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jeudi 5 décembre 2024

Retrato de la Burguesía (Siqueiros/Renau, 1939-40)

 

La primera gran pintura mural en tierras mexicanas en donde ya aparece la huella de Renau, auque subsumida tras la arrebatadora personalidad de David Alfaro Siqueiros, es el mural Retrato de la burguesía. Aunque dicha obra siempre ha sido considerada como debida a la mano de Siqueiros, es bastante evidente que la aportación de Renau alcanza quizás un tercio del mural. Del primero es la concepción unitaria de la composición pictórica y la idea de integrar el movimiento del espectador en el mural mediante una secuencia dinámica, la mayor parte de las soluciones ópticas y visuales, el uso de pínturas plásticas sobre cemento, es decir, la materia y el soporte pictórico, y una buena parte de la plasmación práctica de la iconografía, a la cual se deben los efectos pictóricos subyacientes. A Renau pertenece casi toda la documentación fotográfica y por tanto las imagenes básicas antes de su proyección eléctrica, la técnica de yuxtaposición de los fotomontajes, la iconografía constructivista del techo y el inevitable acabado final. El empleo de imágenes simbólicas, la temática comunista, el uso del aerógrafo y las técnicas de proyección fotográfica parecen una puesta en común, aunque predomina la personalidad arrebatadora de Siqueiros. De cualquier modo, en mayo de 1940, a raíz del intento de asesinato de Trotsky por parte de Siqueiros y de sus colaboradores mexicanos, estos huyeron dejando en la más inopinada soledad al fotomontador valenciano, quien hubo de finalizar el mural por su cuenta y riesgo.

Fuente: Albert Forment, "Josep Renau. Vida y obra", en Jaime Brihuega (comisario), Josep Renau (1907-1982): compriso y cultura, catálogo de exposición, Univesidad de Valencia, 2007, p. 51.

vendredi 15 novembre 2024

La Première Révolution française a eu lieu au Moyen Âge, 400 ans avant la prise de la Bastille

 

Quatre siècles avant la prise de la Bastille, la paysannerie française s’est soulevée dans une grande révolte connue sous le nom de Jacquerie. La classe dirigeante française a noyé la révolte dans le sang et diabolisé tous ceux qui y ont pris part.

Source : Jacobin, Justine Firnhaber-Baker, Daniel Finn
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

 
Gravure de la Jacquerie de Beauvaisis, France, en mai-juin 1358. (Collection Roger Viollet / Getty Images)

Lorsque l’on évoque la tradition révolutionnaire française, on pense très probablement à la prise de la Bastille et au renversement de la monarchie. Mais ce n’était pas la première fois qu’il y avait un soulèvement majeur contre l’ordre établi en France.

Dans la seconde moitié du XIVe siècle, une révolte populaire, la Jacquerie, terrifie la classe dirigeante française. Ils ont noyé la révolte dans le sang et ont entrepris de diaboliser les paysans qui y avaient participé. Ce n’est que quatre siècles plus tard, à la suite d’une révolution réussie, que les historiens ont commencé à jeter un regard neuf sur la Jacquerie.

Justine Firnhaber-Baker est professeur d’histoire à l’université de St Andrews et auteur de The Jacquerie of 1358 : A French Peasants’ Revolt, la première étude majeure sur la Jacquerie depuis le XIXe siècle. Il s’agit d’une transcription éditée du podcast Long Reads de Jacobin Radio. Vous pouvez écouter l’interview ici.

Daniel Finn : Quelle est la nature du système politique et de l’ordre social en France au XIVe siècle ?

Justine Firnhaber-Baker : Sur le plan politique, le système était centralisé, en ce sens qu’il y avait un roi et un gouvernement royal. Au milieu du XIVe siècle, au moment de la Jacquerie, il existait une bureaucratie élaborée qui soutenait le gouvernement royal central à tous les niveaux. Mais la structure du pouvoir était également décentralisée, car les seigneuries locales et régionales étaient très importantes.

Lorsque nous parlons des seigneurs médiévaux, nous parlons de personnes qui avaient la juridiction et des droits fiscaux sur un territoire particulier. Nous avions l’habitude de considérer le gouvernement royal et les seigneurs comme des forces opposées, avec un jeu à somme nulle entre eux : au fur et à mesure que le pouvoir royal augmentait, le pouvoir des seigneurs devait diminuer.

Lorsque nous parlons de seigneurs médiévaux, nous parlons de personnes qui avaient une juridiction et des droits fiscaux sur un territoire particulier.

Mais de plus en plus, nous comprenons que ces deux niveaux de pouvoir ont en fait travaillé ensemble. La couronne ne souhaitait pas se débarrasser des seigneurs, et ces derniers voyaient de nombreux avantages à coopérer avec le gouvernement royal. Je dois également préciser, pour plus de clarté, que les seigneurs comprenaient le clergé : les évêques, les monastères et les couvents, avec des propriétés où ils exerçaient la seigneurie de la même manière que les seigneurs laïcs.

L’ordre social y est lié. Au Moyen-Âge, une façon très populaire de concevoir l’ordre social était de le diviser en trois ordres. Le premier ordre était le clergé : ceux qui priaient ; le deuxième ordre était les nobles : ceux qui se battaient ; et le troisième ordre était constitué de tous les autres : ceux qui travaillaient.

L’idée était que cette division reposait sur un contrat social : ceux qui travaillaient remettaient les fruits de leur travail à ceux qui priaient en échange d’une intercession auprès de Dieu et à ceux qui combattaient en échange d’une protection. Ces deux premiers ordres de clercs et de nobles occupaient souvent des fonctions seigneuriales en plus de ce statut social.

Daniel Finn : Quel a été l’impact de la peste noire sur la société française au XIVe siècle ?

Justine Firnhaber-Baker : Il est difficile d’en exagérer l’impact. La peste noire a atteint la France au cours de l’hiver 1348, et les estimations de la mortalité varient entre 30 et 60 %. Aujourd’hui, nous pouvons affirmer avec certitude que le taux de mortalité se situait probablement dans la partie supérieure de cette échelle, autour de 50 %. Vous pouvez imaginer l’impact de la perte de la moitié de votre population en si peu de temps.

La première vague de peste a mis environ deux ans à suivre son cours. La perte d’une telle proportion de la population en un tel laps de temps a été incroyablement perturbante à court terme. Elle a interrompu la première phase de la guerre de Cent Ans, qui durait depuis 1338. Pendant quelques années après 1348, il y a eu une trêve pendant la peste.

La peste noire a atteint la France au cours de l’hiver 1348, et les estimations de la mortalité varient de 30 à 60 %.

Les effets à plus long terme ont été encore plus profonds. L’un des effets les plus importants a été la réduction de moitié de l’assiette fiscale. La couronne et les seigneurs tiraient leur argent des travailleurs, qui étaient désormais beaucoup moins nombreux. Pour continuer à payer la guerre, qui était de plus en plus coûteuse au milieu du XIVe siècle, il fallait presser les contribuables encore plus fort.

Il y a également eu un impact social en raison de la façon dont les élites sociales et politiques ont thésaurisé les ressources. Une façon simpliste d’envisager la peste noire et l’économie est de dire que la population a été réduite mais que les ressources sont restées les mêmes, de sorte que tout le monde s’en est trouvé mieux. Dans la pratique, cela n’a pas fonctionné de cette manière.

Nous avons constaté une amélioration absolue de la qualité de vie de chacun, mais l’inégalité relative s’est probablement accrue. Bien qu’il aurait dû y avoir plus de ressources disponibles, dans la pratique, ces ressources n’ont pas été réparties de manière égale en raison de la manière dont les lois sur la fiscalité et le travail ont été promulguées et aussi parce que le marché foncier fonctionnait d’une manière qui privilégiait la propriété des nobles par rapport à celle des roturiers.

Daniel Finn : Comment le conflit anglo-français, connu par les historiens sous le nom de guerre de Cent Ans, a-t-il affecté le peuple français ?

Justine Firnhaber-Baker : Vous avez raison de le qualifier ainsi, car « guerre de cent ans » est un terme qui ne lui a été appliqué que bien plus tard, à partir du XIXe siècle. À l’époque, on ne savait évidemment pas qu’elle allait durer cent ans. Elle s’inscrit dans le cadre d’un conflit permanent entre l’Angleterre et la France, qui remonte au XIIIe siècle, voire avant.

Si l’on se concentre sur les deux décennies qui suivent 1338, date conventionnelle du début de la guerre de Cent Ans, le conflit a été beaucoup plus intense que tout ce que les Français avaient l’habitude de vivre auparavant. Bien qu’il s’agisse d’une guerre entre l’Angleterre et la France, elle se déroule principalement sur le territoire français.

L’un des principaux effets de la guerre sur le peuple français a été l’augmentation de la fréquence des actes de violence. Au Moyen Âge, la plupart des guerres ne prenaient pas la forme de batailles rangées entre armées opposées. Elle prenait essentiellement la forme de raids en rase campagne contre des non-combattants.

De nombreux roturiers français ont subi les effets de la guerre en tant que victimes, mais ils ont également fait une nouvelle expérience de la violence militaire en tant qu’auteurs. La guerre de Cent Ans a été marquée par une militarisation de la société dans son ensemble, car les roturiers étaient de plus en plus souvent appelés à combattre dans l’armée royale.

Au XIVe siècle, l’infanterie est devenue plus importante dans les armées médiévales, ce qui signifie qu’il y avait beaucoup plus de roturiers dans l’armée qu’au cours des siècles précédents, et ce changement a eu des effets logistiques. Les roturiers ont acquis la capacité de se battre. Ils possédaient des armes, des armures et des compétences en matière de commandement, ce qui a également eu un effet social et psychologique. Ils se sont rendu compte que les nobles étaient censés être les combattants, mais que désormais les ouvriers se battaient aussi, et qu’ils étaient peut-être même meilleurs que les nobles.

Au Moyen-Âge, la guerre prenait essentiellement la forme de raids en rase campagne contre des non-combattants.

À ce moment-là, la guerre se passe très mal pour l’armée française, dont les structures de commandement sont dirigées par le roi et les nobles. Deux ans avant la Jacquerie, en 1356, il y eut une grande bataille à Poitiers, au cours de laquelle le roi de France fut fait prisonnier par les forces anglaises et amené à Londres. Ceux-ci exigent une énorme rançon et le royaume tombe dans une période de conflit politique et de chaos parce qu’il a laissé le dauphin, son fils Charles âgé de dix-huit ans, aux commandes.

Lorsque la Jacquerie éclate deux ans plus tard, le dauphin a perdu le contrôle de Paris et d’une grande partie du nord de la France au profit d’une rébellion bourgeoise menée par le chef des marchands parisiens. Cette rébellion bourgeoise a commencé par s’associer au dauphin, mais elle est rapidement entrée en conflit avec lui en raison de son désir de réformer les structures de gouvernement du royaume. Ils se heurtent également aux partisans nobles du dauphin, qui s’opposent à leurs efforts pour contrôler l’armée et taxer les nobles au même taux (au moins) que les roturiers.

Au cours de l’hiver 1358, la rébellion bourgeoise et le dauphin sont engagés dans un conflit très grave et très violent. Le chef de la rébellion fait assassiner deux maréchaux nobles de l’armée devant le dauphin dans sa chambre à coucher.

Le dauphin se retire de Paris et commence à élaborer des plans avec ses nobles partisans pour reprendre la ville par la force. Ils établissent des garnisons dans deux grands châteaux situés sur deux des trois principaux cours d’eau qui approvisionnent Paris en nourriture. C’est à ce moment-là, alors que le dauphin et ses partisans nobles observent Paris qui ne sait pas trop ce qu’elle va faire, que la Jacquerie débute.

Daniel Finn : Quand la Jacquerie a-t-elle commencé ? Était-ce un événement spontané ou quelque chose de planifié à l’avance ?

Justine Firnhaber-Baker : Il y a eu un peu des deux. Le premier incident, qui a eu lieu le 28 mai 1358, n’était certainement pas spontané. Les sources s’accordent à dire que les rebelles se sont d’abord rassemblés à partir de plusieurs villages, puis se sont rendus dans une ville située sur l’Oise (la seule rivière que le dauphin n’avait pas bloquée) où ils ont attaqué neuf nobles.

Cette cible a été soigneusement choisie. Les nobles étaient dirigés par un chevalier du nom de Raoul de Clermont-Nesle, qui était apparenté à l’un des nobles maréchaux que les bourgeois rebelles avaient tué devant le dauphin quelques mois plus tôt. La motivation devient assez claire lorsque l’on connaît la géographie locale.

J’y suis allé et je me suis promené dans les environs en me disant : « Pourquoi ici ? » À première vue, la ville semble avoir été choisie au hasard. Mais il s’agissait d’empêcher Raoul de Clermont-Nesle, les huit nobles qui l’accompagnaient, et probablement aussi un certain nombre de troupes, de traverser la rivière à cet endroit et d’établir une garnison dans un château situé un peu plus haut sur la rivière. Cela leur aurait permis de bloquer l’Oise de la même manière que le dauphin et ses partisans nobles bloquaient les deux autres rivières.

Les habitants des campagnes ont une très bonne idée de ce qui se passe à Paris, et beaucoup d’entre eux l’approuvent.

Ce premier incident semble avoir été planifié, et il avait clairement des liens avec la rébellion bourgeoise à Paris, bien que je ne pense pas que le premier incident ait été planifié par ceux de Paris, car il semble les avoir pris par surprise. Je pense que les roturiers et les paysans ont agi de leur propre chef, car nous savons que les habitants des campagnes étaient parfaitement au courant de qui se passait à Paris et que nombre d’entre eux l’approuvaient. Ce qu’ils comprenaient de ce qui se passait à Paris, c’est qu’on y tuait des nobles, et notamment ces maréchaux qui avaient été trucidés devant le dauphin.

Ce premier incident semble avoir été soigneusement ciblé en tant qu’attaque militaire et stratégique. Ce qui en a découlé, d’une certaine manière organique, était lié à ce premier incident mais distinct. La révolte qui a suivi a commencé lors d’une deuxième assemblée tenue à la suite de la première attaque. C’est à ce moment-là que les paysans ont choisi un chef, un capitaine appelé Guillaume Calle.

Il semble que Guillaume Calle et les hommes qui l’entourent (peut-être aussi certaines femmes) avaient un plan. Mais cela ne signifie pas nécessairement que ce plan était dans l’esprit de tous ceux qui ont rejoint la Jacquerie par la suite. Il est important de se rappeler qu’il ne s’agit pas d’un mouvement unique. Il était composé de milliers (peut-être de dizaines de milliers) de personnes qui avaient des idées différentes sur ce qu’elles faisaient. Ils n’étaient pas tous en contact les uns avec les autres, et leurs idées et leurs objectifs ont changé au cours des six à huit semaines qu’a duré la révolte.

