Mappemonde métropolitain, métagraphie de Gilles Ivain, automne 1953 (Ivan Chtcheglov)
 Partie publiée dans Œuvres, pp. 105-112:
Les gestes que nous avons eu l’occasion de faire étaient bien insuffisants, il faut en convenir.
On ne se passionne à propos des gens que pour les quitter bruyamment.
Nous nous sommes longtemps employés à 
obtenir des bouteilles vides, à partir de pleines. La grève générale 
s’est pourrie en trois semaines ; la reprise du travail marque une 
défaite de plus pour la Révolution en France. J’aurai vingt-deux ans 
dans trois mois. Perdre son temps. Gagner sa vie. Toutes les dérisions 
du vocabulaire. Et des promesses. Nous nous reverrons. Vous parlez.
Et Vincent Van Gogh dans son CAFÉ DE NUIT
 avec le vent fou dans les oreilles. Et Pascin qui s’est tué en disant 
qu’il avait voulu fonder une société de princes, mais que le quorum ne 
serait pas atteint. Et toi, écolière perdue ; ta belle, ta triste 
jeunesse ; et les neiges d’Aubervilliers.
L’univers en cours d’éclatement. Et nous 
allions d’un bar à l’autre en donnant la main à diverses petites filles 
périssables comme les stupéfiants dont naturellement nous abusions. Tout
 cela n’était que relativement drôle.
Mais que deviendra-t-elle dans tous 
les ports illuminés de l’été, dans tous les abandons du monde, dans le 
vieillissement du monde ?
ON S’EN SOUVIENDRA DE CETTE PLANÈTE. Si peu. Passons maintenant aux choses sérieuses.
*
Notre temps voit mourir l’Esthétique.
« Les arts commencent, s’élargissent et 
disparaissent, parce que des hommes insatisfaits dépassent le monde des 
expressions officielles, et les festivals de sa pauvreté. » (Hurlements en faveur de Sade. Juin 52.)
Depuis un siècle toute démarche 
artistique part d’une réflexion sur sa matière, aboutit à une réduction 
plus extrême de ses moyens (explosion finale du mot, ou de l’objet 
pictural. Le Cinéma a suivi le même processus, accéléré par le précédent
 des arts plus anciens).
L’isolement de quelques mots de Mallarmé 
sur le blanc dominant d’une page, la fuite qui souligne l’œuvre 
météorique de Rimbaud, la désertion éperdue d’Arthur Cravan à travers 
les continents, ou l’aboutissement du Dadaïsme dans la partie d’Échecs 
de Marcel Duchamp sont les étapes d’une même négation dont il nous 
appartient aujourd’hui de déposer le bilan.
L’Esthétique, comme la Religion, pourra 
mettre longtemps à se décomposer. Mais les survivances n’ont pas 
d’intérêt. Nous devons simplement dénoncer l’espoir qui pourrait encore 
être placé dans ces solutions rétrogrades, et c’est le sens de notre manifestation contre Chaplin, en octobre 52.
L’Art Moderne pressent et réclame un 
au-delà de l’Esthétique, dont ses dernières variations formelles ne font
 qu’annoncer la venue. À cet égard l’importance du Surréalisme est 
d’avoir considéré la Poésie comme simple moyen d’approche d’une vie 
cachée et plus valable. Mais le matin ne garde que peu de traces des 
constructions oniriques inachevées. Les années passent bourgeoisement en
 attendant du « hasard objectif » d’improbables passantes, d’incertaines
 révélations.
Deux générations ne peuvent pas vivre sur le même stock d’illusions.
Le Lettrisme d’Isou a été une sorte de Dadaïsme en positif.
 Il propose une création illimitée d’arts nouveaux, sur des mécanismes 
admis. Dans l’inflation des valeurs expliquées, le dernier intérêt qui 
restait à ces disciplines s’en détache.
Les arts s’achèvent dans leurs dernières richesses, ou continuent pour le commerce.
« On créera chaque jour des formes 
nouvelles ; on ne se donnera plus la peine de les prouver, d’expliciter 
leur résistance par des œuvres valables… On ira plus loin afin de découvrir d’autres sources séculaires
 qu’on abandonnera, à leur tour, dans le même état de virtualité 
inexploitée. Le monde dégorgera de richesses esthétiques dont on ne 
saura quoi faire. » (Isou. Mémoire sur les forces futures des arts plastiques et sur leur mort. Mars 51.)
Après le procès de cet académisme idéaliste, et l’exclusion de ses tenants, j’écrivais :
« Tous les arts sont des jeux vulgaires, et qui ne changent rien. » (Notice pour la Fédération française des ciné-clubs. Novembre 52.)
