrivains, les artistes et les 
étudiants. L’agence gouvernementale bien connue sous le nom de « the 
Company » avait sournoisement recruté le professeur cubain en lui 
promettant de sales tours. Mais Capote s’en prenait à des 
maitres-espions sûrs d’eux : c’était un agent double qui travaillait 
sous couverture pour le renseignement cubain1.Ce n’est qu’un 
signe parmi tant d’autres que la CIA, malgré ses diverses victoires, 
mène finalement une guerre difficile à gagner : elle tente d’imposer un 
ordre mondial hostile à l’écrasante majorité de la population globale.
Une des pièces maitresses de la guerre froide culturelle a été le CCF (Congress for Cultural Freedom – Congrès pour la liberté culturelle), qui s’est révélé en 1966 comme étant une façade de la CIA2.
 Hugh Wilford a effectué des recherches approfondies sur le sujet, il a 
décrit le CCF comme l’un des plus grands mécènes de l’art et de la 
culture de l’histoire du monde3. Créé en 1950, le CCF a promu
 sur la scène internationale les travaux d’universitaires 
collaborationnistes tels que Raymond Aron et Hannah Arendt, contre ceux 
de leurs rivaux marxistes, notamment Jean-Paul Sartre et Simone de 
Beauvoir. Le CCF possède des bureaux dans trente-cinq pays, mobilise une
 armée d’environ 280 salariés, publie ou soutient une cinquantaine de 
revues prestigieuses à travers le monde et organise de nombreuses 
expositions artistiques et culturelles, ainsi que des concerts et 
festivals internationaux. Au cours de son existence, il a également 
organisé ou parrainé quelque 135 conférences et séminaires 
internationaux, en collaboration avec un minimum de 38 institutions, et 
publié au moins 170 livres. Son service de presse « Forum Service »  a 
diffusé gratuitement et dans le monde entier les reportages de ses 
intellectuels vénaux en douze langues, touchant six cents journaux et 
quelque cinq millions de lecteurs. Ce vaste réseau mondial était ce que 
son directeur Michael Josselson appelait – dans une expression qui 
rappelle la mafia – « notre grande famille ». Depuis son siège parisien,
 le CCF disposait d’une chambre d’écho internationale pour amplifier la 
voix des intellectuels, artistes et écrivains anticommunistes. En 1966, 
son budget était de 2.070.500 dollars, ce qui correspond à 19,5 millions
 de dollars en 2023.
Cependant, la « grande famille » de Josselson
 n’était qu’une petite partie de ce que Frank Wisner de la CIA appelait 
son « puissant Wurlitzer » (une marque de pianos électriques et de 
juke-boxes très à la mode à une certaine époque) : ce juke-box 
international générait des programmes médiatiques et culturels contrôlés
 par la Compagnie. Quelques exemples du cadre gargantuesque de cette 
guerre psychologique : Carl Bernstein a rassemblé de nombreuses preuves 
pour démontrer qu’au moins une centaine de journalistes américains ont 
travaillé clandestinement pour la CIA entre 1952 et 19774. À 
la suite de ces révélations, le New York Times a entrepris une enquête 
pendant trois mois et a conclu que la CIA « a intégré plus de 800 
personnes et organisations du monde de l’information5. »
 Ces deux reportages ont été publiés dans les cercles de l’establishment
 des journalistes qui opéraient dans les mêmes réseaux qu’ils 
analysaient, et il est donc probable que ces estimations soient faibles.
Arthur
 Hays Sulzberger, directeur du New York Times de 1935 à 1961, a 
travaillé si étroitement avec l’Agence qu’il a signé un accord de 
confidentialité (le plus haut niveau de collaboration). La Columbia 
Broadcasting Company (CBS) de William S. Paley était sans aucun doute le
 plus grand atout de la CIA dans le domaine de la diffusion 
audiovisuelle. L’agence de renseignement a travaillé en si étroite 
collaboration avec cette chaîne qu’elle a installé une ligne 
téléphonique directe vers le siège de la CIA sans passer par son 
standard central. Time Inc. de Henry Luce était son collaborateur le 
plus puissant dans la presse hebdomadaire et mensuelle (cela inclut le 
Time – où Bernstein travailla plus tard – Life, Fortune, et Sports 
Illustrated). Luce a accepté d’embaucher des agents et des journalistes 
de la CIA, une couverture devenue très courante. Comme nous le savons 
grâce au « Groupe de travail pour une plus grande ouverture de la CIA » 
mis sur pied par le directeur de la CIA Robert Gates en 1991, ce genre 
de pratiques s’est poursuivi sans relâche après les révélations 
mentionnées ci-dessus : « Le bureau des affaires publiques du PAO 
[Public Affairs Office – de la CIA] entretient désormais des relations 
avec des journalistes de tous les pays, principaux services de presse, 
journaux, hebdomadaires d’information et réseaux de télévision du pays. 
Dans de nombreux cas, nous avons persuadé les journalistes de retarder, 
de modifier, de retenir  ou même d’abandonner leurs reportages 6. »
La
 CIA a également pris le contrôle de l’American Newspaper Guild et est 
devenue propriétaire de services de presse qu’elle utilisait comme 
couverture pour ses agents7. Elle a placé des fonctionnaires 
dans d’autres services de presse, comme LATIN, Reuters, Associated Press
 et United Press International. William Schaap, un expert en 
désinformation gouvernementale, a déclaré que la CIA « possédait ou contrôlait quelque 2.500 entités médiatiques partout dans le monde
 ». En outre, ses collaborateurs, qui allaient des simples pigistes aux 
journalistes et rédacteurs en chef les plus en vue, étaient présents 
dans pratiquement toutes les grandes organisations.8 « Nous avions à tout moment au moins un journal dans chaque capitale étrangère », a déclaré  un agent de la CIA au journaliste John Crewson. Par ailleurs, la même source a relaté : « Les
 organes que l’agence ne possédait pas ou ne subventionnait pas 
directement étaient infiltrés par des agents rémunérés ou des officiers 
de carrière qui pouvaient faire imprimer des articles utiles à l’agence 
et ne pas imprimer ceux qu’elle jugeait nuisibles9». À 
l’ère du numérique, ce processus s’est poursuivi, bien entendu. Yasha 
Levine, Alan MacLeod et d’autres universitaires et journalistes ont 
détaillé l’implication considérable de l’agence US en charge de la 
sécurité nationale dans les domaines de la grande technologie et des 
réseaux sociaux. Ils ont démontré, parmi d’autres choses, que des 
opérateurs majeurs du renseignement occupent des postes clés chez 
Facebook, X (Twitter), Tik Tok, Reddit, et Google 10.
Par
 ailleurs, la CIA a profondément infiltré le renseignement 
professionnel. Lorsque le « Comité Church » a publié son rapport de 1975
 sur la communauté du renseignement américain, l’Agence a admis qu’elle 
était en contact avec « plusieurs milliers » d’ académiciens dans « des 
centaines d’institutions universitaires » – et aucune réforme depuis ne 
l’a empêchée de poursuivre ou d’étendre cette pratique, comme le 
confirme le mémorandum Gates de 1991 mentionné plus haut11. 
 Les Instituts de la Russie de Harvard et de Columbia, comme le Hoover 
Institute de Stanford et le « Center for International Studies  – Centre
 d’Etudes Internationales » du MIT (Massachussetts Institute of 
Technology) ont été développés avec le soutien et la supervision directs
 de la CIA12. Un chercheur de la «  New 
School of Social Research – Nouvelle École de Recherche sociale » a 
récemment attiré mon attention sur une série de documents confirmant que
 l’odieux projet MKULTRA de la CIA menait des recherches dans 
quarante-quatre collèges et universités (au moins), et nous savons qu’au
 moins quatorze universités ont participé à la tristement célèbre 
«Operation Paperclip – Opération Agrafe», qui a fait venir quelque 1600 
scientifiques, ingénieurs et techniciens nazis aux États-Unis 13.
 MKULTRA, pour ceux qui ne le connaissent pas, était l’un des programmes
 de l’Agence qui s’engageait dans des expériences sadiques de lavage de 
cerveau et de torture au cours desquelles les sujets ont reçu – sans 
leur consentement – de fortes doses de drogues psychoactives et d’autres
 produits chimiques en combinaison avec des électrochocs, de l’hypnose, 
des privations sensorielles, des abus verbaux et sexuels ainsi que 
d’autres formes de torture.
La CIA est également profondément 
impliquée dans le monde de l’art. Par exemple, elle promouvait l’art 
américain, en particulier l’Expressionnisme abstrait et la scène 
artistique new-yorkaise, contre le Réalisme socialiste14. 
Elle a financé des expositions d’art, des représentations musicales et 
théâtrales, des festivals d’art internationaux et bien plus encore, dans
 le but de diffuser ce qui était présenté comme l’art libre de 
l’Occident. L’Agence a travaillé en étroite collaboration avec de 
grandes institutions artistiques dans ce but. Pour ne prendre qu’un seul
 exemple révélateur, l’un des principaux officiers de la CIA impliqués 
dans la guerre froide culturelle, Thomas W. Braden, était le secrétaire 
exécutif du MoMA (Museum of Modern Arts – Musée d’Art Moderne) avant 
qu’il rejoigne l’Agence. Nelson Rockfeller a également été président du 
MoMA. Mais il a aussi été le principal coordinateur des opérations 
clandestines de renseignement et a permis que le Fonds Rockfeller soit 
utilisé comme un canal financier par la CIA. Parmi les directeurs du 
MoMA, on retrouve également René d’Harnoncourt, qui avait travaillé sous
 les ordres de Nelson Rockefeller dans le bureau d’Amérique latine de 
l’agence de renseignement. John Hay Whitney du musée éponyme et Julius 
Fleischmann siégeaient également au conseil d’administration du MoMA. Le
 premier avait travaillé pour l’organisation qui a précédé la CIA, 
l’Office of Strategic Services (OSS). Et il avait permis que son 
organisme de bienfaisance soit utilisé comme canal financier de la CIA. 
Quant à Fleischmann, il a été président de la Fondation Farfield de la 
CIA. Notons aussi William S. Paley. Président de CBS, il était l’un des 
principaux concepteurs des programmes US de guerre psychologique, y 
compris ceux de la CIA. Paley faisait partie du conseil d’administration
 du programme international du MoMA. Comme le montre ce réseau de 
relations, la classe dirigeante capitaliste travaille en étroite 
collaboration avec la sécurité nationale de l’État américain afin de 
contrôler étroitement l’appareil culturel.