Daniel Finn : Alors que la révolte s’étendait, devenant une convergence de nombreuses révoltes différentes, comme vous le soulignez, comment les rebelles se sont-ils organisés, et quelles étaient certaines des principales revendications qu’ils mettaient en avant ?

Justine Firnhaber-Baker : Guillaume Calle, qu’ils ont élu après le premier incident, était connu comme le capitaine général de la campagne (le capitaine de la région autour de la ville de Beauvais, qui était le cœur de la Jacquerie). Calle semble avoir eu quelques lieutenants de haut niveau qui chevauchaient avec lui, lui donnaient des conseils et étaient disponibles pour porter des messages aux autres régions impliquées dans la Jacquerie.

Au-dessous de ce niveau supérieur, il y avait une couche de capitaines de village. Certains éléments indiquent que chaque village avait son capitaine et que le capitaine avait également un subordonné, de sorte qu’il y avait probablement un capitaine et un lieutenant dans chaque village. Il y avait donc une sorte de hiérarchie à deux niveaux, mais pas une hiérarchie très stricte. Nous disposons de nombreux éléments indiquant que les gens pouvaient simplement aller parler à Calle et qu’ils ne faisaient pas toujours ce qu’il leur disait de faire.

Il s’agissait d’un mouvement populaire, car Calle a été choisi par la base plutôt que d’être imposé au mouvement. Les capitaines de village étaient pour la plupart choisis par leur propre village. C’était l’un des points forts de la révolte, mais cela a également donné lieu à une lutte pour l’autorité.

Il existe des preuves que chaque village avait son capitaine et que le capitaine avait également un subordonné, de sorte qu’il y avait probablement un capitaine et un lieutenant dans chaque village.

Les dirigeants disaient : « Je suis le capitaine, nous devons poursuivre mes objectifs », mais les soldats répondaient : « Nous vous avons nommé capitaine pour que vous fassiez ce que nous voulons faire. » Il y avait un certain degré de tiraillements à ce moment-là.

En ce qui concerne certaines révoltes de l’Europe médiévale, nous savons beaucoup de choses sur les revendications spécifiques parce que les rebelles en ont dressé une liste. Mais nous n’avons rien de tel pour la Jacquerie. Nous savons qu’à un moment donné, des documents écrits ont été échangés, des lettres ont été envoyées aux villes que les Jacques voulaient voir participer à la révolte, etc. Mais aucun de ces documents n’a survécu, que ce soit par accident ou à dessein, et nous devons donc discerner leurs motivations de différentes manières.

L’une d’entre elles consiste à examiner ce que les chroniqueurs de l’époque avaient à dire. Selon les chroniques, lorsque les Jacques ont formulé un motif en paroles, il s’agissait de détruire les nobles, qui ne défendaient pas le royaume et les paysans comme ils étaient censés le faire, mais s’emparaient au contraire de tous leurs biens.

Il s’agit d’une critique basée sur le contrat social des trois ordres. Les paysans étaient censés remettre leurs produits parce que les nobles les protégeaient, mais dans ce cas, les nobles ne les protégeaient pas. De plus, ils étaient en train de perdre la guerre de Cent Ans de manière désastreuse et ne méritaient donc pas leur statut de nobles et les biens de luxe qui l’accompagnaient.

Je dois dire ici que le nom même de la révolte vient du nom donné aux soldats de souche : « Jacques Bonhomme » était à l’origine un surnom dérisoire, mais les soldats roturiers l’avaient adopté avec fierté. Certains rebelles s’appelaient eux-mêmes Jacques Bonhomme avec le sentiment qu’ils pouvaient désormais diriger le royaume puisqu’ils étaient plus doués que les nobles pour la guerre. Il se peut également qu’il y ait eu un chevauchement entre les hommes de l’armée qui s’appelaient Jacques Bonhomme et les hommes qui occupaient des postes de direction pendant la révolte.

C’est ce que disent les chroniques, et c’est très logique, mais il faut aussi être quelque peu critique, car ce motif est celui que l’on attribue à toutes les révoltes paysannes du Moyen-Âge. Il a rendu les révoltes intelligibles pour les élites en termes de théorie sociale des trois ordres qu’elles ont embrassé. Il n’est pas surprenant qu’elles aient adhéré à cette théorie, car elle leur était très utile. Elle leur permettait d’expliquer pourquoi ils pouvaient s’approprier les fruits du travail des paysans.

Dans la mesure où cette explication permettait de critiquer la noblesse, il ne s’agissait pas d’une critique de l’ordre social inégalitaire lui-même. Il s’agissait simplement du fait que les nobles ne remplissaient pas leur part du marché. S’ils recommençaient à la remplir, ils pourraient alors extraire les surplus de la paysannerie.

L’autre façon d’examiner ce que les Jacques recherchaient et pourquoi est d’extrapoler les motifs de leurs actions. Les chroniqueurs se concentrent sur le fait que les Jacques ont tué des nobles. Mais si nous regardons ce qu’ils ont réellement fait, à l’exception du premier incident où ils ont tué neuf nobles, ils n’ont pas tué des gens très souvent. Ces neuf nobles tués ce jour-là représentent un tiers des nobles identifiables que nous savons avoir été tués pendant la révolte.

Les Jacques concentrent leur violence sur la destruction des forteresses et des maisons nobles.

Les Jacques ont concentré leur violence sur la destruction des forteresses et des maisons nobles. Il y a trois points à considérer ici. Tout d’abord, nous pouvons y voir une forme de soutien à Paris : une tactique de diversion, éloignant les nobles de l’armée que le dauphin rassemblait pour attaquer Paris.

Il voulait rassembler l’armée au sud de Paris, mais la Jacquerie éclata au nord de la ville, ce qui ramena une partie des forces alliées au dauphin vers le nord et retarda l’attaque sur Paris. Il y eut aussi des moments où les Jacques se joignirent aux milices parisiennes qui tentaient de reprendre une des forteresses fluviales que le dauphin occupait.

Cependant, une grande partie de la violence des Jacques semble avoir été beaucoup plus sociale que militaire ou politique. C’est le deuxième élément à prendre en considération. Ils se sont concentrés sur les forteresses et les maisons nobles en raison de la manière dont ces bâtiments faisaient la publicité du statut social des nobles et de leur richesse excessive. Il est important de noter que certaines des structures que les nobles appelaient châteaux au milieu du XIVe siècle avaient des capacités militaires dérisoires – il s’agissait en fait de bâtiments destinés à l’étalage de la richesse et du statut.

Il est également important de noter qu’ils s’attaquaient à des nobles et non à des seigneurs. La Jacquerie n’était pas une révolte anti-seigneuriale. Ils n’ont pas attaqué leurs propres seigneurs, ce qui est très intéressant. Nous pouvons dire que la seigneurie en tant que telle, par opposition à la noblesse, n’était pas la cible parce qu’aucune des seigneuries cléricales n’a été attaquée. Les évêques et les monastères possédaient de vastes seigneuries, mais ils n’étaient pas du tout visés.

Le troisième point est qu’il y a une manière intéressante dont l’animosité anti-noble de la Jacquerie se superpose à la motivation parisienne, parce que Paris était le grand ennemi du dauphin et que les partisans du dauphin étaient les nobles. Il est possible de considérer la révolte non seulement comme une révolte anti-noble, mais aussi comme une révolte anti-royale, ou du moins comme une révolte contre la dynastie des Valois, en raison de l’étroite imbrication des nobles avec le dauphin et l’État royal.

Daniel Finn : Les révoltes ont-elles été soutenues dans les villes de ce qui était alors la France urbaine ?

Justine Firnhaber-Baker : Oui, tout à fait. J’ai beaucoup parlé de Paris, mais il y avait un certain nombre d’autres villes de province dans le nord et l’est de la France, comme Amiens, Beauvais, Caen et Senlis. À cette époque, il existe une nette distinction entre les villes et les campagnes. Les villes se distinguent notamment par la possession de murailles et, parce que leur statut politique est quelque peu différent, elles sont davantage impliquées dans la politique du royaume. Elles sont appelées à se rendre aux assemblées des trois domaines, ce qui n’est pas le cas des habitants des campagnes.

En même temps, il y avait beaucoup d’interpénétration entre la ville et la campagne. Les citadins possédaient des propriétés à la campagne, et les habitants de la campagne venaient constamment dans les villes pour travailler, faire du commerce, se divertir et s’occuper d’affaires administratives.

Lorsque la révolte éclate le 28 mai et se prolonge au moins jusqu’à la mi-juin, les villes sont d’abord assez solidaires. Elles ouvrent leurs portes et laissent entrer les Jacques, en mettant à leur disposition des tables avec du vin et de la nourriture pour les rafraîchir en chemin. Les citoyens et même les milices de la ville se joignent aux attaques des châteaux et des manoirs voisins. Cela fait partie de leur alliance préexistante avec la rébellion bourgeoise à Paris.

Lorsque la révolte éclate le 28 mai et se prolonge au moins jusqu’à la mi-juin, les villes sont d’abord assez solidaires.

Une fois de plus, nous pouvons constater l’interpénétration de la rébellion parisienne, qui était liée mais distincte, avec la Jacquerie. Mais à l’exception de Senlis, toutes ces villes ont abandonné la Jacquerie lorsque les choses ont commencé à se gâter vers la mi-juin. C’était un problème fatal pour les Jacques, car les murs de la ville étaient la seule architecture défensive dont ils disposaient. Ils devaient pouvoir se retrancher derrière ces murailles.

L’autre forme d’architecture défensive aurait été les châteaux, mais les Jacques avaient détruit les châteaux plutôt que de les occuper. De toute façon, les rebelles étaient composés de groupes très importants, et peu de châteaux auraient pu accueillir autant de monde. Lorsque les villes ont fermé leurs portes et ont déclaré « Nous ne voulons plus faire partie de tout cela », les Jacques ont été laissés en rase campagne face aux armées nobles, et ils ont été massacrés.

Daniel Finn : Pourriez-vous nous expliquer plus en détail le déroulement des événements militaires de la Jacquerie et la façon dont elle a finalement été vaincue ?

Justine Firnhaber-Baker : Du 28 mai au 10 juin, les Jacques sont effectivement maîtres de la campagne. Ils attaquent plus d’une centaine de châteaux. Dès le 5 juin, la milice parisienne se met en marche pour rejoindre la Jacquerie. Encore une fois, je ne pense pas que les Parisiens soient à l’origine de la révolte, mais ils étaient prêts à joindre leurs forces à celles des Jacques.

Le 9 juin, les forces de la Jacquerie étaient présentes dans toute la campagne au nord de Paris, s’étendant probablement vers une région du pays appelée Picardie, presque jusqu’à la Belgique. À l’est de la campagne, une armée combinée de Jacques et de Parisiens se dirige vers un château à Meaux, une ville qui contrôle la rivière Marne qui se jette dans Paris. Leur intention était d’attaquer ce château et de le placer sous le contrôle de Paris.

Le 10 juin, l’armée combinée attaque le château de Meaux, qui est détruit. Ils sont massacrés comme des porcs dans les rues de Meaux en raison de l’architecture défensive du château. Ils espéraient le submerger par le nombre, mais la conception du château permettait à un très petit nombre d’hommes de le défendre.

Probablement le même jour, au nord de Paris, une grande armée de la Jacquerie dirigée par Guillaume Calle a affronté une armée noble dirigée par Charles, qui était le roi du pays espagnol de Navarre. Charles avait également des prétentions au trône de France et était un grand seigneur normand, ce qui explique sa présence. En outre, cette noble armée comprenait de nombreux Anglais.

On peut voir le début d’une contre-insurrection à partir du 10 juin, que nous appelons la Contre-Jacquerie.

L’armée dirigée par Charles a complètement submergé les Jacques, et ce de manière très déshonorante. Charles avait envoyé un messager à Guillaume Calle et lui avait dit : « Je voudrais faire un marché. » C’était tout à fait normal à la veille d’une bataille. Mais lorsque Calle est allé à la rencontre du roi de Navarre, il a été saisi et décapité, probablement avec certains de ses capitaines. Les nobles attaquent alors l’armée jacquaire sans chef et la détruisent.

Tout cela s’est passé le 10 juin, date souvent citée comme étant celle de la fin de la Jacquerie, bien qu’elle se soit poursuivie pendant encore six semaines, jusqu’en juillet et même au-delà dans certains endroits. Cependant, nous pouvons voir le début d’une contre-insurrection à partir du 10 juin, que nous appelons la Contre-Jacquerie. De nombreux nobles qui s’étaient cachés reprennent courage et commencent à se venger.

À l’est du pays, le dauphin mène une campagne de nobles qui se vengent plus ou moins à leur guise. À l’ouest, c’est Charles, le roi de Navarre. À l’origine, les Jacques pensaient que Charles pourrait les aider, car il était allié aux Parisiens, mais ce ne fut pas le cas. Les Jacques se sont défendus, il ne s’agissait donc pas d’un simple retournement de situation. Mais après le 10 juin, une révolte sociale des non-nobles contre la noblesse est devenue une guerre sociale entre nobles et non-nobles.

On peut affirmer que la Jacquerie est définitivement enterrée à la fin du mois de juillet. Un contre-coup d’État a lieu à Paris le 31 juillet et le chef de la rébellion bourgeoise est tué. Le dauphin revient à Paris et fait exécuter de façon spectaculaire les derniers rebelles éminents, mais il tire ensuite un trait sur tout cela et commence à accorder des grâces à quiconque s’est trouvé impliqué dans la rébellion bourgeoise, la Jacquerie, ou les louables efforts de répression qui s’ensuivent.

Je dirais que ce moment marque la fin de la Jacquerie. Il y a encore des échos épars dans différentes parties du royaume, mais ils ne sont pas vraiment liés au mouvement original ; ce sont des imitations. Il y a également eu des conflits qui, plus tard, ont été considérés comme faisant partie de la Jacquerie en raison du moment où ils ont eu lieu plutôt que parce qu’ils faisaient réellement partie de la révolte.

Daniel Finn : La révolte a-t-elle laissé un héritage tangible à la France après sa défaite ?

Justine Firnhaber-Baker : Pendant quelques décennies, oui. Nous pouvons retracer l’héritage des révoltes à travers les procès, principalement entre ceux qui ont subi des dommages lors de la révolte ou de sa noble répression et ceux qu’ils tenaient pour responsables de ces dommages. Les documents juridiques, en particulier ceux du Moyen-Âge, ont ceci de merveilleux qu’ils racontent souvent de belles histoires sur tout ce qui a conduit au procès et sur toutes les rancœurs qui en ont affecté le cours.