Notre mépris pour l’Esthétique n’est pas 
choisi. Au contraire, nous étions plutôt doués pour « aimer ça ». Nous 
sommes arrivés à la fin. Voilà tout.
À la limite de l’Expression, que nous 
considérons dès maintenant comme une activité secondaire, les dernières 
formees découvertes participent à la fois d’une conscience claire de 
l’extrême usure de l’idée de communication, et d’une volonté 
d’intervention dans l’existence.
« Il voulait rénover l’amour par une technique filmique nouvelle. » (Gil J Wolman. L’Anticoncept. Février 52.)
Le Cinéma anticonceptuel de 
Wolman parvient à une œuvre muable par chaque réaction individuelle, au 
moyen d’une ambiance visuelle et d’un jeu vocal sans rapport avec le 
récit. L’Art avance alors, d’une forme donnée, vers un jeu en 
participation.
J’ai utilisé dans le film intitulé Hurlements en faveur de Sade (entreprise de terrorisme cinématographique) une majorité de phrases détournées : articles du Code civil, conversations anodines, ou citations d’auteurs connus, qui prennent une autre signification par leur mise en présence.
Le détournement des phrases est la première manifestation des arts d’accompagnement soumis à un autre but, dans lesquels nous voyons la seule utilisation du passé définitivement clos de l’Esthétique.
Dans la même direction Gaëtan M. Langlais a écrit Jolie Cousette
 avec diverses coupures de presse d’origine quelconque. Le non-rapport 
ne peut pas exister. Comme dans le rapprochement arbitraire d’une photo 
et d’un texte (illustration photographique des numéros 1 et 3 de l’Internationale lettriste) la juxtaposition de deux phrases crée forcément un nouvel ensemble, impose toujours une explication.
Le roman quadridimensionnel de Gilles 
Ivain « se passera dans une vingtaine d’ouvrages déjà publiés… Il 
débordera des cadres du FAIT littéraire pour envahir et modifier 
violemment la vie par tous les moyens dont le plus simple sera à l’image
 du phénomène d’induction magnétique. Le roman sera un corpus 
quadridimensionnel de signes gravés et d’images-clefs. Le roman 
ébauchera de nouvelles mathématiques de situations ou ne sera pas. » (Gillespie. À paraître aux éditions Julliard.)
*
Notre action dans les arts n’est que 
l’ébauche d’une souveraineté que nous voulons avoir sur nos aventures, 
livrées à des hasards communs.
Ces œuvres en marche sont seulement des recherches pour une action directe dans la vie quotidienne.
Dans un univers pragmatique, l’intention profonde de l’Esthétique a été bien moins de survivre que de vivre absolument.
Avec nous vraiment « la poésie doit avoir pour but la vérité pratique ».
Le même souci d’investir les êtres et leurs cheminements domine toute cette fin de l’Esthétique, de la proclamation initiale de Wolman : « La nouvelle génération ne laissera plus rien au hasard » à la métagraphie influentielle de Gilles Ivain.
*
Le Décor nous comble et nous détermine. 
Même dans l’état actuel assez lamentable des constructions des villes, 
il est généralement très au-dessus des actes qu’il contient, actes 
enfermés dans les lignes imbéciles des morales et des efficacités 
primaires.
IL FAUT ABOUTIR À UN DÉPAYSEMENT PAR 
L’URBANISME, à un urbanisme non utilitaire, ou plus exactement conçu en 
fonction d’une autre utilisation.
La construction de cadres nouveaux est la condition première d’autres attitudes, d’autres compréhensions du monde.
Le même désir suit son cours souterrain 
dans plusieurs siècles d’efforts libérateurs, depuis les châteaux 
inaccessibles décrits par Sade jusqu’aux allusions des surréalistes à 
ces maisons compliquées de longs corridors assombris qu’ils auraient 
souhaité d’habiter.
Le charme — au sens le plus fort — que 
continuent d’exercer les grands châteaux du passé, les villages cernés 
de palissades des beaux temps du Far West, les maisons inquiétantes du 
port de Londres — caves communiquant avec la Tamise — ou les dédales des
 temples de l’Inde ne doit pas être abandonné à une faible évocation 
périodique dans les cinémas, mais utilisé dans des constructions 
nouvelles concrètes.
Le prestige des Enfants terribles
 sur toute une génération tient finalement au climat créé par une 
construction inusitée d’un lieu, et le parti pris d’y vivre exlusivement
 : une chambre abstraite, une ville chinoise aux murailles de paravents.