De
 nombreux livres ont été écrits sur l’implication de l’État américain 
dans l’industrie du divertissement. Mathew Alford et Tom Secker ont 
documenté que le ministère de la Défense y a participé – avec des droits
 de censure complets et absolus – pour 814 films au minimum. La CIA s’y 
est investie dans 37 et le FBI dans 22 au moins.15 Pour ce 
qui concerne les émissions de télévision, dont certaines sont diffusées 
depuis longtemps, le ministère de la Défense en totalise 1.133, la CIA 
22, et le FBI 10. Au-delà de ces cas quantifiables, il y a bien sûr le 
rapport qualitatif entre la sécurité nationale et Tinseltown (nom 
informel pour désigner Hollywood). John Rizzo l’expliquait en 2014 : « 
La CIA entretient depuis longtemps un rapport privilégié avec 
l’industrie du divertissement, consacrant une attention élevée à 
l’établissement de relations avec les membres hollywoodiens – les 
dirigeants des studios, les producteurs, les réalisateurs et les acteurs
 de renom.16» Rizzo a été avocat adjoint et avocat général 
par intérim de la CIA pendant les neuf premières années de la guerre 
contre le terrorisme, période pendant laquelle il a été étroitement 
impliqué dans la supervision des programmes mondiaux des suspects 
terroristes interrogés secrètement, de torture et d’assassinats par 
drones ; il était bien placé pour comprendre comment l’industrie 
culturelle pourrait fournir une couverture à la boucherie impériale.
Ces
 activités et bien d’autres révèlent l’une des principales 
caractéristiques de l’empire américain : c’est un véritable empire du 
spectacle. L’un de ses principaux points de focalisation a été la guerre
 pour les cœurs et les esprits. À cette fin, il a mis en place une vaste
 infrastructure mondiale afin de s’engager dans une guerre psychologique
 internationale. Le contrôle quasi absolu qu’il exerce sur les grands 
médias a été clairement visible dans la récente campagne visant à 
obtenir un soutien à la guerre par procuration des États-Unis contre la 
Russie en Ukraine. Il en va de même pour sa virulente propagande contre 
la Chine 24h/24 et 7/7. Néanmoins, grâce au travail de nombreux 
militants courageux et au fait qu’il oeuvre contre la réalité elle-même,
 l’empire du spectacle est incapable de contrôler totalement le récit17 .
Z D : Vous
 mentionnez dans un de vos articles que les agents de la CIA étaient 
friands des théories critiques en français de Michel Foucault, Jacques 
Lacan, Pierre Bourdieu et d’autres. Quelle est la raison de ce phénomène
 ? Comment évalueriez-vous la Théorie Critique Française ?
G R :
 Une ligne de combat importante dans la guerre culturelle contre le 
communisme a été la guerre intellectuelle mondiale, qui est le sujet 
d’un livre que je termine actuellement pour « Monthly Review Press ». La
 CIA a joué un rôle très important, tout comme d’autres agences 
gouvernementales et les fondations de la classe dirigeante capitaliste. 
L’objectif global a été de discréditer le marxisme et de saper le 
soutien aux luttes anti-impérialistes, ainsi qu’au socialisme existant 
réellement.
L’Europe occidentale a toujours été un champ de 
bataille particulièrement important. Les États-Unis sont sortis de la 
Seconde Guerre mondiale comme une puissance impériale dominante. Afin 
d’essayer d’exercer une hégémonie mondiale, ils avaient l’intention 
d’engager les anciennes grandes puissances impérialistes d’Europe 
occidentale comme partenaires soumis (ainsi que le Japon à l’Est). 
Toutefois, cela s’est avéré particulièrement difficile dans des pays 
comme la France et l’Italie qui disposaient de partis communistes 
solides et dynamiques. La sécurité nationale des États-Unis a de ce fait
 lancé une attaque sur plusieurs fronts pour infiltrer les partis 
politiques, les syndicats, les organisations de la société civile et les
 principaux médias d’information18.Elle a même mis en place 
des armées secrètes de soutien à qui elle a fourni des éléments 
fascistes et avec lesquelles elle a élaboré des plans pour des coups 
d’État militaires si jamais les communistes parvenaient au pouvoir par 
les urnes. Ces armées ont ensuite été activées pendant la stratégie de 
tension d’après 1968: elles ont commis des attaques terroristes contre 
la population civile pour les imputer aux communistes.19
Sur
 le plan intellectuel plus explicitement, l’élite américaine aux 
commandes a soutenu la création de nouveaux établissements 
d’enseignement et de réseaux internationaux de production de 
connaissances résolument anticommunistes dans l’espoir de discréditer le
 marxisme. Elle a apporté un soutien – c’est-à-dire une promotion et une
 visibilité – à des intellectuels ouvertement hostiles au matérialisme 
historique et dialectique, tout en menant simultanément d’odieuses 
campagnes de calomnie contre des personnalités comme Sartre et Beauvoir.20
C’est
 dans ce contexte précis que cette théorie française doit être comprise,
 au moins partiellement, comme un produit de l’impérialisme culturel 
américain. Les penseurs affiliés à cette étiquette – Foucault, Lacan, 
Gilles Deleuze, Jacques Derrida et bien d’autres – ont été associés de 
diverses manières au mouvement structuraliste qui se définissait 
largement par opposition au philosophe le plus éminent de la génération 
précédente : Sartre21.L’orientation marxiste de ce dernier à 
partir du milieu des années 1940 fut généralement rejetée, et 
l’anti-hégélianisme – un mot d’ordre pour l’antimarxisme – devint à 
l’ordre du jour. Foucault, pour ne prendre qu’un exemple parlant, a 
condamné Sartre comme « le dernier marxiste » et a attesté qu’il était 
un homme du XIXe siècle en décalage avec l’époque 
(anti-marxiste), cette nouvelle époque étant représentée par Foucault et
 d’autres théoriciens contemporains du même acabit.22
Si
 certains de ces penseurs ont acquis une notoriété significative en 
France, c’est leur promotion aux États-Unis qui les a propulsés sur le 
devant de la scène internationale et en a fait des lectures 
incontournables pour l’intelligentsia mondiale. Dans un article récent 
du Monthly Review, j’ai détaillé certaines des forces 
politiques et économiques à l’œuvre derrière l’événement largement 
reconnu comme ayant inauguré l’ère de la Théorie française : la 
conférence de 1966 à l’Université Johns Hopkins de Baltimore, qui a 
réuni nombre de ces penseurs pour la premièrefois.23 La 
fondation Ford, qui avait cofondé le CCF et la CIA et entretenait de 
nombreux liens étroits avec les efforts de propagande l’Agence, a 
financé la conférence et d’autres activités ultérieures à hauteur de 
36.000 dollars américains (339.000 aujourd’hui). Il s’agit d’une somme 
d’argent vraiment extraordinaire pour une conférence universitaire, sans
 parler du fait que la couverture médiatique de l’événement a été 
assurée par le Time et le Newsweek, ce qui était pratiquement jamais vu 
pour un événement universitaire comme celui-ci.24
Les
 fondations capitalistes, la CIA et d’autres agences gouvernementales 
étaient intéressées à promouvoir un travail radicalement chic qui 
pourrait servir de succédané au marxisme. Puisqu’ils ne pouvaient pas 
simplement détruire ce dernier, ils ont cherché à favoriser de nouvelles
 formes de théorie qui pouvaient être commercialisées comme 
avant-gardistes et critiques – bien que dénuées de toute substance 
révolutionnaire – afin d’enterrer le marxisme soi-disant dépassé. Comme 
nous le savons désormais grâce à un document de recherche de la CIA de 
1985 sur le sujet, la CIA était ravie des contributions du 
structuralisme français, ainsi que de l’école des Annales et du groupe 
connu sous le nom de Nouveaux Philosophes. Citant en particulier le 
structuralisme affilié à Foucault et Claude Lévi-Strauss, ainsi que la 
méthodologie de l’école des Annales, le rapport tire la conclusion 
suivante : « Nous pensons que leur démolition critique (parlant de 
Foucault et Claude Lévi-Strauss) de l’influence marxiste dans les 
sciences sociales est susceptible de perdurer aussi profondément que 
possible « en tant que contribution à l’érudition moderne.25 »
Concernant
 ma propre évaluation de la Théorie Française, je dirais qu’il est 
important de la reconnaître pour ce qu’elle est : un produit – au moins 
en partie – de l’impérialisme culturel américain, qui cherche à 
remplacer le marxisme par une pratique théorique anticommuniste livrée à
 des idées culturelles bourgeoises d’éclectisme ; elle mobilise la 
pyrotechnie discursive,  pour créer des révolutions imaginaires dans le 
discours, mais qui ne changent rien à la réalité. La Théorie Française 
réhabilite et promeut, en outre, les travaux d’anticommunistes comme 
Friedrich Nietzsche et Martin Heidegger, tentant ainsi discrètement de 
redéfinir le radical comme radicalement réactionnaire. Lorsque 
les théoriciens français s’engagent dans le marxisme, ils le 
transforment en un discours parmi d’autres, qui peut – et même doit – 
être mêlé à des discours non marxistes et antidialectiques, comme la 
généalogie nietzschéenne, la « Destruktion » heideggerienne, la
 psychanalyse freudienne, etc. C’est pour cette raison que nombre de ces
 penseurs ont revendiqué « leur propre Marx ou marxisme ». Cependant, la
 tendance dominante est d’extraire arbitrairement de l’œuvre de Marx des
 éléments très spécifiques qui, selon eux, résonnent avec leur propre 
empreinte philosophique. C’est le cas, par exemple, du Marx littéraire 
fictif de l’indécidabilité de Derrida, du Marx nomade et 
déterritorialisé de Deleuze, du Marx antidialectique, du différend de 
Jean-François Lyotard, et d’autres exemples similaires. Pour eux, le 
discours de Marx fonctionne ainsi comme une nourriture au sein du canon 
bourgeois sur lequel on peut s’appuyer de manière éclectique pour 
développer sa propre marque et lui donner une aura de capacité et de 
radicalité. Walter Rodney a résumé la véritable nature de cette pratique
 théorique lorsqu’il a expliqué qu’« avec la pensée bourgeoise, en 
raison de sa nature fantaisiste et de la manière dont elle suscite les 
excentriques, vous pouvez prendre n’importe quelle voie. Parce qu’après 
tout, quand on ne va nulle part, on peut choisir n’importe quelleroute!26 »
Z D : L’École
 de Francfort a également une grande influence dans la Chine 
contemporaine. Comment évaluez-vous les théories de l’École de Francfort
 ? Quel genre de lien entretient-elle avec la CIA ?
G R
 : L’Institut de la Recherche sociale, familièrement connu sous le nom 
d’« École de Francfort », a émergé à l’origine d’un centre de recherche 
marxiste au sein de l’Université de Francfort, financé par un riche 
capitaliste. Lorsque Max Horkheimer prend la direction de l’Institut en 
1930, il supervise un virage décisif vers des préoccupations 
spéculatives et culturelles de plus en plus éloignées du matérialisme 
historique et de la lutte des classes.
À cet égard, l’École de 
Francfort dirigée par Horkheimer a joué un rôle fondateur dans 
l’établissement de ce que l’on appelle le marxisme occidental, et plus 
particulièrement le marxisme culturel. Les personnalités comme 
Horkheimer et son collaborateur de toujours Theodor Adorno ont non 
seulement rejeté le socialisme réellement existant, mais ils l’ont 
directement identifié au fascisme en s’appuyant obscurément – tout comme
 la théorie française – sur la catégorie idéologique du totalitarisme.   Enadoptant
 une version hautement intellectualisée et mélodramatique de ce qui 
deviendra plus tard connu sous le nom de TINA («There Is No Alternative –
  Il n’y a pas d’alternative »), ils se sont concentrés sur le domaine 
de l’art et de la culture bourgeois comme peut-être le seul lieu 
potentiel de salut. En effet, des penseurs comme Adorno et Horkheimer, à
 quelques exceptions près, étaient largement idéalistes dans leur 
pratique théorique : si un changement social significatif était exclu 
dans le monde pratique, la délivrance devait être recherchée dans le 
domaine geistig – c’est-à-dire l’ intellectuel et le spirituel –
 domaine d’une pensée nouvelle – une forme et une culture bourgeoises et
 innovantes.