Il est clair que de nombreuses personnes n’ont pas accepté l’idée de tirer un trait sur ces événements : elles étaient toujours en colère. Des non-nobles ont été tués des décennies après la révolte en raison de leur association à celle-ci, et des procès ont été intentés pendant trente ans. La révolte a également laissé des traces matérielles. Nous savons, grâce à des inventaires ultérieurs des propriétés nobles, que même au tournant du quinzième siècle, des bâtiments étaient encore répertoriés comme étant en ruine à cause du « temps des commotions », c’est-à-dire ce qu’on appelait la Jacquerie.

Des non-nobles ont été tués des décennies après la révolte en raison de leur association à celle-ci, et des procès ont été intentés pendant trente ans.

Pendant un certain temps, le mot « jacquerie » est devenu une insulte. Il s’agissait d’une monnaie du milieu du XIVe siècle, et la révolte était alors désignée sous le nom de Jacquerie. Mais quelques décennies plus tard, c’était le genre de chose qu’une personne pouvait dire après s’être battue dans une taverne : « Vous n’êtes qu’une ordure; retournez à votre jacquerie. »

À la fin du XIVe siècle, le souvenir s’est estompé. Dans le nord de la France, il n’y a pas eu de rébellion paysanne majeure pendant très longtemps. Les villes, en particulier Paris, se sont soulevées à maintes reprises, et la plupart des rébellions urbaines de l’Europe médiévale auraient eu une contrepartie rurale, mais cela ne s’est pas produit dans le nord de la France.

Je me demande si cela n’a pas été, à sa manière, un héritage de la révolte du quatorzième siècle. Les habitants des villes auraient pu se dire : « La dernière fois que la campagne a été impliquée, nous avons perdu le contrôle, nous allons donc éviter cela à l’avenir. » Mais hormis le fait qu’elle figure dans l’une des chroniques les plus populaires du Moyen-Âge, la révolte n’a pas laissé beaucoup de souvenirs jusqu’à la fin du dix-huitième siècle.

Daniel Finn : Comment la Jacquerie a-t-elle été mémorisée et interprétée par les historiens au cours des siècles suivants ?

Justine Firnhaber-Baker : Comme je l’ai dit, elle a été oubliée pendant longtemps. Le mot « jacquerie » réapparaît pour la première fois en anglais et en français à la fin du XVIIIe siècle, à l’époque de la Révolution française. C’est à cette époque que les historiens ont commencé à s’intéresser aux gens du peuple comme ils ne l’avaient jamais fait auparavant. C’était en grande partie un reflet de ce qui se passait à leur propre époque, puisqu’ils ont commencé à chercher les germes de 1789 dans les rébellions médiévales bien antérieures.

Le premier livre sur la Jacquerie (et en fait le dernier jusqu’à la publication de mon propre livre en 2021) a été publié en 1859. C’est en partie un héritage des mouvements sociaux et politiques du dix-neuvième siècle. C’est aussi lié à la professionnalisation de l’histoire et à la découverte de nouvelles sources, notamment juridiques, qui ont permis à l’auteur Siméon Luce d’écrire une histoire beaucoup plus large de la révolte.

Le livre de Luce se fonde sur ces documents juridiques, ainsi que sur les récits très stéréotypés que l’on trouve dans les chroniques. Il affirmait que la Jacquerie était organisée, politique et liée à la révolte parisienne. Mais très vite, une réaction s’est élevée contre cette interprétation, arguant qu’il ne pouvait en être ainsi, car les paysans étaient des rustres, incultes et ivrognes, incapables de planifier, et encore moins d’organiser une action politique coordonnée avec une grande ville comme Paris.

Cette interprétation rivale présente la Jacquerie comme une éruption spontanée de haine paysanne totalement irrationnelle. Il n’y a pas eu de planification, elle a simplement explosé. Ces deux écoles de pensée ont continué à encadrer la discussion sur la révolte. Tous ceux qui écrivent sur le sujet prennent parti pour l’un ou l’autre camp.

Un livre récent sur la guerre de Cent Ans, par exemple, affirme que la Jacquerie était le résultat de la brutalisation des paysans par la guerre : dans leur brouillard, ils ne pouvaient plus distinguer les amis des ennemis ; le seul ennemi était un noble. Mon livre penche nettement plus en faveur de l’idée que la Jacquerie était organisée, politique et liée à la révolte parisienne. Mais l’une des choses que je voulais souligner, c’est qu’il s’agissait d’un mouvement hétérogène.

Je ne pense pas que les personnes impliquées dans la Jacquerie aient été stupides ou incapables de planifier; rien ne prouve non plus qu’elles étaient ivrognes. Mais la révolte n’était pas uniquement liée aux objectifs militaires et politiques spécifiques de Paris. Elle était beaucoup plus organique et beaucoup plus critique à l’égard de la noblesse d’un point de vue économique, social et même esthétique qu’elle ne l’était à l’égard du conflit entre le parti noble et le parti bourgeois à Paris.

*

Justine Firnhaber-Baker est professeure d’histoire à l’université de St Andrews. Elle est l’autrice de La Jacquerie de 1358 : A French Peasants’ Revolt (2021) et de Violence and the State in Languedoc, 1250-1400 (2014).

Daniel Finn est rédacteur en chef de Jacobin. Il est l’auteur de One Man’s Terrorist : A Political History of the IRA.

Source : Jacobin, Justine Firnhaber-Baker, Daniel Finn, 13-09-2024
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

jeudi 31 octobre 2024

Comment « l’AFL-CIO », avec l’aide de la CIA, a sapé le mouvement syndical à l’étranger

 SOURCE: LES CRISES

Pendant une grande partie de son histoire, l’AFL-CIO [centrale syndicale nationale qui est la plus grande fédération de syndicats aux États-Unis. Elle est composée de 60 syndicats nationaux et internationaux, représentant ensemble plus de 12,5 millions de travailleurs actifs et retraités, NdT] a soutenu avec enthousiasme la politique étrangère des États-Unis. Pendant la Guerre froide, elle a notamment participé activement aux efforts visant à supprimer les mouvements syndicaux de gauche à l’étranger.

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
 
Le président Richard Nixon fait un geste en direction du dirigeant syndical George Meany lors d’un discours prononcé à la convention de l’AFL-CIO en 1971. (Wally McNamee / Corbis via Getty Images)

En février, l’American Federation of Labor-Congress of Industrial Organizations (AFL-CIO) a appelé à un cessez-le-feu négocié pour mettre fin au génocide en cours à Gaza. Bien que cette déclaration n’ait pas exigé un cessez-le-feu immédiat, comme l’ont fait d’autres organisations ouvrières et syndicats, cela représente une rupture avec bon nombre des principes de l’AFL-CIO en matière de politique étrangère.

Pendant la majeure partie de ses soixante-huit années d’existence, l’AFL-CIO – la plus grande fédération de syndicats des États-Unis, représentant 12,5 millions de travailleurs – s’est alignée sur la politique étrangère des États-Unis. Elle a même, dans de nombreux cas au cours du siècle dernier, participé activement à des interventions américaines anti-gauche à l’étranger.

Dans son livre à paraître, Blue-Collar Empire : The Untold Story of US Labor’s Global Anticommunist Crusade (L’empire des cols bleus : l’histoire inédite de la croisade anticommuniste mondiale des travailleurs américains), l’historien Jeff Schuhrke retrace les rapports entre l’AFL-CIO et la politique étrangère des États-Unis depuis les débuts de la Guerre froide jusqu’aux années 1990. Il révèle comment, en partenariat avec la CIA et d’autres organes du gouvernement américain, l’AFL-CIO a étouffé les mouvements syndicaux de gauche en Europe, en Amérique latine et en Asie. Sara Van Horn et Cal Turner se sont entretenus avec lui pour Jacobin et ils ont abordé la question des dégâts causés par les interventions de l’AFL-CIO dans des pays comme le Guyana, le Chili et le Brésil, la façon dont la répression de l’organisation des travailleurs à l’étranger a nui aux travailleurs américains et les leçons que le mouvement syndical peut tirer de son histoire compliquée.

Cal Turner : Dans quelle mesure l’AFL-CIO a-t-elle été associée à l’interventionnisme américain au cours du vingtième siècle ?

Jeff Schuhrke : L’American Federation of Labor (AFL) a commencé à mener la Guerre froide avant même que la Guerre froide ne commence, alors que le gouvernement américain considérait encore l’Union soviétique comme un allié du temps de la Seconde Guerre mondiale. C’est en 1944 qu’elle a créé le Free Trade Union Committee (FTUC), qui a tenté de créer des divisions entre les non-communistes et les communistes au sein des mouvements syndicaux d’Europe occidentale.

Lorsque la Guerre froide est passée au premier plan et que la CIA a été créée, certains responsables, au sein du gouvernement, ont pris conscience du travail que l’AFL avait déjà accompli en Europe. Ils ont compris que si la CIA voulait influencer les mouvements syndicaux étrangers, il lui serait difficile de le faire par elle-même. Mais si elle pouvait passer par l’AFL – si des dirigeants syndicaux américains participaient aux interventions – le succès serait au rendez-vous, dans la mesure où les travailleurs d’autres pays seraient plus enclins à faire confiance à leurs collègues syndiqués.

À compter de 1949, la CIA et le Free Trade Union Committee avaient formé un partenariat secret : la CIA finançait le FTUC pour qu’il mène des interventions destinées à diviser les mouvements syndicaux et à les scinder en camps rivaux selon les axes stratégiques de la Guerre froide. Le Free Trade Union Committee devait également tenir la CIA et le département d’État informés de la composition des différents syndicats et de l’identité de leurs dirigeants dans les pays étrangers : à savoir, lesquels étaient susceptibles d’être plus fiables en tant qu’alliés pro-américains et pro-capitalistes, et lesquels étaient plus à gauche ou pro-soviétiques. Grâce au financement de la CIA, cette organisation a pu s’étendre de l’Europe à l’Asie.

Dans le même temps, il existait déjà avant la Guerre froide, un historique d’interventions de l’AFL auprès des mouvements syndicaux d’Amérique latine, en particulier pendant la révolution mexicaine. Cette évolution s’est poursuivie également lors des débuts de la Guerre froide, sur un mode différent de ce que le Free Trade Union Committee pratiquait en Europe et en Asie, mais avec la même idée de départ : diviser la Confédération des travailleurs d’Amérique latine, organisation syndicale de gauche couvrant l’ensemble de cette région.

Le Free Trade Union Committee a cessé ses activités en 1958 après la fusion entre l’AFL et le CIO. Au cours des années 1960 et 1970, les États-Unis ont fait du développement du tiers-monde l’un des principaux axes de leur politique étrangère. L’AFL-CIO s’est adaptée et s’est associée à l’USAID (l’Agence américaine pour le développement international), acceptant l’idée d’utiliser les syndicats pour « moderniser » les pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie. Ils ont mis en place des programmes de formation destinés à faire en sorte que les dirigeants syndicaux des pays étrangers passent du statut de fauteurs de troubles grévistes à celui de bureaucrates capables de tempérer les revendications des classes laborieuses de leur pays, afin que les gouvernements de ces pays puissent développer leur économie sans céder aux exigences des travailleurs.

On était alors à l’époque du solide mouvement tiers-mondiste des années 1960 et début des années 1970, alors que de nombreux dirigeants politiques anticoloniaux et anti-impérialistes du Sud mondial tentaient de faire valoir leur indépendance économique et politique. C’est au cours de cette période que l’AFL-CIO a régulièrement tenté de saper les mouvements politiques de gauche en Amérique latine.

Si la CIA voulait influencer les mouvements syndicaux étrangers, il lui serait difficile de le faire par elle-même. Mais si elle pouvait passer par l’AFL, le succès serait au rendez-vous.

Au sortir de la guerre du Vietnam, le caractère interventionniste de la Guerre froide s’est quelque peu atténué. Mais dans les années 1980 et au début des années 1990, vers la fin de la Guerre froide, une nouvelle génération de responsables anticommunistes enragés a pris la tête de l’AFL-CIO.

À l’heure où l’économie politique mondiale commence à changer, et alors qu’on assiste à une restructuration économique et à des délocalisations, le nombre de syndiqués américains est en baisse. Pourtant, le président de l’AFL-CIO, Lane Kirkland, et d’autres responsables ont voulu raviver la Guerre froide. Ironie du sort, alors même qu’ils combattaient l’administration de Ronald Reagan sur les questions intérieures, ils se sont associés à cette dernière pour mener des guerres contre-insurrectionnelles musclées en Amérique centrale au nom de l’anticommunisme.

Ils ont coopéré avec l’administration Reagan et des politiciens de droite pour créer la National Endowment for Democracy (NED), qui a renoué avec ce que la CIA avait fait avant la guerre du Viêtnam, à savoir financer de nombreux syndicats et autres organisations de la société civile à l’étranger. Mais au lieu de le faire secrètement, la NED l’a fait ouvertement, en disant : « C’est au nom de la promotion de la démocratie et de la liberté. » L’AFL-CIO a joué un rôle important dans la création de la NED et a été l’un des principaux bénéficiaires des fonds alloués par le Congrès à ces programmes. Elle a été très active en Pologne avec Solidarność, le syndicat anticommuniste qui a fini par être à l’origine, à bien des égards, de la fin du régime communiste en Europe de l’Est.

Sara Van Horn : Vous écrivez que les syndicats américains, en particulier l’AFL-CIO, ont activement encouragé la Guerre froide. Pourquoi les dirigeants syndicaux étaient-ils prêts à collaborer si étroitement avec le gouvernement ?

Jeff Schuhrke : Cela remonte aux Première et Seconde guerres mondiales et au New Deal. Pendant les deux guerres mondiales, les dirigeants de l’AFL ont conclu un accord avec le gouvernement américain, garantissant que la production industrielle ne serait pas perturbée par des grèves pendant la guerre. En échange, l’AFL a acquis une certaine légitimité aux yeux du gouvernement et a obtenu des avantages réels, tels que des journées de travail moins longues, une meilleure couverture sociale et une hausse du nombre de syndiqués. Les responsables syndicaux de l’AFL ont été très fortement marqués par cette évolution. Ils ont compris qu’en s’alignant sur la politique étrangère du gouvernement américain, ils pouvaient gagner en avantages, en légitimité et en protection.

Par ailleurs, l’AFL était traditionnellement une fédération syndicale plus conservatrice, opposée à toute radicalité et aux militants de gauche. Lorsque la Guerre froide a commencé, de nombreux dirigeants de l’AFL avaient déjà une longue expérience de la lutte contre les communistes dans les rangs de leur propre syndicat et du maintien à l’écart des postes de direction de ceux-ci. Ils en étaient venus à se considérer comme les vrais spécialistes de la lutte contre les communistes, bien davantage encore que nombre de responsables de l’appareil de politique étrangère des États-Unis.