 « Une seule chambre île déserte entourée de linoléum » (page 163). Une 
phrase du livre révèle clairement toutes les chances d’aventures 
contenues dans une maison, à la suite d’une « erreur » dans les plans 
classiques de l’architecture : « Ils avaient remarqué une de ses vertus,
 et non la moindre : la galerie dérivait en tous sens, comme un navire 
amarré sur une seule ancre. Lorsqu’on se retrouvait dans n’importe 
quelle autre pièce, il devenait impossible de la situer et, lorsqu’on y 
pénétrait, de se rendre compte de sa position par rapport aux autres 
pièces » (page 159).
La nouvelle architecture doit tout conditionner :
Une nouvelle conception de l’ameublement,
 de l’espace et de la décoration pour chaque pièce. Une nouvelle 
utilisation des sensations thermiques, des odeurs, du silence et de la 
stéréophonie. Une nouvelle image de la Maison (escaliers, caves, 
couloirs, ouvertures) qui va être étendue à la notion de complexe architectural,
 unité plus large que la maison actuelle, et qui sera la réunion de tous
 les bâtiments — nettement séparés de l’extérieur — contribuant à créer 
un climat, ou un heurt de plusieurs climats.
Parvenant alors à l’utilisation des autres arts, pris à n’importe lequel de leurs stades passés comme objets pratiques d’accompagnement, l’architecture redeviendra cette synthèse directrice des arts qui marquait les grandes époques de l’Esthétique.
Tous les exemples déjà en vue pour ces complexes
 introduisent de toute évidence une architecture baroque, à la fois 
contre le genre « présentation harmonieuse des formes » et contre le 
genre « maximum de confort pour tous ».
(Qu’est-ce que M. Le Corbusier soupçonne des besoins des hommes ?)
L’Architecture en tant qu’art n’existe qu’en s’évadant de sa notion utilitaire de base : l’Habitat.
Il est assez symptomatique de constater 
que dans cette discipline, dont tant d’œuvres ont été limitées par une 
intention utilitaire (buidings géants pour loger le plus de monde 
possible ou cathédrales pour prier), la direction à la fois gratuite et 
influentielle dont je parle est annoncée depuis quelque temps par le 
merveilleux PALAIS IDÉAL du facteur Cheval, certainement plus important 
que le Parthénon et Notre-Dame réunis ; et par les réalisations 
étonnantes que permet le dernier point de la technique du matériau : 
murs en air comprimé, toits en verre, etc.
L’apparition récente en Amérique de 
maisons intimement mêlées à la végétation environnante va aussi dans le 
sens prévisible de notre urbanisme qui sera une juxtaposition déroutante
 de la nature à l’état sauvage et des complexes architecturaux les plus 
raffinés, dans les quartiers centraux des villes.
Cet effort pourra se développer dans deux
 voies parallèles : création de villes dans les conditions géographiques
 et climatiques les plus favorables. Arrangement des villes 
préexistantes et dont certaines, comme Paris, permettent de pressentir 
beaucoup de cet avenir. (Des lieux comme la place Dauphine ou la cour de
 Rohan constituent une base très attirante pour un complexe 
architectural.) L’Urbanisme nouveau devra intégrer les formes des 
constructions anciennes, et en bâtir d’absolument inédites.
Les quartiers des villes permettront par 
leur diversité et leur opposition (cf. le projet de Gilles Ivain pour 
des quartiers-états d’âme) de voyager longtemps dans une seule 
agglomération, sans l’épuiser mais en s’y découvrant.
L’Urbanisme envisagé comme moyen de 
connaissance s’annexera tous les domaines mineurs qui cessent en ce 
moment de nous préoccuper en eux-mêmes. Il utilisera à la fois le 
dernier état des arts plastiques pour décorer ses rues, ses places, ses 
terrains vagues, ses forêts soudaines — et les résultats de la Poésie 
délaissée pour les nommer (Allée Jack l’Éventreur. Quartier Noble et 
Tragique. Rue des Châteaux de Louis II de Bavière. Impasse du Chien 
Andalou. Palais de Gilles de Rais. Rue Barrée. Chemin de la Drogue). Il 
fera le meilleur emploi des lumières par les fenêtres, des rues 
totalement noires, des rivières dissimulées et des labyrinthes ouverts 
la nuit.
L’avenir est, si l’on veut, dans des Luna-Park bâtis par de très grands poètes.
Pour reprendre le cas des villes 
actuelles, plusieurs quartiers peuvent être très rapidement détournés de
 leur usage. À Paris l’île Saint-Louis peut être gardée comme elle est 
mais en faisant sauter les ponts, et peuplée en tout d’une vingtaine 
d’habitants, nomades parmi tous les appartements déserts. Quelques 
anachronismes somptuaires d’aujourd’hui coûtent plus cher.