Ces grands prêtres du marxisme occidental ont non 
seulement adopté le mantra idéologique capitaliste selon lequel «le 
fascisme et le communisme sont identiques», mais ils ont également 
publiquement soutenu l’impérialisme. Par exemple, Horkheimer a soutenu 
la guerre américaine contre le Vietnam, proclamant en mai 1967: «En 
Amérique, lorsqu’il est nécessaire de mener une guerre… il ne s’agit pas
 tant de la défense de la patrie, mais essentiellement d’une question de
 la défense de la Constitution, de la défense des droits de l’homme.28»Bien
 qu’Adorno ait souvent préféré une politique professionnelle de 
complicité discrète à de telles déclarations belliqueuses, il s’est 
aligné sur Horkheimer en soutenant l’invasion impériale de l’Égypte par 
Israël, la Grande-Bretagne et la France en 1956, qui cherchait à 
renverser Gamal Abdel Nasser et à s’emparer du canal deSuez.29
 Qualifiant Nasser de «chef fasciste… qui conspire avec Moscou», ils ont
 ouvertement condamné les pays frontaliers d’Israël comme des « États 
voleursarabes.30»
Les dirigeants de l’École de 
Francfort ont largement bénéficié du soutien de la classe dirigeante 
capitaliste américaine et de sa sécurité nationale. Horkheimer a 
participé à au moins une des principales conférences du CCF et Adorno a 
publié des articles dans des revues soutenues par la CIA. Adorno a 
également correspondu et collaboré avec la figure de proue du 
« Kulturkampf » anticommuniste allemand, Melvin Lasky de la CIA. Et il a
 été inclus dans les plans d’expansion du CCF même après qu’il ait été 
révélé qu’il s’agissait d’une organisation de façade. Les hommes à la 
tête de l’École de Francfort ont également reçu un financement important
 de la Fondation Rockefeller et du gouvernement américain, notamment 
pour soutenir le retour de l’Institut en Allemagne de l’Ouest après la 
guerre (Rockefeller a contribué à la hauteur de 103.695 livres anglaises
 en 1950, l’équivalent de 1,3 million de livres en 2023). Ils 
effectuaient, comme les théoriciens français, le type de travail 
intellectuel que les dirigeants de l’empire américain voulaient soutenir
 – et ont effectivement soutenu.
Il convient également de noter au
 passage que cinq des huit membres du cercle restreint de Horkheimer à 
l’école de Francfort travaillaient comme analystes et propagandistes 
pour le gouvernement américain et la sécurité nationale US. Herbert 
Marcuse, Franz Neumann et Otto Kircheimer ont tous été employés par 
l’Office of War Information [OWI] – Le bureau d’information de la Guerre
 – avant de rejoindre la branche de recherche et d’analyse de l’OSS.
Leo
 Löwenthal a également travaillé pour l’OWI et Friderich Pollok a été 
embauché par la division antitrust du ministère de la Justice. Il 
s’agissait d’une situation assez complexe du fait que certains secteurs 
de l’État américain souhaitaient engager des analystes marxistes dans la
 lutte contre le fascisme et le communisme. Simultanément, certains 
d’entre eux ont adopté des positions politiques compatibles avec les 
intérêts impériaux américains. Ce chapitre de l’histoire de l’École de 
Francfort mérite donc un examen bien plus approfondi.31
Enfin,
 l’évolution de l’École de Francfort vers sa deuxième (Jürgen Habermas) 
et sa troisième génération (Alex Honneth, Nancy Fraser, Seyla Benhabib, 
etc.) n’a en rien modifié son orientation anticommuniste. Au contraire, 
Habermas affirmait explicitement que le socialisme d’État était en 
faillite et plaidait en faveur de la création d’un espace au sein du 
système capitaliste et de ses institutions prétendument démocratiques 
vers l’idéal d’une « procédure inclusive de formation et d’une 
opiniâtreté discursive.32» Les néo-Habermasiens de la 
troisième génération ont poursuivi cette orientation. Honneth – comme je
 l’ai démontré dans un article détaillé qui engage également les autres 
penseurs au sujet de cette discussion – a érigé l’idéologie bourgeoise 
elle-même vers un cadre très normatif pour la théorie critique.33
 Fraser se présente infatigablement comme la plus à gauche des 
théoriciens critiques en se positionnant comme une sociale-démocrate. 
Mais elle reste souvent assez vague lorsqu’il s’agit de préciser ce que 
cela signifie concrètement, admettant ouvertement qu’elle a «du mal à 
définir un programme positif 34». Le programme négatif est 
cependant clair : «Nous savons que cela [le socialisme démocratique] n’a
 rien à voir avec l’économie dirigée autoritaire, le modèle à parti 
unique du communisme35 ».
Z D : Comment
 comprenez-vous le rôle et la fonction des politiques identitaires et du
 multiculturalisme qui prédominent actuellement dans la gauche 
occidentale ?
G R : La politique 
identitaire, tout comme le multiculturalisme qui lui est associé, est 
une manifestation contemporaine du culturalisme et de l’essentialisme 
qui ont longtemps caractérisé l’idéologie bourgeoise. Cette dernière 
cherche à conserver les relations sociales et économiques qui sont la 
conséquence de l’histoire matérielle du capitalisme. Plutôt que de 
reconnaître, par exemple, que les formes d’identité raciale, nationale, 
ethnique, de genre, sexuelle et autres sont des constructions 
historiques qui ont varié au fil du temps et résultent de forces 
matérielles spécifiques, celles-ci sont assimilées et traitées comme un 
fondement incontestable des circonscriptions politiques.  Un tel 
essentialisme sert à obscurcir les forces matérielles à l’œuvre derrière
 ces identités, ainsi que les luttes de classes qui ont été menées 
autour d’elles. Cela a été particulièrement utile à la classe dirigeante
 et à ses dirigeants, contraints de réagir aux exigences de la 
décolonisation et des luttes matérialistes antiracistes et 
anti-patriarcales. Quelle meilleure réponse qu’une politique identitaire
 qui essentialise et propose de fausses solutions à des problèmes bien 
réels parce qu’elle ne s’attaque jamais aux bases matérielles de la 
colonisation, du racisme et de l’oppression de genre ?
Les 
versions anti-essentialistes autoproclamées de la politique identitaire 
qui sont à l’œuvre dans les travaux de théoriciens comme Judith Butler 
ne rompent pas fondamentalement avec cette idéologie.36 En 
prétendant déconstruire certaines de ces catégories, en les révélant 
comme des constructions discursives que des individus ou des groupes 
d’individus peuvent questionner, manipuler et réinterpréter, les 
théoriciens travaillant dans le cadre des paramètres idéalistes de la 
déconstruction et ne proposent jamais une analyse matérialiste et 
dialectique de l’histoire des relations sociales du système capitaliste,
 qui sont des lieux majeurs de lutte collective des classes. Ils ne 
s’engagent pas non plus dans l’histoire profonde de la lutte collective 
du socialisme réellement existant pour transformer ces relations. Au 
lieu de cela, ils ont tendance à s’appuyer sur la déconstruction et une 
version pratiquement historicisée de la généalogie foucaldienne pour 
réfléchir au genre et aux relations sexuelles de manière cartésienne. Ce
 faisant, ils s’orientent au mieux vers un pluralisme libéral dans 
lequel la lutte des classes est remplacée par la défense des groupes 
d’intérêt.
En revanche, la tradition marxiste – comme Domenico 
Losurdo l’a démontré dans son ouvrage magistral «Class Struggle – Lutte 
des Classes» – est une histoire profonde et riche de compréhensions de 
la lutte des classes au pluriel. Cela signifie que la tradition marxiste
 inclut des batailles sur les relations entre les genres, les nations, 
les races et les classes économiques (et, pourrions-nous ajouter, les 
sexualités). Depuis que ces catégories ont pris des formes hiérarchiques
 très spécifiques sous le capitalisme, les meilleurs éléments de 
l’héritage marxiste ont cherché à la fois à comprendre leur origine 
historique et à les transformer radicalement. Cela se voit dans la lutte
 de longue date contre l’esclavage domestique imposé aux femmes, ainsi 
que dans la lutte pour vaincre la subordination impérialiste des nations
 et de leurs peuples radicalisés. Cette histoire s’est bien sûr déroulée
 par à-coups, et il reste encore beaucoup de travail à faire, en partie 
parce que certaines tendances du marxisme – comme celle de la Deuxième 
Internationale – ont été entachées par des éléments de l’idéologie 
bourgeoise. Néanmoins, comme l’ont démontré des chercheurs comme Losurdo
 et d’autres avec une érudition remarquable, les communistes ont été à 
l’avant-garde de ces luttes de classes pour vaincre la domination 
patriarcale : les relations sociales capitalistes.
La
 politique identitaire, telle qu’elle se développe dans les principaux 
pays impérialistes et en particulier aux États-Unis, a cherché à 
enterrer cette histoire pour se présenter comme une forme de conscience 
radicalement nouvelle. Comme si les communistes n’avaient même pas pensé
 à la question des femmes ou à la question nationale/raciale. Les 
théoriciens de la politique identitaire ont donc tendance à affirmer de 
manière arrogante et aveuglée qu’ils sont les premiers à aborder ces 
questions, surmontant ainsi le déterminisme économique imaginé par les 
marxistes soi-disant réductionnistes et vulgaires.37De plus, 
au lieu de reconnaître ces questions comme des lieux de lutte de 
classes, ils ont tendance à utiliser la politique identitaire comme un 
moyen de s’opposer à la politique de classe. S’ils font un quelconque 
geste pour intégrer la classe dans leur analyse, ils la réduisent 
généralement à une question d’identité personnelle plutôt qu’à une 
relation de propriété structurelle. Les solutions qu’ils proposent ont 
donc tendance à être des épiphénomènes, c’est-à-dire qu’elles se 
concentrent sur des questions de représentation et de symbolisme plutôt 
que, par exemple, sur le dépassement des relations de travail liées à 
l’esclavage domestique et à la surexploitation radicalisée par une 
transformation socialiste de l’ordre socio-économique. Ils sont donc 
incapables de conduire à un changement significatif et durable, car ils 
ne s’attaquent pas à la racine du problème. Comme Adolph Reed Jr. l’a 
souvent soutenu avec son esprit mordant, les identitaires sont 
parfaitement heureux de maintenir les relations de classe existantes – y
 compris les relations impérialistes entre les nations, ajouterais-je – à
 condition qu’il y ait le ratio requis de représentation des groupes 
opprimés au sein de la classe dirigeante et la couche professionnelle 
des gestionnaires.