Le CIO a également largement bénéficié de son partenariat avec le gouvernement pendant le New Deal et la Seconde Guerre mondiale. Les dirigeants du CIO, comme Walter Reuther, rêvaient de devenir des partenaires à part entière de la planification économique dans un État corporatiste. À l’instar de l’AFL, ils considéraient qu’en prouvant leur patriotisme et leur loyauté envers le gouvernement, ils obtiendraient un siège à la table des négociations. À la fin des années 1940, dans le contexte du maccarthysme et des mutations politiques du début de la Guerre froide, le CIO est également devenu anticommuniste.

C’est l’AFL qui a initialement encouragé la Guerre froide, parce qu’elle n’a jamais toléré les communistes ou voulu former de coalition avec des syndicalistes de gauche, contrairement au CIO qui, pendant de nombreuses années, a accueilli – ou du moins toléré – des communistes dans ses propres rangs. Le CIO était prêt à rejoindre la Fédération syndicale mondiale aux côtés des syndicats soviétiques. C’est une chose que l’AFL n’a jamais acceptée. Ses dirigeants, tel George Meany, se sont toujours montrés prompts à promouvoir une confrontation avec les Soviétiques, en raison de leur propre passé idéologique anti-communiste et de la lutte menée contre les communistes dans les rangs de leurs propres syndicats.

Cal Turner : Vous écrivez que la Guerre froide a directement contribué au déclin des syndicats américains, dont le taux d’adhésion a chuté de 35 % en 1947 à 11 % en 1991. Comment les activités internationales de l’AFL-CIO ont-elles affecté le mouvement syndical ?

Jeff Schuhrke : Un premier facteur a été la part d’attention, de ressources et d’énergie que l’AFL-CIO a consacrée à cette croisade anticommuniste dans le monde, plutôt que d’organiser les travailleurs non syndiqués aux États-Unis ou de réclamer davantage de politiques de protection sociale, moins de dépenses militaires et plus d’investissements dans l’éducation, les soins de santé et les infrastructures, c’est-à-dire le genre de choses qui créent des emplois. En 1966, plus d’un cinquième du budget de l’AFL-CIO était consacré à ces programmes à l’étranger. Sans même compter les millions de dollars que l’AFL-CIO recevait du gouvernement américain.

À partir des années 1970, l’économie politique mondiale était en pleine transformation : l’industrie manufacturière s’est d’abord déplacée vers des régions des États-Unis ne comptant pas de syndicats, le Sud et le Sud-Ouest, puis vers l’Amérique latine et les Caraïbes, et finalement vers l’Asie. L’AFL-CIO ne faisait pas grand-chose pour y remédier, si ce n’est promouvoir les campagnes de marketing « Achetez américain » ou « Vérifiez le logo syndical ». Au contraire, elle se focalisait sur la manière de combattre les communistes et de saper les mouvements de gauche en Amérique latine, en Afrique, en Asie et en Europe de l’Est. L’anticommunisme ici ne se limite pas à une opposition aux véritables communistes ou aux véritables partis communistes : il s’agit d’une opposition à tout mouvement de gauche, ou de classe, visant à l’indépendance économique des pays du Sud global.

Cette croisade anticommuniste mondiale a affaibli et divisé un grand nombre de mouvements syndicaux du Sud, plus combatifs et plus engagés dans les luttes de classe, alors même que ceux-ci auraient pu s’opposer au pouvoir du capital international. Des syndicats dissidents plus conservateurs et plus favorables au capitalisme se sont créés et ont bénéficié d’un financement important de la part du gouvernement américain, par l’intermédiaire de l’AFL-CIO.

Même si tout cela était censé se faire au nom de la libre syndicalisation, un grand nombre de syndicats et de fédérations syndicales soutenus par l’AFL-CIO dans le monde entier faisaient souvent l’objet d’un étroit contrôle de la part des gouvernements de ces pays, en particulier dans le cas de gouvernements anticommunistes et autoritaires. Les seuls syndicats que ces gouvernements toléraient étaient ceux soutenus par l’AFL-CIO.

Alors que la libéralisation du commerce et la délocalisation des emplois manufacturiers américains allaient bon train, les mouvements syndicaux de ces pays auraient pu être des alliés de choix pour le mouvement syndical américain dans sa lutte contre le nivellement par le bas et la promotion de normes plus exigeantes partout afin que le capital n’ait nulle part où aller. Ce n’est pas ce qu’il s’est passé, dans la mesure où ces mouvements syndicaux déjà affaiblis étaient désormais étroitement contrôlés par leurs propres gouvernements, conséquence des agissements de l’AFL-CIO. En ce sens, les dirigeants de l’AFL-CIO se sont tirés une balle dans le pied.

Tout cela s’est fait en partenariat avec le gouvernement américain. Or, celui-ci, surtout à la fin de la Guerre froide, dans les années 1980 et 1990, a favorisé toutes ces délocalisations et la libéralisation du commerce, en adoptant l’ALENA – des mesures qui ont entraîné la désindustrialisation et fait perdre aux syndicats américains un grand nombre de leurs membres. La même entité avec laquelle l’AFL-CIO s’est associée pendant toutes ces décennies et qui a contribué à la victoire de la Guerre froide a, dans le même temps, bousillé les travailleurs américains. Non seulement elle nuisait aux travailleurs du monde entier, mais au final elle nuisait également aux travailleurs des États-Unis.

Sara Van Horn : Avez-vous des exemples précis qui vous paraissent flagrants et montrent que les syndicats américains ont réprimé l’action politique ou l’organisation de la gauche dans les pays du Sud ?

Jeff Schuhrke : Au début des années 1960, la Guyane est dirigée par Cheddi Jagan, un socialiste qui souhaite nationaliser l’industrie sucrière et, via une transition structurée, mener le pays vers une pleine indépendance vis-à-vis de la Grande-Bretagne. Certains syndicats étaient de son côté, d’autres de celui de ses rivaux politiques. Avec l’aide de la CIA, l’AFL-CIO a contribué à financer les syndicats de l’opposition et à mener une longue grève générale qui a duré environ deux mois, affaiblissant le gouvernement Jagan et finalement poussant ce dernier à quitter le pouvoir avant le début de toute transition vers l’indépendance.

Le fait que Jargan était marxiste n’était pas du goût du gouvernement américain – il pensait que ce serait un autre Fidel Castro, et souhaitait l’arrêter à n’importe quel prix. Habituellement, les membres du mouvement ouvrier de gauche considèrent que les grèves générales sont quelque chose de positif, mais dans ce cas précis, cette grève générale secrètement financée par la CIA, et dont les fonds étaient versés par les syndicats américains, a ébranlé un gouvernement de gauche.

Dans la même veine, au début des années 70, Salvador Allende était au pouvoir au Chili. Il était marxiste, avait été élu démocratiquement et était persuadé que la démocratie permettrait d’instaurer le socialisme. Les anticommunistes des États-Unis et d’Amérique latine le considéraient donc comme particulièrement dangereux, dans la mesure où ils s’appuyaient sur le mythe selon lequel tous les communistes étaient des dictateurs totalitaires. L’administration [Richard] Nixon entendait créer le chaos économique au Chili, et y est parvenue en partie grâce à une série de grandes grèves dans des secteurs tels que l’extraction du cuivre et le transport routier. Ces grèves ont également reçu un accompagnement, un financement et tout un entraînement de la part de l’AFL-CIO, une grande partie des ressources venant de la CIA. Elles ont servi de prétexte aux militaires chiliens d’Augusto Pinochet pour organiser un coup d’État en 1973 et renverser Allende.

L’American Institute for Free Labor Development (AIFLD), principal instrument de l’AFL-CIO en Amérique latine des années 1960 aux années 1990, a organisé de nombreuses formations qui, à première vue, pouvaient sembler très inoffensives, mais dont le but était souvent de lutter contre l’influence exercée par la gauche au sein des syndicats. L’AIFLD a ainsi assuré la formation de plus de trente syndicats brésiliens au cours de l’année qui a précédé le coup d’État militaire de 1964 dans ce pays. Lorsque ce dernier a eu lieu, certains des Brésiliens lauréats du programme de formation de l’AIFLD ont été chargés par la dictature en place de purger les syndicats brésiliens de leurs gauchistes.

Autre exemple : non seulement l’AFL-CIO a soutenu la guerre du Vietnam de manière rhétorique, mais elle était également active sur le terrain, fournissant des fonds et des ressources à la Confédération vietnamienne du travail anticommuniste au Vietnam du Sud, alors que celle-ci cherchait à réduire l’influence du Front national de libération qui était communiste.

Cal Turner : Comment les adhérents de base de l’AFL-CIO ont-ils réagi lorsqu’ils ont appris que la direction de leur syndicat menait des actions anticommunistes ?

Jeff Schuhrke : Avant la guerre du Vietnam, les adhérents de base ignoraient beaucoup de choses. On ne les consultait pas. Aucune de ces politiques internationales n’était démocratique, elles étaient décidées à huis clos, souvent par des responsables ou des collaborateurs non élus.

Ce n’est qu’à la fin des années 60 que les dirigeants syndicaux locaux et les cadres moyens ont commencé à s’exprimer, dans le cadre du mouvement anti-guerre. Des réunions publiques et des distributions de lettres et de journaux émanant de syndicalistes de base ont commencé à être organisées. Ceux-ci s’élevaient contre la guerre du Vietnam et sont entrés en conflit direct avec George Meany, le président de l’AFL-CIO, qui était totalement acquis à la cause de la guerre.

À la fin des années 60, une série d’articles de presse a également révélé certains des liens qui, depuis les années 1940 existaient entre la CIA et les syndicats américains. Ces informations ayant été révélées au grand jour, le nombre de protestations de la base contre les agissements des dirigeants syndicaux a commencé à se faire plus important. Après le coup d’État au Chili, Fred Hirsch, un plombier californien, syndicaliste de base, a rédigé une brochure exposant les liens entre l’AFL-CIO et la CIA dans le cadre du soutien au coup d’État chilien, celle-ci a été distribuée à des milliers de membres du syndicat.

Dans les années 80, il y a eu un mouvement sans précédent de syndicalistes de base et même de présidents de syndicats au sein de l’AFL-CIO, ils essayaient de venir en aide aux syndicats et mouvements de travailleurs les plus à gauche et les plus militants d’Amérique centrale. Le National Labor Committee a également été fondé dans les années 1980 par un groupe de présidents de syndicats qui s’opposaient à cette intervention en Amérique centrale. Ce groupe est à l’origine des premiers débats ouverts consacrés à la politique étrangère dans le cadre de la convention de l’AFL-CIO, ce qui montre à quel point ces décisions politiques avaient été antidémocratiques.

Sara Van Horn : Quelles leçons le mouvement ouvrier d’aujourd’hui doit-il tirer de cette longue histoire ?

Jeff Schuhrke : En quelques mots : ne soutenez pas systématiquement tout ce que fait Washington en matière de politique étrangère. Et pourtant, c’est encore aujourd’hui la position de la direction de l’AFL-CIO.

Au cours des derniers mois, de nombreux syndicats se sont prononcés en faveur d’un cessez-le-feu à Gaza, ce qui est particulièrement important dans la mesure où cela va à l’encontre de la politique de l’administration Biden. Qui plus est, sept syndicats majeurs ont récemment demandé à Joe Biden de cesser d’envoyer de l’aide militaire à Israël afin de contraindre à un cessez-le-feu. Le fait que les syndicats fassent toutes ces déclarations est une évolution qui va dans le bon sens, mais les actions concrètes se font encore rares au niveau national.

S’il est essentiel d’organiser et de renforcer le taux de syndicalisation, nous devons également nous interroger sur le type de mouvement syndical que nous souhaitons, et ne pas nous contenter d’un mouvement de grande ampleur.

Aujourd’hui, la gauche syndicale doit porter un regard international sur les luttes que nous menons sur nos lieux de travail aux États-Unis. Le message de Donald Trump consiste souvent à dire que les travailleurs étrangers sont nos ennemis. Mais l’histoire de la Guerre froide nous a déjà montré que le nationalisme économique n’est en fin de compte d’aucune utilité pour les travailleurs américains. Il est indispensable de se montrer beaucoup plus critique à l’égard de la politique étrangère des États-Unis.

Cal Turner : Quel impact souhaitez-vous avoir avec ce livre ?
Jeff Schuhrke : Aux États-Unis, depuis quelques années, les gens sont de plus en plus actifs dans le mouvement ouvrier, mais ce domaine de l’histoire du travail a souvent été ignoré, parce qu’une grande partie du mouvement ne se sentait pas à l’aise lorsqu’il s’agissait d’en parler. Dans l’idée, ce livre devait être une introduction et rassembler un grand nombre d’études déjà publiées sur le sujet. J’espère qu’il aidera les personnes qui ne connaissent pas encore le mouvement syndical à comprendre que s’il est essentiel de s’organiser et de développer la syndicalisation, nous devons également nous interroger sur le type de mouvement syndical que nous souhaitons – et ne pas nous contenter d’un mouvement de grande ampleur.

Quels sont les principes de notre mouvement ? Que défend-il ? Quel type de politique a-t-il en matière de politique étrangère ? Nous espérons que comprendre ce passé permettra aux gens de réaliser pourquoi il est important d’avoir une perspective internationaliste et anti-impérialiste lorsqu’il s’agit de reconstruire le mouvement ouvrier.

*

Jeff Schuhrke est historien du travail et professeur adjoint à la Harry Van Arsdale Jr School of Labor Studies, SUNY Empire State University. Il est l’auteur de Blue-Collar Empire : The Untold Story of US Labor’s Global Anticommunist Crusade.

Sara Van Horn est écrivaine et vit à Serra Grande, au Brésil.

Cal Turner est écrivain et vit à Philadelphie.

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
 
 
COMMENTAIRES RELEVÉS:
  • ForceOuvrièreAméricaine // 26.09.2024 à 09h20

    Plus intéressant serait de rappeler les opérations « d’influence » des services américains en France pour contrer le syndicalisme des marxistes , de la CGT qui risquait d’entraver le plan Marshall. La création de Force Ouvrière par exemple par le célèbre trotskiste Kristol (un des inspirateurs du neo conservatisme/libéralisme) d’abord opposé au communisme quoi qu’il en coûte ( Militant trotskiste aux usa il convertit son action en Europe au service des libéraux us) L’ « écueil » ( comme Brezinski nommait la France ) serait peuplé de « gallo communistes » s’inquiètent les américains (et Cohn Bendit ) dont des syndicalistes. L’histoire française de cette ingérence par les services us mériterait un billet svp


  • Leon // 26.09.2024 à 17h31

    Mme Annie Lacroix-Riz
    https://www.wikiwand.com/fr/articles/Annie_Lacroix-Riz ,
    a abondament ecrit sur le sujet et bien plus…
    Bonne lecture.