Encore plus vite fait, on peut utiliser 
certaines surprenantes réclames au néon comme : ABATTOIRS, AVORTEMENTS, 
RESTAURANT TRÈS MAUVAIS.
Car pourquoi l’humour serait-il exclu ?
Il va de soi que ces villes s’étendront avec l’évolution de la condition actuelle de l’Homme, utilisé et salarié.
*
Le Destin est Économique. Le sort des 
hommes, leurs désirs, leurs « devoirs » ont été entièrement conditionnés
 par une question de subsistance.
L’évolution machiniste et la 
multiplication des valeurs produites vont permettre de nouvelles 
conditions de comportement, et les réclament dès maintenant, alors que 
le problème des loisirs commence à se poser avec une urgence sensible à tout le monde. L’organisation des loisirs, pour une foule qui est un peu moins
 astreinte à un travail ininterrompu, est déjà une nécessité d’État ; 
même quand ces gens se contentent des divertissements du type Parc des 
Princes, pour leurs sinistres dimanches.
Après quelques années passées à ne rien faire au sens commun du terme, nous pouvons parler de notre attitude sociale d’avant-garde,
 parce que dans une société encore provisoirement fondée sur la 
production, nous n’avons voulu nous préoccuper sérieusement que des 
loisirs.
Persuadés que les seules questions 
importantes de l’avenir concerneront le JEU, à mesure que la 
désaffection pour les valeurs absolues des morales et des gestes ira 
croissant, nous avons joué dans cette attente à travers les rues pauvres
 des faits permis ; dans les bosquets de briques du quai Saint-Bernard 
dont nous refaisions la forêt.
Mais en appliquant à ces faits de 
nouvelles intentions de recherches — une méthode dont le discours n’est 
pas encore écrit — on pourra en déduire les lois, vaguement pressenties,
 des seules constructions qui en définitive nous importent : DES 
SITUATIONS BOULEVERSANTES DE TOUS LES INSTANTS.
L’Internationale lettriste publiait en février 53 un tract dont toute l’aggressivité désespérée se justifiait dans sa dernière phrase :
« Les rapports humains doivent avoir la passion pour fondement, sinon la Terreur. »
Cette passion qu’il est tout de même 
difficile de trouver dans nos « fréquentations » (nous savons de quoi 
ces choses-là sont faites, comme disait terriblement Jacques Rigaut), 
nous voulons la situer dans le renouvellement constant du monde ; où des
 inconnus se rencontreraient partout, s’en iraient sans jamais y croire,
 simplement parmi le tragique et les merveilles de leur promenade 
terrestre.
« Toutes les filles arborescentes de la 
rue ont un passé alors quand serons-nous libres des vierges perpétuelles
 sans mémoire et qui ne parlent pas. » (Gil J Wolman. L’Anticoncept.)
Ce désir d’une vie plus vraie, simplement jouée, est contemporain d’une perte d’importance des sujets classiques de passion.
« Nous aurons déterminé des jeux nouveaux
 et leur avenir avant que vous n’ayez atteint l’âge de pleurer 
sérieusement pour de petites choses. » (Première lettre à Missoum, sur le détournement des mineures.)
À ce dépassement fait écho la définition de Gilles Ivain :
« Le continent choisi comme jouet. »
(Récemment Gil J Wolman me rappelait que 
je lui avait avoué autrefois : « Je n’ai jamais su que jouer. » Je crois
 que cette vérité devra être, après tous les trucages également inutiles
 de l’affection ou de l’hostilité, le dernier jugement sur mon compte.)
*
Épars dans le siècle, des signes d’un 
nouveau comportement se manifestent. Ils crient dans le fracas. EN MARGE
 de l’Histoire, de ces bombes qu’ont jetées les petites nihilistes 
russes pendues à quinze ans ; ou dans le récit fermé des Enfants terribles et leur inceste inaccompli, ou dans la façon émouvante et burlesque de vivre de quelques personnes que j’ai bien connues.
Il faut établir une description complète de ces comportements et parvenir jusqu’à leurs lois.
La piste d’une vie gratuite a été 
plusieurs fois relevée, et des voyageurs pressés l’ont suivie sans en 
revenir — comme Jacques Vaché qui écrivait : « mon but actuel est de 
porter une chemise rouge, un foulard
(LA SUITE MANQUE)
 
Rédigé par Guy Debord en septembre 1953, le Manifeste pour une construction de situations,
 inédit, est composé de onze feuillets dactylographiés portant en tête 
l’inscription : « Exemplaire spécialement corrigé à l’intention de Gil J
 Wolman, G E ».