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lundi 3 novembre 2025

Constellation Guy Debord/Jean Cazeneuve : sur le "spectacle"

Dans le volume 1 de la Correspondance de Debord, couvrant les années 1960-64, les références au "spectacle" et au "spectaculaire" s'affirment. 
 
Dans une lettre datée du 25 novembre 1964, il écrit: "Mon livre, La Société du Spectacleainsi que celui de Vaneigem, ne paraîtront pas avant l’année prochaine."
 
L'ouvrage de Debord et celui de Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, ne seront finalement publiés qu'en 1967.

 

A la même époque où Debord travaille sur son ouvrage, la notion de spectacle, sous son aspect particulier de manipulation des opinions publiques, est "rendue" dans un article du sociologue Jean Cazeneuve intitulé "La fabrication de l'opinion", paru dans le premier numéro de la revue professionnelle Les cahiers de la publicité.

Voir lien suivant: https://www.persee.fr/issue/colan_1268-7251_1962_num_1_1

Cette parfaite analyse du phénomène de manipulation de l'opinion par voie médiatique, est un texte court et synthétique. C'est celui d'un professionnel qui s'adresse au milieu publicitaire et donc sans volonté de le diffuser auprès du grand public. On y trouve nombre des saillies que Debord aurait sûrement aimé reprendre, ou du moins considérées comme analytiquement convergentes à partir de deux positions singulièrement divergentes.

le texte de Cazeneuve est écrit 26 ans avant la parution de La fabrication du consentement d'Edward Herman et Noam Chomsky, un ouvrage qui était lui -comme celui de Debord- destiné à ouvrir les yeux du grand public sur ces questions.

Jean Cazeneuve a été le président de la chaîne de télévision TF1 de 1975 à 1978, soit avant sa privatisation. On peut penser que son successeur  à la présidence de TF1 privatisée, Patrick Le Lay, a peut-être lu avec intérêt ce texte inspirant pour proférer sa fameuse saillie concernant le "temps de cerveau disponible" en 2004. 
 

lundi 20 octobre 2025

Le flipper situationniste de Jacqueline de Jong. Exposition 2020

SOURCE: https://lunettesrouges1.wordpress.com/2020/12/14/le-flipper-situationniste-jacqueline-de-jong/ 

Jacqueline de Jong, Same Players Shoot Again, vu d’exposition Treize, décembre 2020

L’exposition de Jacqueline de Jong au Stedelijk à Amsterdam en 2019 avait beau être titrée « Pinball Wizard «, on ne pouvait pas y jouer au flipper dans les salles du musée. Alors qu’à Paris, jusqu’au 16 janvier, une plus petite exposition de Jacqueline de Jong dans ce centre d’art parisien (qui fut déprogrammée deux fois cette année pour cause de confinement) vous offre la possibilité de jouer à ce que, dans mes années de lycée pré-anglicisation, on nommait la babasse. D’une part, c’est un jeu à la fois souple et brutal, érotique et violent, orgasmique dit-elle (faire tilt …), et un jeu historiquement semi-clandestin, où on joue contre l’appareil. Mais, et c’est aussi cet aspect là qui intéresse Jacqueline de Jong, c’est un jeu topologique : mes vieux souvenirs de maths se réveillent un peu, et je saisis bien l’intérêt que les Situationnistes trouvaient à la topologie, qui préserve la structure malgré les déformations et ne prend en compte que les limites et non les formes. L’artiste, dans une petite vidéo de VPRO datant de sa trentaine, cite le pénis comme objet topologique idéal, adoptant des formes (et des rôles) différents selon les situations, avec un volume et un aspect changeant. Dans The Situationist Times, la revue graphique, colorée, inventive, encyclopédique (tout le contraire du lugubre bulletin de l’IS) que Jacqueline de Jong édita aprés son départ de l’IS, trois numéros furent consacrés à des motifs topologiques, le noeud, le labyrinthe et l’anneau; mais le numéro 7 prévu sur le flipper ne sortit jamais.