  • Lt Briggs // 26.09.2024 à 19h02

    « Alors que la libéralisation du commerce et la délocalisation des emplois manufacturiers américains allaient bon train, les mouvements syndicaux de ces pays auraient pu être des alliés de choix pour le mouvement syndical américain dans sa lutte contre le nivellement par le bas et la promotion de normes plus exigeantes partout afin que le capital n’ait nulle part où aller. Ce n’est pas ce qu’il s’est passé »

    C’est un point essentiel. Le démantèlement des droits des travailleurs à l’étranger, appuyé par l’AFL et le CIO, a eu un effet boomerang pour les travailleurs américains lors de l’avènement de la mondialisation. Les grandes entreprises ont ensuite eu beau jeu de traiter les travailleurs américains de nantis assis sur des privilèges, soudain devenus trop chers par rapport aux chinois, indiens ou vietnamiens. Un syndicat ne peut pas être à la fois socialiste et impérialiste. Sur le long terme, c’est impossible. L’AFL-CIO a contribué à affaiblir les syndicats étrangers trop à gauche ou favorables à l’autonomisation de leurs pays, au grand bonheur de la CIA, mais le prix à payer a été une détérioration des conditions de travail des salariés américains. Dire que les femmes là-bas n’ont même pas droit à un congé maternité, sauf quelques « privilégiées » qui travaillent pour des entreprises de plus de 50 salariés, qui elles peuvent prendre jusqu’à 12 semaines… non indemnisées. La baisse du taux de syndicalisation des salariés aux Etats-Unis est tout sauf une surprise.

 

dimanche 6 octobre 2024

Domenico Losurdo: marxisme occidental/marxisme oriental (2014)


 

Gabriel Rockhill: La "Industria de la Teoría Global" capitalista al descubierto (vídeo)

 FUENTE: https://canarias-semanal.org/art/33563/gabriel-rockhill-la-industria-de-la-teoria-global-capitalista-al-descubierto-video


REDACCIÓN CANARIAS-SEMANAL.ORG.-

    Gabriel Rockhill  es un filósofo, escritor, crítico cultural y profesor de Filosofía en la Universidad de Villanova de Filadelfia, especializado en el estudio de lo que él mismo ha calificado como la "Industria de la Teoría Global".

   "Un sistema de producción, circulación y consumo" de ideas financiado por las grandes corporaciones capitalistas y agencias de inteligencia como la CIA  la USAID, la NED o el MI6 que, en muchas ocasiones se presentan como "críticas" con el capitalismo pero que, finalmente, transmiten la idea de que cualquier alternativa socialista sería siempre una opción "totalitaria" e inviable.

   En esta entrevista concedida a Tita Barahona, en exclusiva para Canarias-semanal, el profesor Rockhill explica cómo conocidos intelectuales, desde los históricos fundadores de la Escuela de Franckfurt a autores postmodernos como  Jacques Derrida o Foucault, forman parte de este mercado de idas que se encarga de establecer "los parámetros de debate público aceptables", controlando donde se ubica "el flanco izquierdo de la crítica".

 


dimanche 29 septembre 2024

Géant penseur de la révolution africaine, Amilcar Cabral aurait eu 100 ans

 SOURCE: https://investigaction.net/geant-penseur-de-la-revolution-africaine-amilcar-cabral-aurait-eu-100-ans/

C'est une grande figure de la révolution africaine 
qui aurait eu 100 ans ce 12 septembre. 
Mais sa vie s'est arrêtée en 1973 à travers un assassinat 
commandité par le colonialisme portugais. 
Amilcar Cabral a marqué l'histoire du continent africain. 
Diagne Fodé Roland lui rend hommage 
et souligne en quoi l'héritage de ce grand penseur reste d'actualité. (I'A)
 

Révolté par l’oppression coloniale fasciste portugaise, notamment les famines successives qui avaient provoqué 50 000 morts entre 1941 et 1948 au Cap-Vert, Amilcar Cabral choisit de faire des études d’agronomie dans l’optique d’aider les paysans et fait ses études d’ingénieur agricole à Lisbonne capitale du Portugal jusqu’en 1952.

Il y rencontre des étudiants militants de la libération des colonies africaines de l’impérialisme portugais. Avec ces militants de la lutte indépendantiste en Afrique lusophone, occidentale et australe, tels Agostinho Neto (MPLA), Eduardo Mondlane du FRELIMO, etc., ensemble ils créent clandestinement le Centro de Estudos Africanos pour promouvoir la culture des peuples noirs colonisés et collaborent avec le Parti Communiste Portugais (PCP) (également clandestin). Ces futurs leaders se forment au communisme scientifique et décident de fonder les mouvements de libération anticoloniale de leurs pays respectifs.

Cabral décide de renoncer à un poste de chercheur à la station agronomique de Lisbonne (Portugal) pour un emploi d’ingénieur de deuxième classe en Guinée où il est chargé du recensement agricole qui lui permet de cerner les nationalités et les classes sociales qui composent la Guinée.

En 1954, il met en place sous couvert d’activités culturelles et sportives une organisation politique nationaliste à Bissau. Cette association est interdite par les colonialistes portugais et Cabral est expulsé de son propre pays pour se retrouver en Angola où il mène des missions pour des entreprises agricoles.

Ces enquêtes et études du paysannat sous le colonialisme lui permettent d’appliquer le matérialisme dialectique et historique et d’élaborer sa propre analyse de la société coloniale en adaptant le communisme scientifique aux réalités africaines.

En 1956, étant autorisé à revenir en Guinée Bissau une fois par an, il fonde le PAIGC (Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et des îles du Cap-vert) dans la clandestinité et Cabral en est désigné secrétaire général.

Après le massacre colonial fasciste de la grève des dockers en 1959, le PAIGC opte en 1963 pour la lutte armée et se bat contre l’armée portugaise sur plusieurs fronts à partir des pays voisins, la Guinée Conakry et la Casamance, province du Sénégal.

Le PAIGC contrôle assez rapidement 50 % du territoire en 1966 et 70 % à partir de 1968 et met en place une organisation politico-administrative dans les régions libérées dont les caractéristiques sont exposées ainsi par Cabral : « La dynamique de la lutte exige la pratique de la démocratie, de la critique et de l’autocritique, la participation croissante de la population à la gestion de leur vie, l’alphabétisation, la création d’écoles et de services sanitaires, la formation de cadres issus des milieux paysans et ouvriers, et bien d’autres réalisations qui impliquent une véritable marche forcée de la société sur la route du progrès culturel. Cela montre que la lutte de libération n’est pas qu’un fait culturel, elle est aussi un facteur culturel ».

Cabral élabore une analyse détaillée des réalités nationales et des contradictions des sociétés guinéenne et cap-verdienne pour déterminer les groupes nationaux et sociaux qui sont les plus à même de s’engager dans la lutte contre le colonialisme.

En 1961, il représente au Caire, lors de la troisième Conférence des peuples africains, les mouvements de libération des pays colonisés par le Portugal fasciste. Il y expose, partant de la formule de Lénine de « l’analyse concrète de chaque situation concrète », que la lutte doit « Renforcer les moyens d’action…, développer les moyens efficaces et en créer d’autres, sur la base de la connaissance de la réalité concrète de l’Afrique et de chaque pays africain, et du contenu universel des expériences acquises dans d’autres milieux et par d’autres peuples ».

Cabral enseigne qu’il faut étudier les nationalités et les classes sociales à partir du fait que « les  gens ne se battent pas pour des idéaux ou pour ce qui ne les intéressent pas directement ; Les gens se battent pour des choses concrètes pour de meilleures conditions de vies dans la paix et pour l’avenir de leurs enfants. La liberté, la fraternité et l’égalité sont des mots vides de sens s’ils ne signifient pas une véritable amélioration de la vie des gens qui se battent ».

Cabral allie lutte idéologique et politico-militaire à la lutte diplomatique pour faire reconnaître la lutte de libération anti-coloniale à l’échelle internationale. En 1972, l’ONU reconnaît le PAIGC comme « véritable et légitime représentant des peuples de la Guinée et du Cap-Vert ».

Cabral fut aussi « l’ambassadeur porte-parole » des mouvements de libération nationale des colonies portugaises dans les différents forums à l’échelle africaine et internationale. Il en fut le leader incontesté notamment à la conférence de la Tricontinentale où il prit la parole le 6 janvier 1966 à Cuba pour y exposer sa théorie révolutionnaire de l’émancipation nationale et sociale africaine : « Nous ne luttons pas simplement pour mettre un drapeau dans notre pays et pour avoir un hymne mais pour que plus jamais nos peuples ne soient exploités, pas seulement par les impérialistes, pas seulement par les Européens, pas seulement par les gens de peau blanche, parce que nous ne confondons pas l’exploitation ou les facteurs d’exploitation avec la couleur de peau des hommes; nous ne voulons plus d’exploitation chez nous, même pas par des Noirs ».

Reconnaissant à la fois le rôle internationaliste de Cuba et panafricain de l’Algérie indépendante pour sa solidarité active avec tous les mouvements de libération en Afrique, il a déclaré : « Les chrétiens vont au Vatican, les musulmans à la Mecque et les révolutionnaires à Alger. »

Malheureusement Amilcar Cabral est assassiné le 20 janvier 1973 à Conakry par le colonialisme portugais qui a utilisé des agents renégats infiltrés dans la branche militaire du PAIGC pour commettre ce forfait empêchant ainsi le vrai père de l’indépendance de vivre la proclamation le 10 septembre 1974 de la naissance de l’État de Guinée-Bissau et du Cap-Vert.

Héros et martyr de la première phase de la libération africaine, Cabral doit inspirer la génération actuelle des lutteurs de l’actuelle seconde phase de l’émancipation nationale, panafricaine et sociale des peuples d’Afrique.


Source: Fernent

mercredi 25 septembre 2024

"Au Service de l'Esprit" (Paul Vaillant-Couturier, 1936)

 Le texte Au service de l’esprit. Pour la convocation des Etats Généraux de l’Intelligence Française, fut présenté par Paul Vaillant-Couturier devant le comité central du Parti Communiste Français en octobre 1936.

Au Service De L’esprit Paul Vaillant Couturier 1936

 "Tout le problème est là: mettre la machine au service de l'homme. Il s'agit de transformer le chômage en loisir."


***

Rapport présenté au Comité Central du Parti communiste Français le 16 octobre 1936 et approuvé à l’unanimité.

Un désordre sans précédent préside au destin des choses et des hommes.

Le monde vit dans la hantise de la guerre, dans la crainte ou sous la chappe de plomb de la servitude, dans l’effroi – au milieu de l’abondance – de manquer du pain quotidien.

La jeunesse, ouverte sur la vie, est courbée sous la terreur du lendemain ; les anciens combattants continuent leurs sacrifices ; la vieillesse ne connaît plus ni calme assuré, ni repos...

Personne n’échappe à la loi commune de l’insécurité.

Et les questions qui angoissent les hommes, qui troublent leurs nuits, qui gâtent leur vie, prennent de plus en plus d’acuité dans les milieux de l’intelligence.

Savants, éducateurs, professeurs, techniciens, médecins, artistes, écrivains, sont assiégés, pressés de toutes parts, bousculés par la rafale des questions et des problèmes que le rythme de la vie moderne leur impose à une cadence de mitrailleuse.

Ils étudient, ils cherchent, ils découvrent, ils retrouvent, ils perdent, ils résolvent, ils interrogent, ils se débattent, cherchant à sauvegarder l’esprit dans un monde asservi à la tyrannie du matérialisme de l’argent.

Le Parti communiste les écoute. Il les entend. Il comprend leurs inquiétudes, il les recueille. C’est plus que son devoir. C’est l’une de ses raisons d’être.

Les inquiétudes des intellectuels rejoignent ses préoccupations, elles les éclairent, elles les complètent.

Et nous pensons – nous qui savons à quel point les idées jouent un rôle considérable dans le déroulement de l’histoire – que les intellectuels, qui sont en quelque sorte les idées incarnées, peuvent, dans les heures que nous vivons, tenir aux côtés des masses une place capitale dans l’indispensable remise en ordre du monde.

Qu’il s’agisse de la défense de la paix, de la défense de la liberté ou de la défense du pain, c’est avec eux que nous voulons chercher la solution des problèmes qui angoissent les hommes.

I- L’INTELLIGENCE ET LA PAIX

Dans la conscience de chaque intellectuel se pose au premier plan la grande question de la Paix.

L’intelligence défend la paix. L’intelligence a horreur de la guerre, parce qu’elle est la destruction des valeurs, en même temps que des choses, et que les intellectuels sont au cœur des valeurs spirituelles.

Chez les communistes aussi, la préoccupation de sauvegarder la paix domine tout.

Ils ressentent moralement et presque physiquement, eux, les interprètes des grandes masses qui font les batailles, l’inquiétude humaine devant la guerre.

Et leur attachement à l’esprit créateur, leur révolte raisonnée contre les forces de l’argent, les relient étroitement aux préoccupations des intellectuels.
Le Parti communiste est le grand Parti, le Parti par excellence de la Paix.

Il est né de la guerre et de la révolte des hommes contre la guerre et contre la haine... Il a été forgé de 1917 à 1920, par la volonté des multitudes de la génération du feu, par la colère des survivants. Son action contre la guerre lui a valu des persécutions incessantes. Sa volonté de rapprochement avec le peuple allemand a coûté des centaines d’années de prison à ses militants. Ayant le sentiment profond de sa mission d’unité humaine, il peut hardiment prétendre que tout ce qui est pacifique est sien.

Les hommes qui, comme moi, ont participé à la campagne de 1914 à 1918, ceux qui, comme moi, ont assisté aux épisodes de l’affreuse guerre civile qui désole d’Espagne, détestent le sang. Ils sont attachés au respect de la vie humaine, passionnément.

J’entends bien que certains, dans leur horreur de la guerre, évoquant ce que serait une guerre moderne, qui ne connaîtrait pas d’avant, ni d’arrière, avec son cortège de bombardement à gaz, de tueries de vieillards, de massacres de femmes et d’hécatombes de berceaux, se résignent à dire : « Tout ! Oui, tout ! même la servitude, plutôt que la mort ! »

Je comprends leur pensée. Nous avons connu, nous, les combattants écœurés de meurtres, cet état d’esprit tragique. Nous savons que ces idéalistes que sont les intellectuels ne reculent pas devant le danger. Nous savons qu’il ne s’agit pas chez eux de la vile peur de la mort. Nous savons qu’instruits par le passé, ils veulent seulement éviter au monde et à leur pays un nouveau bain de sang et des sacrifices vains. « On croit mourir pour la Patrie, disait Anatole France, on meurt pour les industriels. »

Et devant cette vanité des sacrifices, ils ne songent qu’à sauvegarder le bien le plus précieux des hommes, la vie... Ils espèrent de leurs deux mains réunies, en protéger la flamme vacillante, au milieu des pires tempêtes. Malheureusement, l’expérience de l’histoire nous enseigne qu’on en arrive parfois à perdre, non seulement les raisons de vivre, mais la vie elle-même, en voulant, par certains moyens, la sauvegarder.

