Artisan du succès de la revue de mode polonaise Ty i ja, il est
engagé à son arrivée en France en 1963 par Peter Knapp pour moderniser
la maquette de Elle, puis enchaine les commandes pour Vogue, les
éditions 10/18, plus tard pour Libération, Le Monde, etc. En 1967, il
accompagne la naissance d’une nouvelle revue d’art contemporain, Opus
International, dont les couvertures, devenues des icônes, sont toujours
en circulation aujourd’hui. Il a dessiné les formules graphiques des
expositions « Paris/… » (Berlin en 1978, Moscou en 1979, Paris en 1981)
du Centre Pompidou, et a publié un livre sur Che Guevara qui continue à
faire date.
Roman Cieslewicz n’est pas seulement l’incarnation de la modernité
des années soixante et soixante-dix, il est de ceux qui l’ont créée et
dessinée, réussissant la synthèse de l’époque grâce à sa perception
affûtée. Son goût pour la forme élémentaire et le traitement accusé des
contrastes, le rapport mot-image érigé comme valeur cardinale et son
extrême attention à la typographie, ont forgé son style, reconnaissable,
novateur et iconique. Si le noir et blanc soulignés d’une touche de
rouge sont reconnus comme sa signature, le hiatus ou la rupture forment
aussi un trait distinctif de son style.
Surtout, Roman Cieslewicz est connu pour sa boulimie d’images.
Collectionneur de tout support, il fut dans le même temps, gazettophile,
Jocondophile, pictopublicéphile, phlogophile, glycophile,
comme nous le rapporte son ami François Barré. Cette ardeur se retrouve
par exemple dans les collages tels que Harem, où d’un seul coup d’œil,
il est possible d’embrasser une grande collection. À l’origine, le
photomontage Harem a été réalisé en 1969 pour la campagne de promotion
de Prisunic, confiée à l’agence M.A.F.I.A., à laquelle Cieslewicz était
associé. D’abord imprimé sur des objets de communication, Harem, avec la
versatilité habituelle des images de Cieslewicz, a rapidement contaminé
d’autres supports. Cette porosité naturelle entre travaux de commande
et pratique d’atelier, achève de confirmer la position d’auteur de
Cieslewicz ; graphiste-artiste, il préférait se désigner comme
« visualiste » ou membre de la « confrérie des artisans de l’image ».
Pour autant, à ce bombardement, à ce trop-plein d’images succède au
début des années 1970 sa tendance plus frugale d’« aiguilleur de la
rétine », avec son célèbre visuel « Zoom contre la pollution de l’œil ».
C’est le début des collages centrés auxquels appartiennent Arturo,
Acupuncture, Arrabal, Cérès Franco ou Bobby Fischer, monstres cyclopéens
dont l’œil, trop unique, dérange. Œillade au manifeste « ciné-œil » de
Dziga Vertov, l’œil est le motif central, absent ou au contraire appuyé,
comme dans la si célèbre affiche du Che, où il est remplacé par « CHE
SI ». « Cieslewicz fut avant tout un œil, écrivait Amélie Gastaut, cet
œil qui s’efforce de regarder la réalité en face. »
Irréductible artisan — même après l’apparition des outils numériques —,
Roman Cieslewicz œuvrait avec les moyens les plus simples, ciseau,
pinceau et colle, et un certain bonheur de l’accident et des
imperfections, provoquées par l’impatience ; « le geste, le crayon
répondent plus vite à mes idées que n’importe quel outil mécanique. »
Effet miroir, symétrie, parallèle, répétitions, rognage de l’image en
son centre, agrandissement ou réduction, aplatissement, découpage,
juxtaposition ou multiplication, dans un sens ou dans l’autre,
nivellement des gris, forçage des contrastes, détramage et retramage,
accentuation, stylisation, travail au trait, aplats. Toutes les
opérations y passent, toute la suite graphique est démontée puis
remontée.
Si la réitération de l’image est une constante de l’œuvre, les
photomontages, à l’instar de Party ou Gâteux aux bas Dim constituent
aussi un pan important, plus intime, plus personnel, plus engagé aussi.
Héritier des collages des maîtres, tels Max Ernst et Kurt Schwitters, ou
des photomontages constructivistes d’Alexander Rodchenko, Roman
Cieslewicz renouvelle le genre en utilisant notamment les moyens de
reproduction et l’iconographie populaire de son époque. On l’associe
souvent à son aîné Bruno Schulz — avec qui il partage une certaine
poésie mélancolique et dont il a défendu l’œuvre —, mais aussi dans un
tout autre esprit à ses comparses Roland Topor, Fernando Arrabal et
Alessandro Jodorowski, réunis au sein du groupe Panique, fondé en 1960.
Dans son prolongement, Roman Cieslewicz crée en 1976 Kamikaze, la revue
d’information Panique.
L’humour noir et la causticité acerbe infuse chaque œuvre, à l’instar
de B.B. Phoques. Tenant d’une grivoiserie très hexagonale, plus
fétichiste que véritablement active, Dorothée, Garçon I, Party et Pied
Panique en remontrent au voyeur. « Je suis un pirate, dit Roman
Cieslewicz, mais un pirate qui participe à un nouvel alphabet des médias
[…] Une image qui ne choque pas, ça ne vaut pas la peine . » À l’instar
de sa production globale, cette exposition est foisonnante, les signes
circulent, rebondissent d’une image à une autre, les désirs et les peurs
jaillissent et parfois explosent au visage. De ces « attentats
visuels », Jean-Christophe Bailly dit : « Ce qu’on voit n’est pas fait
pour plaire, ni pour passer, mais pour rester, et les images prises au
piège qui les met en page et à nu tombent ou retombent sous le sens . » Attention, Panique !
Laetitia Chauvin
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