En plus de contribuer à déplacer la politique 
et l’analyse de classe au sein de la gauche occidentale, la politique 
identitaire a largement contribué à diviser la gauche elle-même en 
débats cloisonnés autour de questions identitaires spécifiques. Au lieu 
d’une unité de classe contre un ennemi commun, elle divise – et 
conquiert – les travailleurs et les opprimés en les encourageant à 
s’identifier avant tout en tant que membres de genres, de sexualités, de
 races, de nations, d’ethnies, de groupes religieux spécifiques, etc. 
 C’est la politique d’une bourgeoisie visant à diviser les peuples 
travailleurs et opprimés du monde afin de les gouverner plus facilement.
 Il n’est donc pas surprenant que ce soit la politique qui gouverne la 
couche professionnelle des cadres au sein du noyau impérial. Elle domine
 ses institutions et ses médias, et constitue l’un des principaux 
mécanismes d’avancement de carrière au sein de ce que Reed appelle avec 
perspicacité « l’industrie de la diversité ». Elle encourage toutes les 
personnes impliquées à s’identifier à leur groupe spécifique et à faire 
valoir leurs propres intérêts individuels en se faisant passer pour son 
représentant privilégié. Notons par ailleurs que le « wokisme » a aussi 
pour effet de pousser certains dans les bras de la droite. Si la culture
 politique dominante encourage une mentalité de clan combinée à un 
individualisme compétitif, il n’est pas surprenant alors que les blancs 
et les hommes ont également une réponse partielle à leur perception de 
privation de droits par l’industrie de la diversité – mis en avant dans 
leurs programmes singuliers en tant que « victimes » du système.  
Identifier la politique sans analyse de classe se prête donc tout à fait
 aux permutations de droite, voire fascistes.
Enfin, je m’en 
voudrais de ne pas mentionner que la politique identitaire, qui trouve 
ses racines idéologiques récentes dans la Nouvelle Gauche et le 
chauvinisme social que V. I. Lénine avait diagnostiqué plus tôt dans la 
gauche européenne, est l’un des principaux outils idéologiques de 
l’impérialisme. La stratégie « diviser pour régner » a été utilisée pour
 diviser les pays ciblés en favorisant les conflits religieux, éthiques,
 nationaux, raciaux ou de genre. 38
La politique 
identitaire a également servi de justification directe à l’intervention 
et à l’ingérence impérialistes, ainsi qu’aux campagnes de 
déstabilisation, comme avec les prétendues causes de la libération des 
femmes en Afghanistan, le soutien aux rappeurs noirs «discriminés» à 
Cuba, en soutenant les candidats autochtones soi-disant «éco 
socialistes» en Amérique latine, en «protégeant» les minorités ethniques
 en Chine, ou d’autres bonnes actions en faveur des identités opprimées.
 Ici, nous pouvons clairement voir le complet décalage entre la 
politique purement symbolique de l’identité et la réalité matérielle des
 luttes de classes dans la mesure où la première peut – et fournit 
effectivement – une mince couverture à l’impérialisme. À ce niveau 
également, la politique identitaire est en fin de compte une politique de classe : une politique de la classe dirigeante impérialiste.
Z D : Slavoj
 Žižek est un érudit qui a exercé une grande influence dans les cercles 
universitaires de gauche actuels. Bien sûr, il est à l’origine de 
nombreuses controverses. Pourquoi le considérez-vous comme un «bouffon 
capitaliste ? 39»
G R : Žižek
 est un produit de l’industrie de la théorie impériale. Comme Michael 
Parenti l’a souligné, la réalité est radicale, ce qui signifie que les 
travailleurs du monde capitaliste sont confrontés à des luttes 
matérielles très réelles pour l’emploi, le logement, les soins de santé,
 l’éducation, un environnement durable, etc. Tout cela tend à 
radicaliser les gens, et beaucoup se tournent vers le marxisme parce 
qu’il explique réellement le monde dans lequel ils vivent, les luttes 
auxquelles ils sont confrontés, et qu’il propose des solutions claires 
et réalisables. C’est pour cette raison que l’appareil culturel 
capitaliste doit faire face à un intérêt très réel pour le marxisme de 
la part des masses travailleuses et opprimées. L’une des tactiques qu’il
 a développées, en particulier pour les publics cibles des jeunes et des
 membres de la classe professionnelle des cadres, consiste à promouvoir 
une version hautement commercialisée du marxisme qui en pervertit la 
substance fondamentale. Il tente ainsi de transformer le marxisme en une
 marque à la mode pouvant être vendue comme n’importe quelle autre 
marchandise, plutôt qu’un cadre théorique et pratique collectif pour 
l’émancipation d’une société marchande.
Žižek est parfait pour ce 
projet à bien des égards. Il s’agit d’un informateur autochtone 
anticommuniste qui a grandi en République Socialiste Fédérale de 
Yougoslavie (RSFY). Il affirme régulièrement que son expérience 
subjective d’intellectuel petit-bourgeois ayant cherché à progresser 
dans sa carrière en Occident lui donne en quelque sorte un droit spécial
 de témoigner de la véritable nature du socialisme. Ces narratifs 
personnels concernant son expérience en RSFY remplacent ainsi l’analyse 
objective. Sans surprise, pour un opportuniste en quête de gloire et de 
profit, Žižek a considéré son pays socialiste comme inférieur aux pays 
capitalistes occidentaux qui lui ont fourni un élan si important qu’il 
est désormais reconnu comme l’un des meilleurs penseurs mondiaux par le 
magazine «Foreign Policy» (un organe de propagande du Département d’État américain).
Žižek
 se vante ouvertement du rôle qu’il a personnellement joué dans le 
démantèlement du socialisme en RSFY. Il était le principal chroniqueur 
politique d’une importante publication dissidente, Mladina, que
 le Parti communiste yougoslave accusait d’être soutenue par la CIA. Il a
 également cofondé le Parti libéral-démocrate et s’est présenté comme 
candidat à la présidentielle dans la première république séparatiste de 
Slovénie, promettant qu’il « aiderait de manière substantielle à la 
décomposition de l’appareil idéologique socialiste réel de l’État [sic] 40».
 Bien qu’il ait perdu de peu, il a ouvertement soutenu l’État slovène et
 son parti au pouvoir après la restauration du capitalisme, et donc tout
 au long du processus brutal de thérapie de choc capitaliste qui a 
conduit à une baisse catastrophique du niveau de vie de la majorité de 
la population, sauf pour lui (rires) ! Le parti pro-privatisation qu’il a
 cofondé était également clairement orienté vers l’intégration dans le 
camp impérialiste, puisqu’il était le principal défenseur de l’adhésion à
 l’Union européenne et à l’OTAN.
Je
 considère ce libéral d’Europe de l’Est comme le bouffon du capitalisme 
parce qu’il ridiculise le marxisme. Et c’est précisément la raison pour 
laquelle il a été si largement promu par les forces dominantes de la 
société capitaliste. Plutôt qu’une science collective de l’émancipation 
ancrée dans de réelles luttes matérielles, le marxisme tel qu’il 
l’entend est avant tout un discours provocateur de chicane 
intellectuelle qui se résume à des postures politiques 
petites-bourgeoises d’enfant terrible opportuniste. Ses 
comédies et ses personnifications d’anti-communiste ravissent la 
bourgeoisie et saisissent l’insuffisante capacité d’attention des 
personnes sans instruction. Il est comme un bouffon – doué pour faire 
rire les gens, ce qui se traduit facilement par des «likes» et des 
succès à l’ère numérique. Il est également particulièrement doué pour 
vendre les produits d’Hollywood et de l’appareil culturel bourgeois en 
général. Le «Roi du Capital» adore visiblement ce filou, qui s’est 
rempli les poches au passage. Comme tout bon bouffon, il connaît les 
limites du décorum courtois et les respecte en fin de compte en 
dénigrant le socialisme existant, en promouvant l’accommodement 
capitaliste et souvent même en soutenant directement l’impérialisme. 
S’il est effectivement «l’intellectuel le plus dangereux du monde», 
comme le décrit parfois la presse bourgeoise, c’est en réalité parce 
qu’il met en danger le projet marxiste de lutte contre l’impérialisme et
 de construction d’un monde socialiste.
Confirmant le rapport bien
 établi entre l’élévation objective et la dérive subjective vers la 
droite, Žižek est sans doute devenu de plus en plus réactionnaire dans 
son soutien anticommuniste à l’impérialisme. Considérez son jugement 
péremptoire concernant les efforts actuels pour contester le 
néocolonialisme en Afrique : «Il est clair que les soulèvements 
anticoloniaux en Afrique centrale sont encore pires que le 
néocolonialisme français». 41 Dans une autre intervention 
publique récente, il a fourni une illustration remarquablement claire du
 type de révolution qu’il soutient. Discutant sur les révoltes de l’été 
2023 en France à la suite de l’assassinat de Nahel Merzouk par la 
police, il s’est appuyé sur l’ importante idée marxiste – comme il le 
fait souvent pour tout ce qu’il prétend être cohérent – selon laquelle 
le soulèvement échouera s’il n’y a pas de stratégie d’organisation qui 
puisse les amener à la victoire. Il a ensuite donné un exemple de 
révolution réussie : «Les protestations et soulèvements publics peuvent 
jouer un rôle positif s’ils sont soutenus par une vision émancipatrice, 
comme le soulèvement de Maidan en Ukraine en 2013-2014.42». 
Comme cela a été largement documenté, le soulèvement de Maidan était un 
coup d’État fasciste fomenté et soutenu par la sécurité nationale 
américaine.43 Cela signifie qu’il considère un coup d’État 
fasciste soutenu par l’impérialisme, que Samir Amin a qualifié de 
«putsch euro/nazi», comme un exemple «positif» d’une « vision 
émancipatrice qui a conduit à une révolution réussie ».44 
Cette position, ainsi que son soutien indéfectible à la guerre par 
procuration entre les États-Unis et l’OTAN en Ukraine, clarifie ce que 
signifie être « l’intellectuel le plus dangereux du monde. » : il est un
 philo-fasciste déguisé en communiste.
Z D : Les 
États-Unis ont longtemps été considérés par l’Occident comme un modèle 
de démocratie libérale. Mais vous pensez que l’Amérique n’a jamais été 
une démocratie.45 Pouvez-vous expliquer votre point de vue ?
G R
 : Pour parler objectivement, les États-Unis n’ont jamais été une 
démocratie. Elle a été fondée en tant que république et les soi-disant 
pères fondateurs étaient ouvertement hostiles à la démocratie. Cela 
ressort clairement des «Federalist Papers – Documents Fédéralistes»,
 des notes prises lors de la Convention constitutionnelle de 1787 à 
Philadelphie et des documents fondateurs des États-Unis, ainsi que de la
 pratique matérielle de gouvernance qui a été initialement établie dans 
cette colonie de peuplement. Comme chacun le sait, la population 
indigène des États-Unis, qualifiée de «sauvages indiens impitoyables» 
dans la Déclaration d’indépendance, n’a pas reçu de pouvoir démocratique
 dans la république fraîchement créée, pas plus que les esclaves 
africains ou les femmes.46 Il en va de même pour la moyenne 
des travailleurs blancs. Comme l’ont documenté en détail des érudits 
comme Terry Bouton: «La plupart des hommes communs de race blanche … ne 
pensaient pas que la Révolution [soi-disant américaine] se couronnerait 
avec des gouvernements qui faisaient de leurs idéaux et de leurs 
intérêts leur objectif principal. Au contraire, ils étaient convaincus 
que l’élite révolutionnaire avait refait le gouvernement pour son propre
 bénéfice et pour saper l’indépendance des gens ordinaires47».