La servitude conduit à la mort.

Dans notre défense enthousiaste de tout ce qui est vivant, nous ne pouvons accepter cet attentat contre la vie et les valeurs qui font la vie, qu’est la servitude. La guerre a besoin de la servitude.

La servitude moderne du fascisme fait des peuples d’immenses troupeaux marchant sous le signe de la mort. Mort morale, mort intellectuelle, mort physique. Nous ne voulons pas laisser conduire les peuples à l’abattoir de la servitude.

CONTRE LA SERVITUDE

C’est ce qu’avaient compris, dans le passé, de grands esprits de notre pays qui, contre la tyrannie, n’hésitèrent pas à se porter au secours de la liberté menacée.

Lorsque en 1822, le Congrès de Vérone chargea la France d’aller restaurer la Monarchie espagnole et d’écraser les libéraux constitutionnels, le grand publiciste Armand Carrel, à cette époque officier, donna sa démission pour aller rejoindre la légion qui défendait en Espagne, contre le corps expéditionnaire du duc d’Angoulême, la cause de la liberté.

Lorsqu’en 1830, le peuple polonais était aux prises avec la tyrannie du tsar et que la Prusse fournissait en armes la Russie, toute l’élite intellectuelle de notre pays s’est rangée aux côtés de la Pologne et a réclamé l’aide du peuple français.

Avec Lamartine et Daumier ce furent les grands journaux démocrates : le « National », la « Tribune », le « Charivari », la « Caricature » qui menèrent la lutte contre Louis-Philippe et Casimir Périer qui se faisaient les défenseurs de l’autocratisme. C’était l’époque où un M. Dupin, répliquant aux préoccupations généreuses de Lamartine, s’écriait : « Non ! Chacun chez soi, chacun pour soi ! » et où Louis-Philippe écrivait dans une lettre : « C’est nous, bien plus que les vainqueurs de Varsovie, que le cabinet de Saint-Pétersbourg doit remercier d’avoir écrasé la Pologne. »

Si Louis-Philippe et les esprits sans envergure qui l’entouraient furent satisfaits, l’indignation dut immense en France, après la défaite du peuple polonais.

« La prise de Varsovie, écrit Seignobes, fut l’occasion d’un deuil national. »

« A Paris, les affaires furent suspendues, les `théâtres fermés et l’opinion publique ressentit comme une insulte, la déclaration du ministre français des Affaires étrangères : L’ordre règne dans Varsovie. »

Lorsque, en 1849, les patriotes romains se soulevèrent contre la domination du Pape et proclamèrent la République, ce fut l’historien Edgar Quinet qui dénonça la politique d’intervention du prince président Louis Napoléon et annonça prophétiquement : « La défaite de la République romaine entraînerait la mort de la République française. »

On sait comment, deux ans plus tard, le 2 décembre, sa prophétie devait se réaliser.

De même, la Hongrie et la Grèce virent se rassembler autour d’elles, pour leur indépendance, les meilleurs esprits de l’Intelligence française du temps.

C’est ainsi que la France devint l’espoir et la lumière des peuples en lutte pour la liberté, parce qu’elle n’a jamais pu se résigner, ni pour elle ni pour les autres, à la servitude.

ON PEUT EVITER LA GUERRE

Cependant, s’il est dangereux de se résigner à la servitude, il ne faut jamais se résigner à la perspective de l’inévitabilité de la guerre. Ceux qui croient la guerre inévitable portent fatalement la guerre en eux.

Notre parti veut la Paix et il est prêt à tous les sacrifices pour la conserver. Mais nous demandons à ceux qui ne veulent pas de sacrifices vains pour la guerre, qu’ils ne consentent pas à des sacrifices vains pour la Paix.

Nous avons tout fait pour que le désarmement général et simultané – car tout désarmement unilatéral serait une duperie – devint une réalité. Les puissances enchaînées aux trusts l’ont écarté avec dédain. Nous avons réclamé la limitation des armements. Elle a été repoussée. Nous n’abandonnons pas, nous n’abandonnerons jamais la partie. On nous trouvera toujours prêts à la reprendre, Nous savons que le désarmement est le vœu le plus cher des peuples qui trébuchent ou succombent sous le fardeau des armes. Nous souffrons de cet incroyable gaspillage d’énergies et de richesses.

Nous avons tout fait pour que l’entente des peuples devînt une réalité. Et nous ferons tout pour y parvenir, nous, le Parti de la Paix et de l’unité humaine. Rien ne nous rebutera. Nous restons toujours prêts à discuter avec tout le monde, avec tout ceux qui s’affirmeront prêts à respecter leur signature, dans le cadre des accords internationaux et de la Société des Nations. Peu nous importe – et nous croyons que c’est là aussi le sentiment de l’intelligence française – quand il s’agit de sauver la paix, les régimes intérieurs des nations auxquelles nous nous adressons !

Nous ignorons pour notre part, ce qu’est un « ennemi héréditaire ». Nous n’avons de haine pour aucune nation, pour aucune race de la grande famille humaine. Nos bras sont largement ouverts à tous nos frères et ce n’est pas de notre côté que pourrait germer la monstrueuse idée d’une «  croisade » dont les peuples innocents paieraient les frais.

Mais nous dénonçons un risque redoutable pour la Paix.

LES TROUBLE-PAIX

Qu’on prenne bien garde que l’amour de la Paix, qui est la caractéristique de notre peuple et qui est si puissant dans les milieux intellectuels français, ne soit exploité par les trouble-paix pour nous conduire à la guerre... On ne calme pas les assoiffés de meurtre en reculant sans cesse devant eux. On augmente leur audace.

Sûrs de l’impunité que la réussite de leur bluff leur confère, ils profitent de la mollesse qu’on met à appliquer la loi internationale à l’agresseur pour bafouer le droit des gens. En agitant le spectre de la guerre quand ils sont encore incapables de la faire, ils gagnent du temps pour la préparer. Ils acquièrent ainsi une idée – heureusement fausse – de la faiblesse de leurs voisins. D’étape en étape et de chantage en chantage, ils organisent l’encerclement des nations qu’ils méditent d’anéantir, en même temps que, par la corruption, ils s’y assurent des complicités et des bases.

Pouvons-nous douter, par exemple, des intentions du chancelier Hitler quand nous savons que « Mein Kampf » est constamment réédité dans son édition intégrale, tiré à plus de deux millions d’exemplaires, distribué à profusion en Allemagne et que ce livre constitue un appel permanent à l’anéantissement de la France ?

On y lit, à la page 699, de l’édition allemande de 1935, que « l’ennemi
mortel et impitoyable du peuple allemand est et reste la France, quel que soit son gouvernement, royaliste ou jacobin, bonapartiste ou démocrate, clérical ou bolchevik
 ».

Et toute la politique internationale de ces derniers mois ne s’inscrit-elle pas en lettres de feu dans ce mot d’ordre inséré à la page 765 : « Une deuxième guerre viendra. Il faut auparavant isoler si bien la France, que cette seconde guerre ne soit plus une lutte de l’Allemagne contre le monde entier, mais une défense de l’Allemagne contre la France qui trouble le monde et la paix. »

L’injustice, la haine, la cruauté froide contenues dans ces textes remettent
à leur place toutes les déclarations de Nuremberg sur la Russie et le bolchévisme. Elles expliquent les interventions continuelles du IIIe Reich, ses coups de forces successifs, la violation de ses engagements, ses ingérences dans la politique française et l’aide qu’il n’a jamais cessé d’apporter aux rebelles d’Espagne.

C’est l’organisation internationale de la haine.

Eh bien, même cela ne nous rebute pas dans notre volonté de paix. Toujours, la France de Diderot souhaitera l’amitié de l’Allemagne de Goethe. Nous conservons pour le peuple allemand, pour la liberté de l’indépendance de qui nous avons payé de notre personne et de notre liberté, toute notre affection. Mais nous disons, avec la Ligue des Droits de l’Homme : « Prenez garde ! Les capitulations n’assurent par la paix. En laissant le champ libre aux violents, elles conduisent droit à la guerre. »

PAS DE CROISADE

Que veulent donc les communistes ?

Nous voulons seulement, mais nous voulons fermement l’indépendance de notre pays. L’indépendance de la France, nous la considérons comme l’un des moyens de la paix. Nous voulons que les Français soient maîtres et seuls maîtres chez eux.

Nous ne voulons pas que notre pays soit à la remorque de quelque gouvernement que ce soit. Ni de Londres. Ni de Rome. Ni de Berlin. Ni de Moscou.

La France est une grande nation prête à donner son amitié à tous les peuples de bonne volonté, mais elle n’accepte la servitude ni dans le domaine de la politique, ni dans le domaine de l’argent, ni dans le domaine de l’esprit.

Les menaces du fascisme hitlérien ont amené en France ce que Delmas, secrétaire du Syndicat des instituteurs, dans un récent article, appelait un « renversement des positions traditionnelles ».

Les travailleurs français, avec leurs drapeaux rouges, serrent maintenant les rangs autour du drapeau tricolore, tandis que ceux qui s’intitulent les nationaux se rallient autour de la croix gammée, insigne du fascisme international...

Est-ce à dire que pour sauvegarder la liberté de la France, nous soyons prêts à la constitution d’un bloc des démocraties pour l’opposer au bloc des fascismes ?

Ce serait une dangereuse illusion de croire qu’on pourrait protéger durablement la paix par cet équilibre hérissé des principes antagonistes et de baïonnettes affrontées.
Et nous comprendrions parfaitement la répugnance qu’éprouveraient à se laisser entraîner dans une telle aventure, les intellectuels instruits des leçons de l’histoire. Mais tel n’est pas, tel ne peut pas être notre but. Des amitiés, oui. Une coalition, non.

Notre respect du droit international écarte – à l’inverse du fascisme, interventionniste pas essence – l’idée de l’intervention. A l’image des jacobins nous nous défions des missionnaires armés.

Nous voulons simplement le respect du droit international. Nous voulons unir les forces de paix dans la dignité de la nation, pour offrir, avec plus de force encore et plus de retentissement, la paix au monde. Nous voulons une France forte parce que nous voulons la Paix.

Pour nous, la France est symbolisée par le paysan qui aime sa terre, cette terre sur laquelle les siens, de générations en générations, ont épuisé leurs forces, ont donné le meilleur de leur intelligence, de leurs bras et de leurs soins, le paysan qui a porté sur ses épaules les longs sacrifices de toutes les guerres et qui les a payées après les avoir faites, qui ne convoite par la terre d’autrui, mais qui ne veut, à aucun prix, qu’on vienne lui voler son bien. Il est toujours prêt à s’unir à ceux qui veulent le protéger.

CONTRE LES DIVISEURS

C’est l’union intérieure qui sauvegarde la paix extérieure.

Nous voulons unir pour la paix, ceux que l’on cherche, des chefs factieux aux chefs trotzkystes, à diviser.

Quel intellectuel français pourrait se refuser à voir le péril que fait courir à la
paix la vague de division et d’attentats individuels déchaînée par le fascisme et le trotzkysme sur le monde : assassinat de Barthou, assassinat du Roi Alexandre, assassinat de Kirov ?

Le procès de Moscou a apporté la preuve, de la bouche même des accusés trotzkystes, de cette politique d’aventures poursuivie en collaboration avec la Gestapo, et qui est aussi loin du communisme, que l’est du travail d’un honnête ouvrier, l’activité sanglante d’un vulgaire assassin.

Où nous voulons unir, eux, les contre-révolutionnaires trotzkystes divisent ; où nous défendons la démocratie, ils s’en montrent les ennemis irréductibles ; où nous cherchons à rassembler la nation française, ils en nient jusqu’à la réalité vivante ; où nous affirmons notre fraternité à l’égard des grandes organisations politiques et syndicales voisines, ils sapent l’autorité des partis et des syndicats.

Le débat n’est pas entre les communistes et les trotzkystes, il est entre les trotzkystes et la totalité des amis de la Paix et de la moralité mondiale.

Les aventuriers trotzkystes, spécialistes du terrorisme international et de la provocation, constituent un danger permanent pour la paix et aucune des légendes dont une connaissance insuffisante de leur activité passée et présente, les entoure aux yeux de certains, ne peut cacher leur caractère de fléau international.

On peut pardonner à la passion criminelle. On ne peut pas pardonner au crime conscient.

Quant à nous, Parti communiste, adversaires déclarés des attentats
individuels et partisans de l’union de la nation française contre la ploutocratie, nous ne cesserons pas un jour d’offrir le pacte de paix au peuple allemand, quelle que soit la mauvaise volonté ou les rebuffades de son Führer, jusqu’à ce que le pacte devienne une réalité.

Rien ne peut séparer ceux qui veulent profondément et passionnément la paix.

« La Paix, disait Aristide Briand, est une maîtresse exigeante. »

Elle veut, pour être défendue, qu’on lui consacre le meilleur de son activité et
de sa vie.

Qui, mieux qu’un homme formé par la culture française, peut ressentir cette obligation impérieuse ?

On a trop souvent et trop longtemps défiguré la France à l’étranger en la montrant turbulente, chauvine, légère et corrompue.

Les Français eux-mêmes se sont trop souvent et trop longtemps plus à se dénigrer.

Or, la France n’est pas cette caricature.

L’ardeur généreuse n’est pas la turbulence, le sentiment des valeurs et des traditions nationales n’est pas le chauvinisme, l’élégance n’est pas la légèreté et la corruption de quelques-uns - qui sont les mêmes dans tous les pays capitalistes et pour les mêmes raisons - n’est pas le fait du peuple français.

C’est la générosité française, c’est l’amour français de l’indépendance, c’est ce sens français de l’universel, c’est l’humanisme français qui demeurent les meilleurs garants de la volonté française de paix.

La Paix porte en soi l’attrait et le prestige du plus haut idéal de l’homme.

Si l’on fait pour elle des sacrifices, elle veut qu’ils soient utiles.

A défaut du désarmement sans cesse écarté, elle nous offre pour sa sauvegarde immédiate, la sécurité collective. La paix ne se bèle pas !

Unissons nos efforts et que l’intelligence française au premier rang – dans une union française qui n’est pas l’ « union sacrée » - lance inlassablement l’appel à la fraternité à ceux qui n’ont pas encore voulu l’entendre, à ceux qui se sont refusés à donner des gages de leur sincérité.

II- L’INTELLIGENCE ET LA LIBERTE

La paix ne se conçoit pas sans la liberté. Nous voulons une France libre. Les tyrannies engendrent la guerre. La servitude sert la mort. La liberté protège l’homme. Elle est la condition même de sa pleine réalisation. Elle est la cause du progrès et de la création dans tous les domaines.