Jacqueline de Jong, The pain is beautiful, série Chroniques d’Amsterdam, 1971, peinture sur toile, celluloid, bois, charnières en métal

À part y jouer au flipper (un Gottlieb Jungle Queen de 1977), dans une ambiance joyeuse, l’intérêt principal de cette exposition est qu’elle reprend donc les documents, lettres, photographies et dessins qui devaient composer ce numéro 7 sur les flippers. Le flipper est vu comme un espace dans lequel la balle va dériver, une situation qu’elle va transformer. C’est la découverte de cet ordinateur jouet, fonctionnant lui aussi avec des billes et des clapets, mais à des fins plus scientifiques, qui rappela à Jacqueline de Jong l’existence de cette documentation oubliée dans un cageot, qui fut d’abord montrée à Oslo en 2017 (puis à Malmö, Silkeborg, et au Stedelijk avant d’arriver à Paris). L’exposition montre aussi d’autres oeuvres de Jacqueline de Jong, sérigraphies Pinball Wizard (l’une au mur du fond sur la photo ci-dessus), tableaux, affiche de Mai 68, et ce tableau valise des Chroniques d’Amsterdam. Avec la revue sont présentées ici des vidéos d’entretiens (visibles ici) de Ellef Prestsaeter (auteur de ce livre de référence sur le sujet; introduction) avec l’artiste feuilletant et commentant les six numéros, sous l’égide du Scandinavian Institute for Computational Vandalism (lequel avait été fondé par Asger Jorn).

Jacqueline de Jong, Entretien avec Gallien Déjean, Aware / Manuella éditions, 2020

Vient de sortir un excellent livre d’entretien de Gallien Déjean avec Jacqueline de Jong (à l’occasion de son prix Aware; 128 pages, dont une quarantaine d’illustrations, 15€). Gallien Déjean, qui est un des quatre commissaires de cette exposition, y interroge longuement Jacqueline de Jong sur sa vie, qui fut assez mouvementée dès son enfance et toujours plutôt bohème (la « baronne gitane « ), avec une constante volonté d’autonomie et une créativité débordante. Il l’a fait parler de son art, un peu de ses idées esthétiques (« Je n’étais pas une grande philosophe quand je peignais », p. 58), et beaucoup, et fort bien, de l’énergie de ses tableaux, du mouvement qui les anime et de son inspiration. Le livre étant édité par Aware, il tente aussi de la faire parler de son intérêt pour le féminisme, mais sans grand succès : toujours aussi libre, celle que Restany qualifiait de « la petite situ » (p.60), répond avec sa franchise habituelle : « À l’époque, pas vraiment … Du point de vue artistique, j’avais tendance à me méfier de la forme de narcissisme que pouvait induire le féminisme, que je trouvais emmerdante » (p. 63), disant s’affirmer, lutter en tant qu’artiste et non en tant que femme. Et (page 31), elle dément tout « relent sexiste » chez Guy Debord. Livre donc très intéressant, mais avec une petite bizarrerie : il comprend 145 notes de bas de pages, certaines sont très utiles et instructives, mais quand on lit, par exemple, une information aussi utile que « note 10 : Pierre Soulages (né en 1919), peintre, graveur et sculpteur français » (ou idem pour Dubuffet, César, Michaux, Ernst, etc.), on sourit.

Photos 1 & 2 de l’auteur

Sur l'exposition "Guy Debord : un art de la guerre" à la Bibliothèque nationale de France en 2013 (par Marc Lenot)

 SOURCE: https://lunettesrouges1.wordpress.com/2013/04/12/guy-debord/

Les critiques sur l’exposition Guy Debord à la Bibliothèque Nationale (jusqu’au 13 juillet) portent la plupart du temps sur l’incompatibilité présumée entre la pensée, la morale de Debord et le fait d’être exposé dans une grande institution de l’état, d’être désormais récupéré par le spectacle, reconnu comme une icône nationale, un trésor national, ou, accessoirement, sur le pactole que sa veuve a reçu pour ces archives et sur les riches donateurs qui ont contribué à leur acquisition (dans une lettre du 25 juin 1968 à Michèle Bernstein, Debord n’écrivait-il pas : «il faut se méfier des gens de l’ex CMDO [le comité de Mai 68 regroupant situationnistes et enragés] ; il y en a peut-être même qui quémandent de l’argent dans l’intelligentsia en parlant plus ou moins vaguement de l’I.S. Il ne faut absolument pas être mélangé à ces fantaisistes. »). Les critiques portent sur la spectacularisation de Debord, parfois aussi sur le fait que les autres situationnistes n’apparaissent dans cette exposition que sous l’angle de Debord, réel ou présumé, et qu’il y a là une certaine forme de trahison, d’appropriation ; sans compter ceux qui en profitent pour régler leurs comptes avec la BnF pour des histoires de copyright ou à cause de la procédure de mise à disposition du public de textes inaccessibles (qui soulève un tollé élitiste que je comprends mal, mais ce n’est pas le sujet), pratiques qui devraient interdire à la BnF d’exposer Debord, si on les en croit…

Détail d’une photo publiée dans l’I.S. n°5, décembre 1960, p.21. Conférence de Londres de l’I.S.