 Après tout, la Convention constitutionnelle n’a pas établi d’élections 
populaires directes pour le président, la Cour suprême ou les sénateurs.
 La seule exception était la Chambre des représentants. Cependant, les 
qualifications étaient fixées par les parlements de chaque État qui 
exigeaient presque toujours un contrôle régulier comme base du droit de 
vote. Il n’est donc pas surprenant que les critiques progressistes de 
l’époque l’aient souligné. Patrick Henry a déclaré catégoriquement à 
propos des États-Unis : «Ce n’est pas une démocratie.48» 
George Mason a décrit la nouvelle constitution comme  la tentative la 
plus audacieuse dont le monde n’ait jamais été témoin pour établir une 
aristocratie despotique parmi les hommes libres. 49»
Bien que le terme république
 soit largement utilisé pour décrire les États-Unis à l’époque, cela a 
commencé à changer à la fin des années 1820, lorsque Andrew Jackson – 
également connu sous le nom de «tueur d’Indiens» pour sa politique 
génocidaire – a mené une campagne présidentielle populiste. Il s’est 
présenté comme un démocrate, dans le sens d’un Américain moyen qui 
mettrait fin au règne des seigneurs du Massachusetts et de Virginie. 
Bien qu’aucun changement structurel n’ait été apporté au mode de 
gouvernance, des hommes politiques comme Jackson et d’autres membres de 
l’élite ont commencé à utiliser le terme démocratie pour décrire la république, insinuant ainsi qu’elle servait les intérêts du peuple50.
 Bien entendu, cette tradition s’est poursuivie: la démocratie est un 
euphémisme pour désigner le régime bourgeois oligarchique.
Dans le
 même temps, il y a eu deux siècles et demi de lutte des classes aux 
États-Unis, et les forces démocratiques ont souvent obtenu des 
concessions très importantes de la part de la classe dirigeante. Le 
domaine des élections populaires a été élargi pour inclure les sénateurs
 et le président, même si le collège électoral n’a pas encore été aboli 
et que les juges de la Cour suprême sont toujours nommés à vie. Le droit
 de vote a été étendu aux femmes, aux Afro-Américains et aux 
Amérindiens. Il s’agit là d’acquis majeurs qui devraient, bien sûr, être
 défendus, élargis et rendus plus substantiels par de profondes réformes
 démocratiques de l’ensemble du processus électoral. Cependant, aussi 
importantes que soient ces avancées démocratiques, elles n’ont pas 
modifié le système global de domination ploutocratique.
Dans une 
étude très importante basée sur une analyse statistique à plusieurs 
variables, Martin Gilens et Benjamin I. Page ont démontré que «les 
élites économiques et les groupes organisés représentant les intérêts 
des entreprises ont un impact substantiel et indépendant sur la 
politique du gouvernement américain, tandis que les citoyens moyens et 
les groupes d’intérêt de masse ont peu ou aucune influence 
indépendante ».51 Cette forme de gouvernement ploutocratique 
n’est pas seulement opérationnelle au niveau national, bien sûr, mais 
aussi au niveau international. Les États-Unis ont tenté d’imposer leur 
forme antidémocratique de règles commerciales partout où ils le 
pouvaient. Entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et 2014, selon les
 recherches approfondies de William Blum, elle s’est efforcée de 
renverser plus de cinquante gouvernements étrangers, dont la majorité 
avait été démocratiquement élue.52Les États-Unis sont un empire ploutocratique, et non une démocratie au sens significatif ou substantiel du terme.
Je reconnais bien sûr que des expressions telles que démocratie bourgeoise, démocratie formelle et démocratie libérale
 sont souvent utilisées, pour diverses raisons, pour indexer cette forme
 de ploutocratie. Il est également vrai, et il convient de le souligner,
 que l’existence de certains droits démocratiques formels sous un régime
 ploutocratique constitue une victoire majeure pour les travailleurs, 
dont l’importance ne doit en aucun cas être minimisée. Ce dont nous 
avons finalement besoin, c’est d’une évaluation dialectique qui tienne 
compte de la complexité des modes de gouvernance qui incluent, aux 
États-Unis, le contrôle oligarchique de l’État et des droits importants 
acquis grâce à la lutte des classes.
Z D : Comment
 évaluez-vous le plaidoyer pour la  «liberté d’expression» de la 
bourgeoisie ? La «liberté d’expression» existe-t-elle réellement dans le
 monde bourgeois d’aujourd’hui ?
G R : 
L’idéologie bourgeoise cherche à isoler la question de la liberté 
d’expression de celle du pouvoir et de la propriété, la transformant 
ainsi en un principe abstrait régissant les actions d’individus isolés. 
Une telle approche tente d’exclure toute analyse matérialiste des moyens
 de communication et de la question primordiale de savoir qui les 
possède et les contrôle. Cette idéologie déplace ainsi tout le champ 
d’analyse de la totalité sociale, vers la relation abstraite entre des 
principes théoriques et les actes isolés de parole individuelle.
L’un
 des avantages de cette approche est qu’une personne peut se voir 
accorder le droit abstrait à la liberté d’expression précisément parce 
qu’elle est dépourvue du pouvoir d’être entendu. C’est la condition de 
la plupart des gens vivant dans le monde capitaliste. En principe, ils 
peuvent exprimer leurs opinions individuelles comme ils le souhaitent. 
Cependant, en réalité, ces opinions perdront largement leur pertinence 
si elles ne correspondent pas aux points de vue que les propriétaires 
des moyens de communication souhaitent diffuser. Ils n’auront tout 
simplement pas de tribune. Puisque la classe dirigeante a un pouvoir si 
impressionnant sur les moyens de communication qu’elle a convaincu de 
nombreuses personnes que la censure n’existe pas, ces opinions peuvent 
même être ouvertement réprimées ou interdites de manière cachée sans que
 le grand public s’en aperçoive.
Si des points de vue extérieurs 
au courant dominant capitaliste parviennent à gagner un large public et 
commencent à construire un véritable pouvoir, alors nous saurons de quoi
 la classe propriétaire et l’État bourgeois sont capables de faire. Ils 
ont une longue histoire d’effacement de toute infrastructure soutenant 
la libre circulation des idées. On pourrait citer comme exemples : la 
«Loi sur les étrangers (Alien Act) etla Loi sur la liberté d’expression 
(Sedition Act), les Palmer Raids qui étaient une série de raids visant à
 capturer et arrêter des socialistes présumés, en particulier des 
anarchistes et des communistes, et à les expulser des États-Unis ; 
le Smith Act interdisant toute tentative de préconiser, encourager, 
conseiller ou enseigner la destruction violente du gouvernement 
américain ; le McCarran Act exigeant que les associations considérées 
communistes s’enregistrent auprès du gouvernement et soumettent des 
informations sur leurs membres, leurs finances et leurs activités ; 
l’ère McCarthy ou la nouvelle guerre froide, une pratique politique 
consistant à publier des accusations de déloyauté ou de subversion sans 
tenir suffisamment compte des preuves, et l’utilisation de méthodes 
d’enquête et d’accusation considérées comme injustes, afin de réprimer 
l’opposition.
Depuis le début de l’opération militaire spéciale 
russe en Ukraine, le monde a reçu une leçon bien objective du contrôle 
quasi total de la bourgeoisie sur les moyens de communication aux 
États-Unis. En plus de la censure étendue sur YouTube et les réseaux 
sociaux, en particulier pour Russia Today et Sputnik, 
tous les principaux médias ont marché au même rythme que leur propagande
 anti-russe et anti-chinoise, ainsi que le soutien inconditionnel à la 
guerre par procuration du mandataire américain. Même si, plus récemment,
 certains conservateurs en sont venus à y voir une opportunité de se 
présenter d’une manière ou d’une autre comme anti-guerre. Le droit à la 
liberté d’expression défendu par la bourgeoisie équivaut à la liberté de
 la classe dirigeante de posséder les moyens de communication afin 
qu’elle puisse décider librement quelles opinions méritent d’être 
amplifiées et largement diffusées, et lesquelles peuvent être 
marginalisées ou passées sous silence.
Z D : Vous
 avez mentionné dans l’un de vos articles que «les modes de gouvernance 
fascistes constituent une partie très réelle et présente du soi-disant 
ordre mondial libéral.53»Pourquoi pensez-vous cela ?
G R : Dans mes recherches pour un livre provisoirement intitulé Fascism and the Socialist Solution – Fascisme et la Solution Socialiste,
 j’ai développé un cadre explicatif qui remet en question le paradigme 
dominant «un État, un gouvernement». Selon l’idée reçue, chaque État – 
s’il n’est pas en guerre civile ouverte – n’a qu’un seul mode de 
gouvernance à un moment donné. Le problème de ce modèle non dialectique 
est facilement visible dans les démocraties bourgeoises dites libérales 
de l’Occident, comme les États-Unis.
Comme je l’ai documenté dans 
un article sur le sujet, le gouvernement américain a réhabilité des 
dizaines de milliers de nazis et de fascistes au lendemain de la Seconde
 Guerre mondiale 54. Beaucoup ont pu entrer en toute sécurité aux États-Unis grâce à des opérations comme «Paperclip – Agrafe»
 et ont été intégrés dans les établissements scientifiques, le 
renseignement et l’armée (y compris l’OTAN et la NASA). Beaucoup 
d’autres ont été incorporés dans des armées furtives à travers l’Europe,
 ainsi que dans les réseaux de renseignement européens et même dans le 
gouvernement (comme lemaréchal Badoglio en Italie 55). D’autres
 encore ont été acheminés via des «cordes de sauvetage» vers l’Amérique 
latine ou ailleurs dans le monde. Pour ce qui concerne les fascistes 
japonais, ils ont été largement remis au pouvoir grâce à la CIA. Ils ont
 repris le Parti Libéral et en ont fait un club de droite pour les 
anciens dirigeants du Japon impérial. Ce réseau mondial 
d’anticommunistes chevronnés soutenu par l’empire américain a participé à
 des guerres sales, des coups d’État, des opérations de déstabilisation,
 des sabotages et des campagnes de terreur. S’il est vrai que le 
fascisme a été vaincu pendant la Seconde Guerre mondiale, principalement
 grâce au sacrifice monumental de quelque vingt-sept millions de 
Soviétiques et de vingt millions de Chinois, il n’est pas du tout vrai 
qu’il a été éliminé, y compris au sein des soi-disant démocraties 
libérales.
On
 pourrait être tenté de dire, comme le prétendent parfois les experts 
progressistes-libéraux, que les États-Unis déploient des formes 
fascistes de gouvernance à l’étranger, mais maintiennent une démocratie 
sur le front intérieur. Cependant, ce n’est pas tout à fait vrai. 