L’homme ne peut penser et créer que s’il est libre.

Le drame historique de l’homme, c’est son combat contre les forces d’esclavage. La civilisation, c’est l’œuvre de la lutte pour la liberté. C’est à ce titre que nous considérons l’intelligence comme le combattant de la liberté.

Les intellectuels entraînent les masses, les galvanisent, décuplent leur force explosive par la puissance de l’esprit. Ils tirent les peuples de l’ornière et projettent la lumière dans les ténèbres.

Les communistes à leurs côtés sont les missionnaires historiques de la liberté.

C’est pourquoi les ennemis de la liberté cherchent à défigurer le Parti communiste français.

Une calomnie intéressée veut faire de nous des égalitaristes, niant la personnalité humaine, flattant les instincts grégaires et opprimant l’individu.

Les communistes, tout au contraire, cherchent à créer les conditions sociales nécessaires et indispensables au développement de l’individu.

Il y aura toujours des inégalités physiques ou intellectuelles. Ce sont les injustices des inégalités sociales que nous voulons abolir.

DEFENSE DE L’INDIVIDU

Le capitalisme moderne est la négation de l’individu. Il organise un implacable nivellement par la base. Il broie l’individu, il l’humilie en l’encadrant dans une organisation de termitière où la cadence exigée par le profit ne laisse plus à l’être le temps de penser, où il fait de lui un appendice de chair dans une machinerie d’acier.

C’est pourquoi si nous avons toujours admis la légitimité de la propriété, fruit du travail et de l’épargne, nous restons les irréductibles adversaires de l’exploitation de l’homme par l’homme.

Dans le monde capitaliste des monopoles privés, la personne humaine, cette grande force spirituelle, est traquée, régie et dégradée par la force honteuse de l’or.

L’or, aveugle et brutal, tue la lumière de l’esprit.

Qui, plus que l’intelligence, souffre de cette humiliation de la personne humaine ?

Qui, mieux qu’elle, peut avoir le sentiment des forces gaspillées, des valeurs perdues, de la vieillesse condamnée, du malheur d’être jeune, de la tristesse du poète sans audience, de la honte de l’artiste objet de luxe, du désespoir de l’inventeur sans laboratoire, de la misère intellectuelle de l’ingénieur déclassé ?

Les communistes, eux, proclament l’individu ! Ils l’accouchent de la société. Ils le délivrent.

Le communisme est la doctrine de son émancipation réelle.

Et le communisme ne se contente pas d’attendre la construction d’une société nouvelle, pour aider l’individu à se réaliser.

C’est dès aujourd’hui qu’il agit pour lui.

Il l’appelle à se réaliser, en luttant pour ses grands idéaux, en le conviant au désintéressement et à la création ardente.

DEFENSES DES VALEURS MORALES

Les communistes savent reconnaître les valeurs partout où elles se trouvent. Ils ne polémiquent pas avec l’histoire. Ils admirent l’esprit créateur d’où qu’il souffle, chez Vauban comme chez Balzac, chez Carnot comme chez Pasteur, chez Robespierre comme chez Napoléon.

Lorsque l’aviation française perd l’un de ses pionniers, en Blériot, ou lorsque la science française perd l’un des conquérants des Pôles en Charcot, notre Parti ne cherche pas si l’un était un patron de combat et si l’autre était un réactionnaire déterminé, il salue en eux, dans une délibération publique de son bureau politique, deux grands créateurs de valeurs humaines.

C’est l’une de nos façons de lutter contre ce qui nous est le plus étranger au monde, le sectarisme, qui rétrécit les perspectives de l’homme et rend sans cesse plus étriquée la personnalité.

Nous luttons pour la dignité de l’individu en combattant le matérialisme vulgaire engendré par le capitalisme, en allant débusquer de son repaire, cette « pièce de cent sous tapie », comme le disait Balzac, « au fond des consciences ».

Le capitalisme entend faire du ventre, le principal organe de l’humanité, et transformer l’esprit en une marchandise.

Sous son règne, toutes les valeurs immatérielles sont devenues des marchandises.

Le prêtre, le savant, le juge, le soldat ont perdu ce qui faisait leur force morale.

La conscience s’est cotée. Elle a sa bourse noire. La valeur de l’esprit suit la fluctuation des monnaies et le cours des changes.

Il y a une inflation et une dévaluation de l’intelligence.

Le capitalisme avilit la morale. Il s’attaque aux valeurs les plus sacrées comme un acide. Il dissout la moralité !

Le capitalisme détruit la famille, il la disperse, il la sabote.

C’est lui qui organise la terrible dénatalité de la France par l’hypocrisie sociale, la ruine des valeurs morales, le triomphe de l’égoïsme, le chômage et la tyrannie du profit.

Parce que nous combattons l’obscurantisme qu’il développe et l’absurdité économique qu’il provoque dans son agonie, parce que nous en appelons à la raison et à la science, le capitalisme se venge en nous dépeignant comme des matérialistes à sa manière, préoccupés uniquement de satisfaire des instincts.

OU SONT LES IDEALISTES ?

Où sont-ils, pourtant, les véritables idéalistes ?

Est-ce dans les rangs de ceux qui servent l’or, où dans les rangs de ceux qui le méprisent ? Est-ce dans les rangs de ceux qui s’arrêtent à la satisfaction des besoins ou dans les rangs de ceux qui veulent étendre le sens du héros en célébrant le héros-savant, le héros-mécanicien, le héros-ingénieur, le héros-paysan, le héros-poète, l’héroïne-mère ?

Est-ce dans les rangs de ceux qui acceptent l’humiliation d’encenser la ploutocratie ou dans les rangs de ceux qui, repoussant les privilèges que la haute bourgeoisie corrompue et corruptrice aurait été trop heureuse de leur offrir, suivent une vie médiocre, mais rectiligne, faite de sacrifices et de risques multiples, mais toute illuminée par la satisfaction de servir leur idéal.

Notre Parti, par le dévouement joyeux et l’intégrité inattaquable de ses militants, par son indépendance financière absolue, donne l’exemple de la propreté et de l’idéalisme.

L’attachement des communistes aux valeurs morales et spirituelles, leur intelligence des situations et de la complexité des problèmes, la simplicité de leur vie, la façon dont ils savent souffrir, perdre leur liberté et au besoin mourir pour la foi qu’ils ont en l’homme, c’est tout cela qui contribue à faire du communisme, un moment de la France éternelle et un moment du monde.

Attachés à la conquête par l’individu de la plénitude de sa dignité, les communistes s’inclinent devant tous ceux, quels qu’ils soient, qui cultivent leur conscience.

Il est naturel que nous respections la conscience de chacun, nous qui voulons que l’individu prenne toujours davantage conscience de soi-même.

La liberté de conscience est pour nous l’une des formes les plus sacrées de la liberté.

Profondément attachés à toutes les formes de la liberté, non seulement les communistes marquent leur souci constant de l’individu et donnent l’exemple de l’idéalisme, mais ils se proposent la construction d’un monde où la culture aura la place dominante.

Ils proclament et ils prouvent leur attachement aux traditions culturelles de la France.

Ils se félicitent de la place qu’elles occupent dans le monde. Les Français ont été et doivent continuer d’être de grands faiseurs de culture.

Les communistes veulent aller toujours plus loin dans l’union du travail et de l’art. Ils se sentent très près des bâtisseurs des cathédrales.

Ils appellent à l’union de la science et du travail. Ils se sentent déterminés par la longue et magnifique lignée de la science et de la philosophie françaises : Descartes, Pascal, les Encyclopédistes d’Alembert, Diderot. Et, dans la science moderne, ils réunissent dans la même vénération dégagée de toute
préoccupation politique, les Perrin, les Joliot-Curie et les Branly.

Le Parti communiste s’associe à l’éducation du peuple. Il ne se contente pas d’enseigner, dans ses écoles, sa doctrine. Il va plus loin. Il accorde tout son appui aux initiatives indépendantes prises par les Maisons de la Culture qui couvrent la France d’un réseau de plus en plus serré et réunissent déjà des dizaines de milliers de membres ou d’affiliés. Mais il se garde bien d’introduire, dans les Maisons de la Culture, des restrictions politiques. Il n’y réclame pour les siens que leur part dans l’union et la collaboration de toutes les tendances de l’esprit.

Nous savons bien que l’union, que la fusion totale du travail de la culture ne se fera que dans une société rénovée, débarrassée non seulement de la lutte des classes, mais de la notion même de classe. Cependant, dès à présent, nous travaillons avec acharnement pour développer, parmi les masses, la culture et pour défendre l’intelligence menacée.

LE FASCISME CONTRE LA CULTURE

Ce n’est un secret pour personne, que le fascisme ennemi de liberté est, par définition, une force qui brise le ressort de toute création humaine et qui avilit les valeurs spirituelles, par la restriction systématique de la culture.

Au service du capitalisme, le fascisme, escroc de la jeunesse, sacrifie tout à la défense d’un système économique condamné. C’est sa raison d’être.

Sous un aspect publicitaire de spiritualité hypocrite, il est le triomphe du matérialisme le plus bas. C’est pourquoi les oligarchies subventionnent son action.

« Périssent les valeurs spirituelles pourvu que subsiste le capitalisme ! » est en réalité sa devise.

Cherchant à consolider l’absurde, il est le négateur de la raison.

Le fascisme a peur de la raison.

Or, la France a toujours été la terre élue de la raison, la grande civilisée qui a combattu pour le nationalisme. La lutte contre l’obscurantisme s’illustre en France, avant Diderot, des grands noms de Rabelais, de Montaigne et de Descartes.

De Descartes, certains n’ont voulu retenir que le côté métaphysique. Ils l’ont ainsi défiguré. Descartes, c’est avant toutes choses, le champion du libre examen, du droit de chacun à la réflexion, le grand porte-parole de la raison.

Le fascisme, lui, veut priver le monde de la raison en privant le monde de la culture.

Les exemples abondent.

Prenons l’Italie.

Constatons, d’après le « Bulletin de statistique de 1934, sur la répartition des étudiants d’après la profession du chef de famille », que, pour l’université de Padoue, par exemple, l’instruction se concentre entre les mains des classes riches ou aisées : restriction de la culture.

Sur 2.928 étudiants, tandis que les fils d’industriels et d’entrepreneurs représentent 24 %, les fils de propriétaires 25,4 %, les fils de pères exerçant des professions libérales 24,8 %, les fils d’employés ou de fonctionnaires (fascistes pourtant) ne représentent que 22 % et les fils d’ouvriers 2,7 %.

Cette élimination de la masse remédie-t-elle à l’encombrement des carrières intellectuelles. Pas du tout.

Le journal « Cantière » de Rome du 29 décembre 1935 dit, que pour un concours ayant eu lieu à Rome, en vue de pourvoir à 60 poste d’agents de police, au traitement de 500 lires par mois, sur les 3.000 concurrents qui s’étaient présentés, il y en avait plus de 1.000 pourvus de baccalauréats ou de doctorats.

« Nous allons, s’écriait M. Mussolini, le 26 mai 1934, vers une période d’une humanité nivelée à un standard plus bas. »

« Je conçois la nation italienne, a-t-il proclamé, comme en perpétuel état de guerre. »

En Allemagne, c’est encore plus lourd.

Pour les bacheliers, le camp de travail est devenu un service obligatoire de six mois. Le but poursuivi est de les inciter à abandonner leur idée primitive de poursuivre leurs études supérieures.

Le cours de pédagogie politique de l’Université de Berlin l’avoue qui commence par ces lignes :

« Nous pouvons résumer la signification du national socialisme dans le domaine spirituel en un mot : le remplacement du type de l’intellectuel par le type du soldat. »

Le résultat est tangible.

Le nombre des étudiants admis en première année dans les universités allemandes, qui avait été en 1931 de 30.800, a été en 1934 de 10.000.

Le nombre total des étudiants qui était pour l’ensemble des universités allemandes de 129.600 en 1932, n’est que de 95.667 en 1934 pour le même semestre. Et malgré cette diminution, le chômage intellectuel sévit toujours.

Comme pour rendre plus éclatante sa doctrine, l’hitlérisme l’illustre et l’éclaire à la lumière des bûchers pour lesquels sont brûlés des milliers de livres !

Et les rebelles espagnols l’imitent !

En brûlant les livres, c’est-à-dire le signe des valeurs culturelles, les fascistes prétendent désintoxiquer la nation !

A dire vrai, ils ne cherchent qu’à détruire la raison et la réflexion pour que l’individu encaserné dans les usines ou embauché dans les milices et les phalanges, vive dans l’esclavage sans pouvoir se rendre compte de la gravité de sa déchéance.

Les fascismes haïssent la raison, parce que la raison est la lumière intérieure de la personne humaine, sa commune mesure avec les autres hommes et le grand ferment de la liberté.

Le fascisme aggrave l’obscurantisme et alourdit l’asservissement de l’homme à la machine. La termitière capitaliste, où la fourmi humaine apercevait encore parfois une lueur capable de la conduire à l’évasion, devient une obscure machinerie broyeuse, un enfer sans rémission, une Métropolis sans lumière.

Le fascisme avilit l’art qu’il met au service exclusif d’une politique. Les conséquences sont désastreuses. La qualité baisse. Le schématisme s’empare de l’art qui devient un simple instrument de propagande, c’est-à-dire, un art desséché, officiel, menteur.

Les communistes, eux, détachent l’art de l’étroitesse politique. Ils libèrent ses ailes des liens du capitalisme. Ils lui donnent, à ses risques et périls – c’est-à-dire, en toute indépendance – pour public, un peuple entier.

Ils repoussent la pièce à thèse, le roman à thèse, la thématique obligatoire. Ils ne demandent à l’art que d’être libre, d’être sincère et d’être humain.

Contre l’art pourri, pornographique, malsain, déraisonnable, inspiré par la décadence des mœurs bourgeoises, les communistes appellent le retour à l’art sain dans la liberté.

Le fascisme avilit la science en l’appelant à n’être plus qu’une
section de l’industrie de guerre. Et, pour ses fins, il lui demande de mentir à ses destins de raison et de vérité.

AU SERVICE DE LA VERITE

Le fascisme est l’ennemi de la vérité. Pour les besoins de sa cause, systématiquement, il l’étouffe.

La France, elle, est le pays des défenseurs de la vérité.

De Voltaire avec l’affaire Calas, à Zola avec l’affaire Dreyfus, elle s’est toujours rassemblée derrière ses plus grands esprits pour défendre la vérité outragée.

Quant au communisme, doctrine scientifique, il est la recherche permanente de la vérité. Il sait que le mensonge est toujours l’arme des propagateurs de l’obscurantisme et des ennemis de la liberté.

Tandis que les fascistes tendent à consolider ce qui est mort, ce qui croule et ce qui, du passé, empeste déjà, les communistes, au contraire, sont les hommes des valeurs vivantes, les hommes de l’avenir des masses et de l’avenir de l’esprit.