Avec tous ces a priori, rares sont les critiques qui parlent vraiment de l’exposition même et du Debord qu’elle laisse entrevoir, trop dérangeant pour certains peut-être. N’appartenant à aucune des chapelles, ayant été, comme tout un chacun, émerveillé à vingt ans par la Société du Spectacle (et aussi par le Traité de savoir-vivre de Vaneigem, et le décapant De la Misère en milieu étudiant : l’étudiant en faux rebelle mais vrai conservateur; tous livres que, comme Sollers, je lisais aussitôt, dans la rue entre la librairie où je les avais achetés et mon domicile), ayant trouvé dans cette pensée sur le fil du couteau une antidote vivifiante à la ‘bouillie académico-gauchiste’, comme dit Assayas, ayant, depuis, un peu lu, j’ai, pour ma part, apprécié cette exposition (peut-être aussi parce que j’eus le privilège de la visiter une seconde fois en compagnie de la seule survivante de la photo de groupe qui fait affiche, Jacqueline de Jong, exclue en 1962).

Inscription de Guy Debord sur le mur de l’Institut, Paris 1953

Je l’ai appréciée d’abord parce que, au-delà de la richesse des documents présentés (on peut seulement regretter que, dans les 6h45 de films présentés à côté de l’exposition, manque le très ‘discrépant’ Hurlements), elle s’attache à montrer, à partir des archives, le mode de pensée et de travail de Debord. La salle ovoïde où sont présentées ses fiches de lecture, les citations qu’il recopie et qu’il classe, bristols désormais tous estampillés en écho de l’ovale rouge BnF comme une Légion d’Honneur, ne m’a semblé ni une récupération, ni une spectacularisation : le but n’est pas de lire chacune de ces fiches, mais de montrer visuellement comment la pensée de Debord s’ancrait dans une impressionnante érudition littéraire, ce qui est plus aisé dans une thèse que dans une exposition. On y relève parfois l’annotation ‘det.’ pour détournable… Le détournement est au centre même de la démarche de Debord, adepte de la citation, du collage, du montage incongru (pas si loin d’ailleurs des surréalistes honnis, même si sa pratique en la matière est plus intellectuelle qu’onirique). Il faut d’ailleurs lire le volume paru chez Actes Sud, ‘La Fabrique du Cinéma de Guy Debord‘ qui montre éloquemment comment il reprend et détourne des images de toutes origines pour les intégrer à ses films.

Guy Debord, sans titre, entre 1957 et 1962, collage et peinture selon le principe des métagraphies lettristes, 53.5x71cm, coll. Michèle Bernstein

L’intéressant est bien sûr la richesse des documents inédits, les pistes qu’ils ouvriront pour des chercheurs, l’importance des témoignages (il faut absolument voir les interviews faites par Olivier Assayas, inédites et dont la diffusion hors exposition n’est pas programmée). La période formative, les premières années lettristes (une découverte étonnante au gré des pages : le n°1 du Front de la Jeunesse, revue lettriste de 1950, appelle à la libération des miliciens emprisonnés à la Libération), l’Internationale Lettriste (pourquoi l’appeler lettriste, demande-t-on à Debord puisqu’elle est dirigée contre le lettrisme ? parce que c’est un mot déjà connu, et que ça sonne bien, répond-il, déjà adepte du spectacle) sont particulièrement éclairantes. L’attention donnée à la forme est aussi un fil conducteur à suivre ici, du nuancier de la couverture métallisée de la revue au soin extrême avec lequel les tracts sont composés ; il écrit aussi à Jorn en 1957 ces propos révélateurs : « Il nous faut créer tout de suite une nouvelle légende à notre propos ».

Exemple de détournement de comics

On peut se perdre dans la richesse des documents, s’éterniser dans les salles si l’on veut tout lire, passer des heures dans le remarquable catalogue, découvrir tous les tracts, toutes les proclamations. Mais on peut aussi se concentrer sur les moments les plus critiques, sur la rupture à la perpendiculaire de 1961/62 par exemple, quand l’Internationale Situationniste se transforme d’un mouvement principalement artistique et poétique en un mouvement principalement politique : au lieu d’élaborer le spectacle du refus, dit-il alors, il faut refuser le spectacle, ne pas l’enrichir, mais le réduire. C’est à ce moment que les artistes, en particulier le groupe Spur, Asger Jorn et Jacqueline de Jong, sont exclus ; on découvre à quel point la diatribe et l’exclusion sont essentielles dans le développement de l’IS (pratiques qui rappellent quelque peu Breton, qui, lui, fit le choix inverse, s’éloigner du politique). Un des bijoux de l’exposition, fort révélateur, est la première version de Mémoires, reliée en papier de verre pour détruire les livres qu’on oserait éventuellement leur juxtaposer.