L’analyse historico-matérialiste, comme je l’ai soutenu dans certains de
 mes travaux, doit toujours prendre en compte trois dimensions 
heuristiquement distinctes: l’histoire, la géographie et la 
stratification sociale. À cet égard, il est important d’examiner 
l’ensemble de la population, et pas seulement ceux qui occupent la même 
section de classe que les experts libéraux. Prenons en considération par
 exemple les populations autochtones. Soumis à une politique génocidaire
 d’élimination puis séquestrés dans des réserves contrôlées et 
supervisées par l’État américain, beaucoup d’entre eux – en particulier 
les plus pauvres – sont toujours la cible de la terreur policière 
raciste et se battent pour leurs droits humains et démocratiques 
fondamentaux56.Il en va de même pour des groupes de la 
population afro-américaine pauvre et ouvrière, ainsi que pour les 
immigrés. C’est ainsi que nous devons comprendre la critique acerbe de 
George Jackson à l’égard des États-Unis qu’il qualifie de «Quatrième 
Reich 57». Certaines parties de la population, à savoir les 
pauvres mis de côté par le racisme, et ceux de la classe ouvrière qui 
luttent pour leur survie, sont souvent gouvernées principalement par la 
répression étatique et pro-étatique, et non par un système de droits et 
de représentation démocratiques. Pourquoi alors supposer qu’ils vivent 
dans une démocratie? En outre, n’oublions pas que les nazis eux-mêmes 
voyaient dans les États-Unis la forme la plus avancée de politique 
d’apartheid racial et qu’ils l’utilisaient explicitement comme modèle.58
Le
 paradigme des modes multiples de gouvernance est dialectique dans la 
mesure où il est attentif aux dynamiques de classe à l’œuvre au sein de 
la société capitaliste et au fait que les différentes composantes de la 
population ne sont pas gouvernées de la même manière. Les membres de la 
classe professionnelle des cadres aux États-Unis, par exemple, jouissent
 effectivement de certains droits démocratiques au sens formel, et ils 
peuvent être invoqués avec succès dans diverses formes de lutte de 
classe légale. Ceux qui sont sous la botte du capitalisme en tant que 
population surexploitée sont souvent gouvernés d’une manière très 
différente, surtout s’ils commencent à s’organiser pour se débarrasser 
de la botte sur leur cou, comme ce fut le cas avec le Dragon (surnom 
donné à Jackson). Ils sont soumis à la terreur et à la violence 
policières. Et leurs soi-disant droits sont souvent entravés sans 
discernement, comme les vingt-neuf Black Panthers et les soixante-neuf 
militants amérindiens tués par le FBI et la police entre 1968 et 1976 
(selon les calculs de Ward Churchill). Des théoriciens comme Jackson, 
qui a passé sa vie d’adulte en prison puis a été tué dans des 
circonstances suspectes, n’ont rencontré aucune difficulté à qualifier 
cela de fascisme.
Pour comprendre comment la gouvernance sous le 
capitalisme fonctionne réellement, il est important d’adopter une 
approche dialectique fine et attentive à ses différents styles de 
fonctionnement. La démocratie dite libérale fonctionne comme le bon flic
 du capitalisme, promettant droits et représentation aux sujets dociles.
 Elle est amplement déployée pour gouverner les couches des classes 
moyennes et supérieures, ainsi que ceux qui y aspirent. Le méchant flic 
du fascisme se déchaîne sur les segments pauvres, racialisés et 
mécontents de la population, autant aux États-Unis même qu’à l’étranger.
 Évidemment, il est préférable d’être gouverné par le bon flic. Et la 
défense ainsi que l’expansion de formes de démocratie, même limitées, 
sont des objectifs tactiques valables, surtout si on les compare à 
l’horreur d’une complète prise de contrôle fasciste de l’appareil 
d’État. Cependant, il est stratégiquement important de reconnaître que –
 justement dans le cas d’un interrogatoire policier – le bon flic et le 
méchant flic travaillent ensemble pour le même État et avec un objectif 
identique: maintenir, voire intensifier, les relations sociales 
capitalistes en utilisant la carotte de la démocratie bourgeoise ou le 
bâton du fascisme.
ZD : Beaucoup de personnes pensent que 
l’émergence du « phénomène Trump » signifie que le danger du fascisme 
est en augmentation. Que pensez-vous de ce point de vue ? Quelle est 
votre analyse de la prise d’assaut du Capitole par les partisans de 
Donald Trump le 6 janvier 2021 ?
GR : 
Trump a enhardi les forces fascistes et encouragé leurs activités. C’est
 un suprémaciste blanc ultranationaliste doublé d’un capitaliste et d’un
 impérialiste enragé.59 Cependant le phénomène Trump est le 
symptôme d’une crise plus large au sein de l’ordre impérialiste. En 
raison du développement persistant d’un monde multipolaire, de la montée
 de la Chine, des échecs du néolibéralisme financiarisé et du déclin du 
pouvoir des principaux États impérialistes, le fascisme est en forte 
hausse dans le monde capitaliste.
Dans le contexte américain, la 
campagne présidentielle de Joe Biden pour l’élection de 2020 a été 
largement organisée autour de l’idée qu’il était capable de sauver le 
pays du fascisme parce qu’il respecterait le transfert pacifique du 
pouvoir et l’État de droit. Il est certainement vrai qu’une démocratie 
bourgeoise est de loin préférable à une dictature ouvertement fasciste. 
Et la lutte pour la première contre la seconde est de la plus haute 
importance. Aussi corrompue, dysfonctionnelle et mensongère que soit la 
démocratie bourgeoise, elle laisse à certains segments de la population 
une marge de manœuvre importante pour s’organiser, s’éduquer 
politiquement et construire le pouvoir. Néanmoins, c’est une grave 
erreur de supposer que le Parti démocrate aux États-Unis constitue un 
rempart contre le fascisme. En arrivant au pouvoir, Biden n’a pas 
immédiatement pris de mesures pour mettre Trump en prison pour complot 
séditieux. Et les fascistes sur le terrain ont généralement été traités 
avec des gants. Très peu ont été accusés de complot séditieux, et la 
plupart des peines de ceux qui ont été condamnés ont été 
inhabituellement légères. Ce n’est que maintenant, des années après les 
événements – et à l’approche de l’élection présidentielle de 2024 – que 
certains des conspirateurs risquent des peines de prison et que Trump 
est poursuivi sur plusieurs fronts. De plus, l’administration de Biden 
n’a pas pris de mesures sérieuses pour faire reculer l’État policier 
américain, la violence policière raciste et le système d’incarcération 
de masse (qu’il a contribué à construire). Il n’a pas non plus pris de 
mesures significatives pour démanteler les organisations et milices 
fascistes. Même si Scranton Joe (Joe Biden) n’a pas soutenu ouvertement 
les mouvements fascistes locaux comme Trump l’a fait, ce qui est 
clairement une évolution positive, son équipe a poursuivi le programme 
impérialiste américain et a soutenu de manière agressive le 
développement du fascisme dans des pays comme l’Ukraine. 60
Concernant
 la prise du Capitole, cet événement n’était pas simplement un 
soulèvement spontané contre l’élection de Biden. Comme je l’ai documenté
 dans un article détaillé sur le sujet, ce projet était soutenu par une 
partie de la classe dirigeante capitaliste. Et les plus hauts niveaux du
 gouvernement américain ont permis que cela se produise61. 
L’héritière des supermarchés Publix, Julie Jenkins Fancelli, a fourni 
environ 300.000 dollars pour l’opération « Stop and Steal – Arrêtez et 
Volez» [qui contestait les résultats de l’élection en 2020]. L’entourage
 de la famille Trump a également été directement impliqué dans le 
financement de la manifestation, pour laquelle il a collecté des 
millions de dollars : «L’opération politique de Trump a versé plus de 
4,3 millions de dollars aux organisateurs du 6 janvier62.» 
Loin d’être une résolution populaire, il s’agissait donc d’une opération
 de la base stimulée artificiellement. De plus, il existe des signes 
très clairs selon lesquels le haut commandement des services de 
renseignement, de l’armée et de la police a autorisé – au minimum – la 
prise d’assaut du Capitole. Quiconque connaissant les mesures de 
sécurité draconiennes mises en place pour les manifestations 
progressistes au Capitole l’a immédiatement perçu, simplement sur la 
base des séquences vidéo et du fait que seulement un cinquième de la 
police du Capitole était en service ce jour-là et était mal équipé pour 
faire face à l’événement et aux émeutes largement attendues. Or, on sait
 désormais que le haut commandement de l’armée est directement 
responsable du retard dans le déploiement de la Garde nationale et que 
les agents du ministère de la Homeland Security (Sécurité Intérieure) en
 attente près du Capitole n’ont pas été mobilisés. Tout cela, et bien 
plus encore, met en évidence la complicité des plus hauts niveaux du 
gouvernement américain dans le saccage du Capitole.
Pour quiconque
 qui a étudié sérieusement la longue histoire de l’expansion des 
opérations psychologiques entreprises par la Sécurité Intérieure des 
États-Unis, certains éléments du 6 janvier se chevauchent dans cette 
histoire. Pour être clair, cela ne signifie pas qu’il s’agissait d’une 
conspiration dans la manière idiotement colportée par les médias 
bourgeois. Comme l’idée que les gens qui ont pris d’assaut le Capitole 
étaient tous impliqués ou étaient des acteurs rémunérés, ou quelque 
chose d’absurde de ce genre. Ces opérations sont menées sur la base du 
«besoin de savoir», ce qui signifie que dans une situation idéale, 
seules quelques personnes au sommet des chaînes de commandement sont des
 complices conscients. Derrière eux, nombreux sont ceux qui agissent 
inconsciemment et de leur propre chef. Cela crée un niveau élevé 
d’imprévisibilité et favorise ainsi l’apparition souhaitée d’une action 
spontanée venant d’en bas, fournissant de la sorte une couverture aux 
décideurs au sommet.
Il
 reste beaucoup à savoir sur les opérateurs d’élite impliqués dans le 
financement, l’encouragement et l’autorisation de la prise du Capitole. 
En attendant que davantage d’informations soient disponibles, comme ce 
sera probablement le cas au fil du temps, nous savons au moins qu’il 
s’agit d’un événement extrêmement utile pour l’administration Biden. 
Cela a permis à « Sleepy Joe » d’accéder au pouvoir en revêtant 
l’auréole surprenante du «sauveur de la démocratie» tout en lui 
fournissant une maigre couverture pour ses mouvements vers la droite et 
la guerre en cours de la classe dirigeante contre les travailleurs. 
Trump a été presque immédiatement réhabilité, plutôt que mis en prison. 
Les marionnettes médiatiques de son administration – des gens comme 
Tucker Carlson et Alex Jones – ont contribué à construire un récit flou 
selon lequel Trump et ses partisans ont été victimes d’une terrible 
conspiration gouvernementale. Se présentant comme un renégat épris de 
liberté et opposé au grand gouvernement, il s’est préparé à une nouvelle
 campagne présidentielle en tant que soi-disant outsider. On ne sait pas
 exactement jusqu’où iront les poursuites engagées contre lui, mais le 
moment est très suspect, car elles surviennent trois ans après les 
faits, à un moment où le prochain cycle d’élections présidentielles 
s’annonce au coude à coude ; course de chevaux entre deux candidats 
impérialistes.
ZD : Pour la gauche 
globale aujourd’hui, comment résister à l’hégémonie idéologique de la 
bourgeoisie ? Quel type de théorie révolutionnaire devrions-nous 
construire ?
GR : Dans le monde 
capitaliste, l’hégémonie idéologique de la bourgeoisie est maintenue par
 le contrôle stupéfiant qu’elle exerce sur l’appareil culturel, 
c’est-à-dire l’ensemble du système de production, de distribution et de 
consommation culturelle. «Cinq sociétés gigantesques», écrit Alan 
MacLeod, «contrôlent plus de 90 % de ce que l’Amérique lit, regarde ou 
écoute63». Ces mégacorporations travaillent en étroite 
collaboration avec le gouvernement américain, comme nous l’avons 
brièvement évoqué ci-dessus. Leur objectif global a été clairement 
énoncé par le directeur de la CIA, William Casey, lors de sa première 
réunion du personnel en 1981: «Nous saurons que notre programme de 
désinformation sera accompli lorsque tout ce que le public américain 
croit est faux.64».
Telles sont les conditions 
objectives de la lutte idéologique dans un pays comme les États-Unis. Il
 est donc naïf de penser qu’il nous suffit de développer une analyse 
correcte et de partager nos points de vue individuels, en convainquant 
les gens par une argumentation et une conversation rationnelles. Pour 
exercer une influence réelle, nous devons travailler collectivement et 
trouver des moyens de tirer parti du pouvoir en notre faveur. Dans un 
livre sur lequel je travaille actuellement avec Jennifer Ponce de Léon, 
qui examine la culture comme lieu de lutte des classes, nous avons 
distingué de manière heuristique trois tactiques différentes. 
Premièrement, la tactique du cheval de Troie, qui consiste à utiliser 
l’appareil culturel bourgeois contre lui-même en profitant de son 
infrastructure extraordinaire pour s’y introduire clandestinement – et 
ainsi diffuser largement – des messages contre-hégémoniques (Boots Riley
 est un excellent exemple de quelqu’un qui a réussi ça). Une deuxième 
tactique importante consiste à développer un appareil alternatif pour la
 production, la circulation et la réception des idées. Il y a de 
nombreux efforts importants qui sont en cours sur ce front, depuis les 
médias et publications alternatifs jusqu’aux plateformes éducatives, les
 espaces culturels, les réseaux militants et les centres communautaires.
 Ponce de Léon et moi sommes tous deux impliqués dans l’Atelier de 
Théorie Critique, dédié à ce type de travail65. Enfin, il y a
 les appareils socialistes qui ont été développés dans les pays qui ont 
détourné le pouvoir de la bourgeoisie. Les nouvelles, l’information et 
la culture qu’ils produisent constituent une véritable alternative à 
l’appareil culturel capitaliste. Pour ne citer que deux exemples majeurs
 dans l’hémisphère occidental, Prensa Latina à Cuba et Telesur au 
Venezuela accomplissent un travail singulièrement important.
Concernant le type de théorie révolutionnaire dont nous avons besoin, je ne pourrais qu’approuver Cheng Enfu [Cheng
 Enfu, né en juillet 1950, est directeur de l’Académie de philosophie 
marxiste et directeur du Centre d’études économiques occidentales du 
CASS, et président de la WAPE – Association mondiale d’économie 
politique]. En suivant et en développant les travaux de beaucoup 
d’autres, il a soutenu de manière convaincante que le marxisme est 
créatif et doit régulièrement être adapté à des situations variables 66.
 Le marxisme est loin d’être une doctrine gravée dans le marbre. Ce que 
Losurdo a appelé un processus d’apprentissage qui change avec le temps. À
 l’heure actuelle, il y a beaucoup de travail à faire sur ce front. Pour
 ne souligner que trois des questions les plus urgentes, nous devons 
développer davantage une théorie révolutionnaire capable à la fois de 
comprendre et de mettre un terme au fascisme, à la guerre mondiale et à 
l’effondrement écologique67. Puisque je vis et m’organise 
dans le noyau impérial, j’ajouterai qu’ il est également essentiel de 
développer une théorie et une pratique révolutionnaires dans cette 
région spécifique, qui a jusqu’à présent été inaccessible aux prises de 
pouvoir d’État.
Dans l’ensemble, la théorie révolutionnaire la 
plus importante est celle qui contribue à la tâche complexe et difficile
 de la construction du socialisme. Il y a eu de nombreuses surprises et 
beaucoup de choses ont été apprises depuis 1917. La situation mondiale 
est aujourd’hui très différente de ce qu’elle était à l’apogée de la 
Troisième Internationale ou pendant la guerre froide. Les pays 
socialistes travaillent de concert avec les pays capitalistes soucieux 
du développement national pour construire de nouveaux cadres 
internationaux qui s’opposent à l’ordre mondial impérial (BRICS+, les 
Initiatives la Belt Road – « Ceinture de la Route », l’Organisation de 
coopération de Shanghai, l’ASEAN, etc.). Les soulèvements récents en 
Afrique occidentale et centrale ont remis en cause le régime néocolonial
 français dans la région et la prison de l’impérialisme occidental. 
Comprendre et faire avancer ces luttes et d’autres pour la libération 
anticoloniale et le monde multipolaire émergeant est une tâche théorique
 et pratique vitale. Dans le même temps, il est de la plus haute 
importance de pouvoir élucider comment la contestation de l’ordre 
mondial impérialiste et le développement de la multipolarité peuvent 
constituer des tremplins vers l’expansion du projet socialiste. C’est 
l’un des problèmes les plus urgents de notre époque.
Source originale: Monthly Review
Traduit de l’anglais par Cami pour Investig’Action
Notes
Note
 de la rédaction : le cofondateur de Monthly Review, Paul M. Sweezy, a 
également travaillé pour la branche recherche et analyse de l’OSS 
(Bureau des services stratégiques) pendant la Seconde Guerre mondiale, 
qui était une agence de renseignement du gouvernement des États-Unis. 
Elle a été créée le 13 juin 1942 après l’entrée en guerre des États-Unis
 dans la Seconde Guerre mondiale pour collecter des informations et 
conduire des actions «clandestines et non ordonnées par d’autres 
organes». Elle est démantelée à la fin de l’année 1945 pour être 
remplacée par la Central Intelligence Agency (CIA).
1.  Voir Raúl Antonio Capote, Enemigo (Madrid : Ediciones Akal, 2015).
2. 
 Les informations contenues dans ce paragraphe et les suivants sont 
compilées à partir de sources multiples, notamment des recherches 
d’archives, de nombreuses demandes du Freedom of Information Act et des 
ouvrages tels que Philip Agee et Louis Wolf, eds., « Dirty Work: The CIA in Western Europe », 1ère éd. (Dorset : Dorset Press, 1978) ; Frédéric Charpier, « La C.I.A. en France : 60 ans d’ingérence dans les affaires françaises » (Paris : Editions du Seuil, 2008) ; Ray S. Cline, « Secrets, Spies, and Scholars » (Washington, DC : Acropolis, 1976) ; Peter Coleman, « The Liberal Conspiracy: The Congress for Cultural Freedom and the Struggle for the Mind of Postwar Europe » (New York : The Free Press, 1989) ; Allan Francovich, » On Company Business » (documentaire), 1980 ; Pierre Grémion, «Intelligence de l’anticommunisme : Le Congrès pour la liberté de la culture à Paris , 1950-1975» (Paris : Librairie Arthème Fayard, 1995) ; Victor Marchetti et John D. Marks,  «The CIA and the Cult of Intelligence» (New York : Dell Publishing Co., 1974) ; Frances Stonor Saunders, «The Cultural Cold War» (New York : The New Press, 2000) ; Giles Scott-Smith,  «The Politics of Apolitical Culture: The Congress for Cultural Freedom, the CIA and Post-War American Hegemony » (New York : Routledge, 2002) ; John Stockwell, «The Praetorian Guard: The U.S. Role in the New World Order» (Boston : South End Press, 1991) ; Hugh Wilford, «The Mighty Wurlitzer : How the CIA Played America» (Cambridge, Massachusetts : Harvard University Press, 2008).
3. Voir Wilford,  «The Mighty Wurlitzer».
4. Voir Carl Bernstein, “The CIA and the Media”, Rolling Stone, 20 octobre 1977.
5. John M. Crewdson, «Worldwide Propaganda Network Built by the C.I.A.», New York Times, 26 décembre 1977.
6. Rapport du groupe de travail, mémorandum destiné au directeur du renseignement central, « Task Force Report on Greater CIA Openness » (Worldwide Propaganda Network Built by the C.I.A.), 20 décembre 1991, cia.gov.
7. Voir Crewdson, « Worldwide Propaganda Network ».
8. Cité dans William F. Pepper, “The Plot to Kill King” (New York : Skyhorse, 2018), 186.
9. Crewdson, «Réseau mondial de propagande».
10. Voir les articles de Yasha Levine, «Surveillance Valley» (New York : PublicAffairs, 2018) et Alan Macleod dans MintPress News : «National Security Search Engine : Google’s Ranks Are Filled with CIA Agents», 25 juillet 2022 ; «Rencontrez les anciens agents de la CIA qui décident de la politique de contenu de Facebook», 12 juillet 2022 ; «Le Bureau fédéral des tweets : Twitter embauche un nombre alarmant d’agents du FBI»,
 21 juin 2022 ; « Le pipeline de l’OTAN vers TikTok: pourquoi TikTok 
emploie-t-il autant d’agents de sécurité nationale ? », 29 avril 2022.
11.
 Le rapport du comité Church a été étroitement contrôlé et supervisé par
 la CIA elle-même, il est donc fort probable que les chiffres étaient et
 sont beaucoup plus élevés.
12. Voir Noam Chomsky et al., The Cold War and the University (New York : The New Press, 1997) ; Sigmund Diamond, “Compromised Campus: The Collaboration of Universities with the Intelligence Community”, 1945–1955 (Oxford : Oxford University Press, 1992); Walter Rodney,  «The Russian Revolution: A View from the Third World», éd. Robin D. G. Kelley et Jesse Benjamin (Londres: Verso, 2018); Christopher Simpson, « Science of Coercion: Communication Research and Psychological Warfare» (Oxford : Oxford University Press, 1996).
13.
 Voir The New School Archives, John R. Everett records (NS-01-01-02), 
série 3. Dossiers thématiques, 1918-1979, vrac: 1945-1979, Central 
Intelligence Agency (CIA), 1977-1978, 
findingaids.archives.newschool.edu/repositories/3/archival_objects/34220.
 Une large collection de documents montrent certains détails et est 
disponible dans la collection Black Vault MKULTRA, theblackvault.com.
14. Voir Gabriel Rockhill, “Radical History and the Politics of Art” (New York : Columbia University Press, 2014).
15. Voir Matthew Alford et Tom Secker,” National Security Cinema: The Shocking New Evidence of Government Control in Hollywood “(CreateSpace Independent Publishing Platform, 2017).