Jacqueline de Jong, Linogravures, Mai 68

Chacun s’attachera ici aux sujets qui lui sont chers, Mai 68, la stratégie ou la cartographie, par exemple, ou bien les détournements. Sur Mai 68 il est fascinant de voir que les situationnistes (avec les enragés), chassés le 17 mai de la Sorbonne par les leaders étudiants, ont quasiment disparu de l’histoire du mouvement, car elle fut écrite essentiellement par des trotskystes et des maoïstes (et Debord reste aujourd’hui un des meilleurs outils critiques de la bonne conscience de gauche, quelque peu sous-utilisé, mais si pertinent). La stratégie est le schéma directeur de l’exposition, aux titres de section guerriers (Mai 68 : la charge de la Brigade Légère) et qui se termine avec le Jeu de la Guerre : c’est un choix intéressant, éclairant, mais qui ne saurait rendre compte de l’ensemble du travail de Debord et qu’il faut prendre avec un peu de recul.

Guy Debord, Le jeu de la guerre, 1978, cuivre argenté, 34 pièces, 38.5×46.5cm, BnF

La cartographie, les dérives, la psycho-géographie, auraient à mon sens mérité un peu plus de place tant elles me semblent être un des principaux ancrages de Debord dans une histoire du flâneur qui va de Baudelaire à Tichý, mais c’est là une de mes obsessions (Tichý post-situationniste ? Sanguinetti l’a bien connu, a écrit un texte remarquable sur lui et l’a exposé à Prague, et mon récent texte sur sa réception critique a été publié sur le site de dévotion situationniste américain Not Bored!). La psycho-géographie poétique mène à l’urbanisme, dont la seule trace ici (mais, rappelons-le c’est une exposition sur Debord, pas sur tout le mouvement, contrairement à celle d’Utrecht) est une maquette utopique de Constant, New Babylon, en rapport avec le camp de gitans hébergé dans sa propriété par le merveilleux Pinot-Gallizio.

Guy Debord, The Naked City, « illustration de l’hypothèse des plaques tournantes en psychogéographique », imprimé à Copenhague, mai 1957; plan 33x48cm, BnF

Debord aurait-il accepté cette exposition ? C’est une question vaine et sans réponse ; ses veuves, Michèle Bernstein comme Alice Ho l’ont soutenue. Mais lui ? Lui qui n’aimait rien tant que les losers magnifiques, Don Quichotte, le consul Geoffrey Firmin, ou Uncle Toby de Tristram Shandy (et aussi le cardinal de Retz, rebelle à sa classe) ? Lui qui était si soucieux d’archives et de droit d’auteur, lui qui se préoccupa de la transmission de ses écrits et les confia à Buchet-Chastel puis à Gallimard, entreprise culturelle établie par excellence, se serait-il senti trahi par le travail éclairé, humble et sensible des deux commissaires ? Trop nombreux sont ceux qui s’arrogent le droit de parler en son nom, me semblent-il [et on en voit, bien sûr, bien des exemples dans les commentaires, ici et ailleurs].

On en sort la tête pleine et dans les nuages, subjugué par la dimension à la fois intellectuelle, politique et artistique de Guy Debord (et de ses compagnons) en se demandant qui aujourd’hui parvient à combiner cette position politique et cette force artistique (dans la forme et le style autant sinon plus que dans le fond) : sûrement pas les ‘pro-situs‘ contemporains, idolâtres dogmatiques et vieillots (comme le site américain intervenant ci-dessous), ni les artistes qui prétendent parler de politique en récupérant des slogans, comme Claire Fontaine, ou en se marketant en contradiction totale avec leur propos (comme Société Réaliste). Non, personne, en tout cas en Occident, et c’est sans doute la preuve ultime que Debord avait raison, que la société du spectacle a gagné, et que cette exposition se justifie parfaitement.

Photos 3, 4, 6 & 7 de l’auteur; photos 1 & 8 courtoisie de la BnF.

mercredi 15 octobre 2025

Coïncidences entre Debord et La Nouvelle vague: Sous le signe du lion, Sur le passage...

SOURCE: https://www.thecinetourist.net/le-signe-du-lion-six-small-things.html