16. Cité dans Alford et Secker, National Security Cinema, 49.
17. Voir par exemple Michel Collon et Test Media International, Ukraine : La Guerre des images (Bruxelles : Investig’Action, 2023).
18. Voir Wilford, « Le Puissant Wurlitzer » ; Agee et Wolf, « Sale boulot » ; Charpier, « La C.I.A. en France ».
19. Voir Daniele Ganser, “NATO’s Secret Armies” (New York : Routledge, 2004) et Allan Francovich, “Gladio” (documentaire), British Broadcasting Corporation, 1992.
20. Voir Saunders, « The Cultural Cold War » et Hans-Rüdiger Minow, « Quand la CIA infiltrait la culture » (documentaire), ARTE, 2006.
21. Le terme poststructuralisme
 est à bien des égards une invention anglophone puisque, dans le 
contexte français (du moins à l’origine), les soi-disant 
poststructuralistes étaient considérés comme poursuivant et intensifiant
 – certes, de manières légèrement différentes – le projet 
structuraliste.
22. Michel Foucault, « Dits et écrits 1954-1988 »,
 vol. 1 (Paris : Éditions Gallimard, 1944), 542. Pour plus sur Focault, 
voir Gabriel Rockhill, « Foucault : The Faux Radical » Los Angeles 
Review of Books, Octobre 12, 2020, thephilosophicaksalon.com
23. Voir Gabriel Rockhill, « The Myth of 1968 Thought and the French Intelligentsia », Revue mensuelle 75, no. 2 (juin 2023) : 19-49.
24.  Voir mon avant-propos pour Aymeric Monville, « Neocapitalism According to Michel Clouscard» (Madison : Iskra Books, 2023).
25. Direction du renseignement,  « France : Défection des intellectuels de gauche », Central Intelligence Agency, 1er décembre 1985, 6, cia.gov.
26. Walter Rodney, “Decolonial Marxism : Essays from the Pan-African Revolution” (Londres : Verso, 2022), 46.
27. Une grande partie des preuves de mes commentaires peuvent être trouvées dans les articles suivants : Gabriel Rockhill, «The CIA and the Frankfurt School’s Anti-Communism», Los Angeles Review of Books, 27 juin 2022, thephilosophicalsalon.com, et Gabriel. Rockhill, « Critical and Revolutionary Theory: For the Reinvention of Critique in the Age of Ideological Realignment », dans Domination et Emancipation: Refaire la critique, éd. Daniel Benson (Lanham: Rowman and Littlefield Publishers, 2021), 117-61.
28. Cité dans Wolfgang Kraushaar, éd., Frankfurter “Schule und Studentenbewegung : Von der Flaschenpost zum Molotowcocktail 1946–1995“, vol. 1, Chronik (Hambourg : Rogner et Bernhard GmbH et Co. Verlags KG, 1998), 252-53.
29. Sur la guerre de Suez, voir Richard Becker, « Palestine, Israel and the U.S. Empire » (San Francisco : PSL Publications, 2009), 71-78.
30.  Cité dans Stuart Jeffries, “Grand Hotel Abyss: The Lives of the Frankfurt School”
 (Londres : Verso, 2016), 297. Les déclarations d’Adorno et Horkheimer 
sur Nasser sont de la même famille que la propagande produite par les 
médias et les agences de renseignement occidentales. Comme Paul Lashmar 
et James Oliver ont argumenté de manière convaincante, le Département de
 recherche sur l’information – un bureau secret de propagande 
anticommuniste étroitement lié au MI6 et à la CIA – a fait pression sur 
la BBC et ses autres organes d’information pour qu’ils présentent Nasser
 comme «un dupe soviétique», ce qui était «une ligne de propagande 
polyvalente favorisé par les dirigeants anticoloniaux» (Paul Lashmar et 
James Oliver, Britain’s Secret Propaganda War: 1948-1977 [Phoenix Mill, Royaume-Uni: Sutton Publishing Limited, 1998], 64).
31. Voir Franz Neumann et al., «Secret Reports on Nazi Germany: The Frankfurt School Contribution to the War Effort», éd. Raffaele Laudani, trad. Jason Francis McGimsey (Princeton : Princeton University Press, 2013); Barry M. Katz, «Foreign Intelligence: Research and Analysis in the Office of Strategic Services, 1942-1945» (Cambridge, Massachusetts : Harvard University Press, 1989); Tim B. Müller, Krieger und Gelehrte : «Herbert Marcuse und die Denksysteme im Kalten Krieg» (Hambourg : Hamburger Edition, 2010).
32. Jürgen Habermas, «The New Conservativism: Cultural Criticism and the Historians’ Debate», éd. et trad. Shierry Weber Nicholsen (Cambridge, Massachusetts : MIT Press, 1990), p. 69.
33.  Voir Rockhill, «Critical and Revolutionary Theory».
34. Nancy Fraser, «Capitalism’s Crisis of Care», Dissent 63, no. 4 (automne 2016).
35. Voir Tita Barahona, “Judith Butler, la pope del ‘feminismo’ postmoderno, y su apoyo al capitalismo yanqui”, Canarias-semanal, 7 avril 2022, canarias-semanal.org, et Ben Norton,
«
 Postmodern Philosopher Judith Butler a fait des dons à plusieurs 
reprises à «Top Cop» Kamala Harris », 18 décembre 2019, bennorton.com.
36. 
 Voir, par exemple, mes critiques à Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya 
et Nancy Fraser dans Rockhill, «  Critical and Revolutionary Theory ».
37. Stephen Gowans en fournit de nombreux excellents exemples dans son livre « Washington’s Long War on Syria » (Montréal : Baraka Books, 2017).
38. Gabriel Rockhill, « Capitalism’s Court Jester: Slavoj Žižek », CounterPunch, 2 janvier 2023.
39.
 Voir le débat électoral télévisé de 1990 archivé sur YouTube : « Slavoj
 Žižek — 1990 Election Debate in Slovenia », vidéo YouTube, 9:40, 
publiée le 18 mai 2021, youtube.com/watch?v=942h8enHCZs.
40. Slavoj Žižek, «Why the West Will Keep Losing in Africa: Neocolonialism Is Giving Birth to a Wretched Authoritarianism », New Statesman, 4 septembre 2023.
41. Slavoj Žižek, « The Left Must Embrace Law and Order », New Statesman, 4 juillet 2023.
42. Voir par exemple Collon, « Ukraine : La Guerre des images » et Pepe Escobar, « Why the CIA Attempted a ‘Maidan Uprising’ in Brazil », The Cradle, 10 janvier 2023, new.thecradle.co.
43.
 Amin a écrit : « La triade a organisé à Kiev ce qu’on devrait appeler 
un ‘putsch euro/nazi’. La rhétorique des médias occidentaux, affirmant 
que la politique de la Triade vise à promouvoir la démocratie, est tout 
simplement un mensonge » ( Samir Amin, « Contemporary Imperialism », 
Monthly Review 67, n° 3 [juillet-août 2015] : 23-36).
44. Voir Gabriel Rockhill, « The U.S. Is Not a Democracy, It Never Was », CounterPunch, 13 décembre 2017.
45. John Grafton, éd., “The Declaration of Independence and Other Great Documents of American History 1775–1865” (Mineola, New York : Dover, 2000), 8. Voir également Roxanne Dunbar-Ortiz, “An Indigenous Peoples’ History of the United States” (Boston : Beacon Press, 2015) et David Michael Smith, “Endless Holocausts” (New York : Monthly Review Press, 2023).
46. Terry Bouton, “Taming Democracy: “The People,” the Founders, and the Troubled Ending of the American Revolution” (Oxford : Oxford University Press, 2007), 4.
47. Ralph Louis Ketcham, éd., “The Anti-Federalist Papers and the Constitutional Convention Debates” (New York : Signet, 2003), 199.
48. Herbert J. Storing, éd., “The Complete Anti-Federalis”t, vol. 2 (Chicago : University of Chicago Press, 2008), 13.
49.
 Bien que j’ai quelques problèmes avec le cadrage global, je fournis une
 grande partie des preuves empiriques de mes affirmations dans le 
troisième chapitre de ce livre : Gabriel Rockhill, « Contre-histoire du temps présent : Interrogations intempestives sur la mondialisation, la technologie, la démocratie » (Paris : CNRS Éditions, 2017). Il est également disponible en anglais : Counter-History of the Present: Untimely Interrogations into Globalization, Technology, Democracy (Durham : Duke University Press, 2017).
50.
 Martin Gilens et Benjamin I. Page, «Testing Theories of American 
Politics: Elites, Interest Groups, and Average Citizens», Perspectives 
on Politics la politique 12, no. 3 (septembre 2014) : 564.
51. Voir William Blum, “Killing Hope : US Military and CIA Interventions Since World War II”(Londres : Zed Books, 2014), ainsi que son « Overthrowing Other People’s Governments : The Master List » sur williamblum.org.
52. Gabriel Rockhill,  “Liberalism and fascis : The Good Cop and Bad Cop of Capitalism,”, Black Agenda Report, 21 octobre 2020, blackagendareport.com.
53. Gabriel Rockhill, « “C,” CounterPunch, October 16, 2020.
54.
 « Le Maréchal Badoglio, ancien collaborateur de Benito Mussolini, 
responsable de terribles crimes de guerre en Éthiopie, a été autorisé à 
devenir le premier chef du gouvernement de l’Italie post-fasciste. Dans 
la partie libérée de l’Italie, le nouveau système ressemblait 
étrangement à l’ancien et a donc été rejeté par beaucoup comme fascismo senza Mussolini, ou « fascisme sans Mussolini » » (Jacques R. Pauwels, The Myth of the Good War [Toronto : Lorimer, 2015], 119).
55. Voir Dunbar-Ortiz, “An Indigenous Peoples’ History of the United States et Smith”, Endless Holocausts.
56. George L. Jackson,” Blood in My Eye” (Baltimore : Black Classic Press, 1990), 9.
57. Voir, par exemple, James Q. Whitman, “Hitler’s American Model” (Princeton : Princeton University Press, 2018).
58. Voir John Bellamy Foster, “Trump in the White House: Tragedy and Farce” (New York : Monthly Review Press, 2017).
59. Voir Gabriel Rockhill, « Nazis in Ukraine: Seeing through the Fog of the Information War », Liberation News, 31 mars 2022, liberationnews.org.
60. Voir Gabriel Rockhill, « Lessons from January 6th: An Inside Job », CounterPunch, 18 février 2022.
61. Anna Massoglia, « Details of the Money behind Jan. 6 Protests Continue to Emerge », OpenSecrets News, 25 octobre 2021, opensecrets.org.
62. Alan MacLeod, éd., Propaganda in the Information Age : Still Manufacturing Consent (New York : Routledge, 2019).
63.
 Concernant son origine, voir cette discussion de cette déclaration 
souvent citée : Tony Brasunas, « Is the CIA Trying to Deceive All 
Americans ? », 9 février 2023, tonybrasunas.com.
64. Voir critiquetheoryworkshop.com.
65. Voir Cheng Enfu, “China’s Economic Dialectic” (New York : International Publishers, 2021).
66.
 L’un des marxistes les plus importants aux États-Unis, John Bellamy 
Foster, a réalisé un travail extrêmement important sur ces trois fronts.