L’avenir de l’esprit passe par le chemin des grandes masses humaines... Les masses sont devenues majeures. Elles jaillissent, concentrées par lui, du capitalisme. C’est d’elles déjà que sort, impérieux, en même temps que des milieux de l’intelligence, l’appel à l’esprit.

Il est temps de donner le pas à l’esprit sur les forces de la matière.

« Le socialisme, a dit Engels, c’est la soumission des forces économiques aveugles à la raison. »

C’est le passage du règne de la nécessité au règne de la liberté.

Mais pour que la liberté règne, il faut que l’homme qui n’est aujourd’hui qu’un instrument, qu’un moyen, devienne une fin.

NOTRE HUMANISME

Au-dessus de tout, les communistes placent l’homme.
Et ici, encore, par cet humanisme, ils se montrent les fidèles héritiers des traditions culturelles de la France.

L’humanisme est profond dans les masses laborieuses. Elles se sont, bien avant qu’il ne devienne une réalité, bercées du rêve d’une société profondément humaine. C’est l’idéal humain qui animait la Révolution française. C’était un songe humanitaire qui guidait les socialistes utopistes.

Nous sommes attachés à la raison, mais notre humanisme nous garde de tomber dans l’excès qui consisterait à tout réduire à la froide raison.

On a voulu nous présenter comme des théoriciens sans entrailles, des donneurs de férule, des livresques, et des cœurs secs...

La vérité est tout autre.

Le communisme ce n’est pas l’inhumain, c’est l’humain. Le communisme sait les immenses valeurs du sentiment, il comprend les raisons du cœur.

L’humanisme des masses s’exprime par la solidarité qui fait que le voisin ne peut sentir souffrir son voisin sans lui porter secours, quels que soient les risques qu’il puisse y trouver. Et notre sens de solidarité ne nous empêche pas de voir – bien au contraire – ce qu’il y a d’humain dans l’attendrissement et dans le besoin de bonté de la charité.

Certes, nous savons bien que la charité n’est pas une solution au problème social. Mais nous savons aussi qu’elle est l’une des expressions du cœur, l’une des formes de l’amour humain.

Cette unité que nous prêchons ardemment, cette union de la nation française que nous préconisons, elles sont le reflet chez nous et l’organisation du sentiment de fraternité et d’amour des masses.

CONTRE LA HAINE

Avec l’amour, nous retrouvons une fois de plus l’individu pantelant, froissé, blessé, violenté par le capitalisme. Le capitalisme s’acharne à tuer l’amour en rendant triviales ses délicatesses par la contamination de l’argent et en professant la haine.

Il enseigne le terrible « chacun pour soi » ; il crée la solitude de l’homme.

Alors que le communisme met en action et glorifie l’amour humain, alors qu’il se félicite de la juste importance que l’intelligence lui accorde, le fascisme, lui, marche le poignard à la ceinture, arme les petits enfants, glorifie la haine. Il célèbre le culte de la haine : haines raciales, haines nationales, haines personnelles. Contre cette affreuse propagande de haine, le Parti communiste tout entier se lève.

Nous ne voulons pas qu’on oppose une moitié de la France à l’autre moitié, nous qui savons que les ennemis et les exploiteurs du peuple ne représentent qu’une poignée de ploutocrates, les maîtres, toujours moins nombreux, des moyens de production et d’échange : les trusts.

Nous n’acceptons pas de considérer comme perdue pour la démocratie, la vérité et la raison, l’écrasante majorité de ces quatre millions de Français qui se sont prononcés contre le Front populaire.

S’ils se sont trompés, c’est à nous d’avoir assez de patience et d’amour pour leur expliquer leur erreur.

Nous souffrons de la lutte des classes. Nous la subissons et nous voulons l’abolir.

On reproche à nos amis de saluer le poing levé ?

Les agents français de Hitler et de Mussolini saluent, eux, à l’italienne ou à l’allemande. Ainsi leur salut est l’aveu de l’inspiration qui les guide.

Nous ne tenons aucunement, nous communistes, à telle ou telle forme de signe de ralliement.

Maurice Thorez , secrétaire général de notre Parti, déclarait le 25 juillet 1936, « qu’il n’estimait pas indispensable de lever le poing, pourvu qu’on soit vraiment résolu à servir la cause du peuple ». Et nous n’avons jamais voulu mettre une menace dans le salut viril du poing levé. Notre joie c’est de l’abaisser et de l’ouvrir.

Nous allons, la main tendue vers tous les hommes de bonne volonté.

Nous luttons avec ferveur contre la domination de la violence.

La théorie et la pratique de la violence dans le monde, c’est le fascisme.

Toute l’histoire de la conquête de la liberté n’a été que la lutte de la vaste humanité des faibles contre la violence de l’étroite minorité des puissants.

La violence est l’ennemie de l’intelligence.

Aux côtés de l’intelligence, nous protégeons contre la brutalité montante, tout ce qui contribue à l’affinement des relations humaines. Nous sommes attachés à cette sélection de grâce et de mesure qui s’appelle la politesse française.

L’UNITE POUR LA LIBERTE

Est-ce à dire que, devant la violence, nous acceptions de nous offrir en proie désarmée à ses excès ?

Pas le moins du monde.

La passivité n’est qu’un encouragement aux violents ; la non résistance est en définitive la reconnaissance de la violence.

Seule l’union permet de vaincre la violence fasciste.

Nous en avons fait l’expérience en France, lorsque, à l’appel des communistes, a commencé à monter, après le 6 février, la vague d’unité populaire qui devait barrer la route aux factieux. Les muscles et l’intelligence ont fait la chaîne. C’est que, dans l’union de tous les hommes de bonne volonté contre les fauteurs de violence, les intellectuels devaient avoir une place de choix. Ils ont élevé la voix et ils ont été entendus. Il en a toujours été ainsi dans le passé, il en sera ainsi dans l’avenir.

La reconnaissance que leur vouent les masses est pour eux, nous en sommes sûrs, la meilleure des récompenses et l’une des plus grandes parmi leurs raisons d’espérer.

Elle est la garantie de la remise en ordre de la France.

Alors que les fascistes exploitent au service des oligarchies le désordre économique et la pourriture du monde capitaliste, l’intelligence et le communisme s’efforcent de rétablir l’ordre et de rendre la santé aux nations.

Ils veulent bâtir un monde intelligent.
Le communisme, initiateur du Front populaire, a fait, en France, reculer la violence fasciste.

A la violence, il a opposé la force de l’idée, la force de la raison, la force du cœur, la force de la liberté, la force des masses. Il a prouvé par là que le fascisme n’était en rien une phase fatale de l’évolution des sociétés dans la période du pré-socialisme.

Le communisme a déjà brisé la première attaque fasciste. Il aidera l’intelligence à achever de vaincre la bête.

Il est le Parti de la Victoire, parce qu’il est le Parti du Travail !

III L’INTELLIGENCE ET LE PAIN

Le type même du désordre triomphant dans le monde actuel, c’est l’économie capitaliste. L’intellectuel voudrait-il se réfugier dans sa fameuse tour d’ivoire, qu’il ne le pourrait plus.

L’économie du monde à l’envers l’a dynamitée. Elle s’est effondrée comme un château de cartes.

L’intellectuel constate ce paradoxe que l’homme qui a soumis les forces de la nature devient l’esclave de l’économie qu’il a créée.

Les grands maîtres du socialisme ont toujours montré et dénoncé ces contradictions inévitables. Sous la domination du profit l’individu perd de plus en plus sa chance de mise en valeur. Il ne se réalise pas. Et l’humanité perd le bénéfice de la réalisation de l’individu.

Le régime du profit arrache ou dispense parcimonieusement leur pain aux intellectuels et aux artistes. Et avec le fascisme, il leur offre « des canons à la place de beurre ».

Il les réduit à la portion congrue, créant ainsi pour eux de mauvaises conditions de production. Il les contraint à pratiquer un certain malthusianisme de l’esprit. Il leur reproche d’exister. Il les déclasse. Il se plaint amèrement de la « surproduction intellectuelle ».

Où il est responsable, avec son appétit de lucre, il dénonce la machine et la désigne à la colère des masses.

En s’attaquant à la machine, en inventant de toutes pièces le prétendu conflit de l’homme et de la machine, il s’attaque à l’Esprit qui l’a créée.

Les crises ne sont pas autre chose, comme l’a fort bien dit Maurice Thorez, que la révolte des machines modernes contre la forme de propriété des grands moyens de production.

La machine n’est pas l’ennemie de l’homme, elle est l’ennemie du capitalisme.

PAS D’EMBAUCHE !

Le capitalisme, en France, veut contingenter l’intelligence. Ses porte-paroles et ses porte-plumes s’y emploient.

C’est M. Laffite, de l’Union Nationale des Etudiants de France, qui, dans « l’Illustration », signale que le pays est prêt à engendrer « un prolétariat intellectuel redoutable par sa masse, sa culture et son amertume ».

C’est M. Buré, qui, citant Modeste Leroy, dans « l’Ordre », s’écrie qu’on forme « des apprentis déclassés qui seront peut-être de dangereux perturbateurs »...

Alors que Danton disait : « l’instruction est, après le pain, le premier besoin du peuple », M. Caillaux proclame au contraire : « il faut arrêter le Prométhée de la Science. » Il ajoute : « Il faudrait tempérer les aspirations déraisonnables qui se font jour dans l’esprit des pauvres et des humbles. »

Et le même Buré, que je cite plus haut, écrit, avec le mérite de la franchise, qu’une large diffusion de la culture est peut-être « compatible avec le régime communiste, mais non pas avec le régime capitaliste ».

M. Flandin ne s’exprime guère autrement lorsqu’il déclare dans une interview de « Candide » : «  Il est temps de recréer des terrassiers, des maçons des couvreurs, dont la France a plus besoin que de licenciés ès-lettres. »

Il n’y a qu’un malheur. C’est qu’en l’état actuel des choses, on n’utilise pas davantage la culture des maçons, des terrassiers et des couvreurs que celle des licenciés ès-lettres. Les uns et les autres chôment.

La classe dirigeante est prise de panique devant ce qu’elle appelle « la surproduction intellectuelle ».

« Ne faites pas de vos fils des médecins ! » s’écrie le docteur Balthazar.

« N’allez pas aux colonies ! » s’écrie M. Gourdon, directeur de l’Ecole Coloniale.

« Et surtout, pas de retour à la terre ! » concluent les gros fermiers en examinant les statistiques de leurs bureaux de placement.

« Entre ingénieur ? » s’exclama M. Paul Dubois, secrétaire de l’Union des Syndicats d’Ingénieurs, « gardez-vous-en bien ! Les ingénieurs désormais sont destinés à devenir des clochards, et s’ils sont privilégiés, à pousser avant l’aube un diable aux Halles, ou à faire des gardiens de nuit sur les chantiers. »

On considère comme un désastre que le nombre des étudiants de nos facultés soit passé en trente ans de 30.000 à 87.000, et que le rayonnement de la culture française attire aujourd’hui dans nos universités 17.000 étudiants étrangers, au lieu de 1.700 en 1910.

Cependant, le nombre des illettrés est encore important et le nombre de semi-lettrés considérables en France. Et il est écrasant dans les colonies. L’intelligence n’est pas surproduite, elle est mal distribuée. On manque de médecins aux portes de Paris (en Seine-et-Marne, par exemple, il y en a pour 1.971 habitants). Aux colonies, dans l’ensemble, il n’y a que 450 médecins civils pour 44 millions d’habitants.

L’absence de médecine sociale – seule efficacement préventive – sacrifie par la tuberculose, l’alcoolisme, la syphilis, le cancer, l’avortement, des dizaines de milliers d’êtres chaque année, dans un pays où se joue le drame de la dépopulation. Des richesses immenses ne sont pas exploitées – ne s’agirait-il que de la houille blanche – qui pourraient employer une armée d’ingénieurs. Les laboratoires sont délabrés, sans outillage, sans argent. Les inventeurs désintéressés meurent de faim. Les musées sont insuffisants et presque toujours mal classés, les bibliothèques populaires sont lamentables. Le théâtre se meurt. Les concerts sont réservés à une mince couche d’amateurs. Les artistes – considérés comme un luxe pour la classe dirigeante – restent coupés de leur public de masse. Le cinéma et la radio sont asservis à l’argent et stérilisés. La maison ouvrière, qui devrait occuper à sa construction des milliers d’architectes, de décorateurs, de peintres, reste le vieux taudis ou la boîte à loyers sans décor. Le lieu de rassemblement des travailleurs, qui devrait être le club ou la maison du peuple, avec son cinéma, sa T.S.F., ses expositions, son musée, sa bibliothèque, son théâtre et ses concerts, demeure la salle de bistrot du coin, avec son alcool, ou le hall des Prix Uniques. Pas d’embauche pour l’intelligence !

LE MONDE A L’ENVERS

La France, avec toutes ses richesses intellectuelles de vieille et magnifique civilisation, laisse, par la faute du capitalisme, dépérir les forces de l’esprit ; elle les réduit à la démoralisation du chômage, au désespoir de l’impuissance. Elle laisse en jachère des intelligences par millions, elle voue à la destruction une quantité importante de celles qui sont formées et n’en laisse subsister qu’une minorité, à condition qu’elles acceptent d’être durement asservies à l’argent.

Ce faisant, elle est absolument dans la logique d’une économie qui, lorsque 30 millions de chômeurs peuplent le monde de leur faim, détruit en quelques mois sur la surface de la terre, 886.000 wagons de blé, 114.000 wagons de riz, massacre et soustrait à la consommation américaine 600.000 vaches et 6 millions de porcs, sacrifie 20.000 vaches laitières en Hollande, ensevelit 550.000 moutons en Argentine, brûle l’orge et l’avoine au Canada, flambe le coton en Egypte, noie au Brésil 34 millions de sacs de café par an, fait des bûchers de 13 millions de tonnes de canne à sucre à Cuba et, en France même, voue à la chaux vive des vaches pseudo-tuberculeuses, arrache les ceps de vigne, dénature le blé pour le donner aux cochons ou le laisse charançonner dans les silos et décide de briser dans le Nord les machines du dernier modèle dans certaines fabriques du textile.

Dans ce que j’appelle le monde à l’envers, dans ce monde barbare de 1936 où l’abondance crée la misère, l’intelligence subit la loi de l’absurdité économique qui l’entoure et de la monstruosité sociale qui constitue la suprématie du profit.

C’est donc à l’intelligence de s’insurger, de réagir sur les causes de son avilissement et de devenir cause à son tour dans la remise en marche de l’économie... C’est à elle de contribuer, aux côtés du prolétariat, à remettre le monde à l’endroit.

IV SOLUTIONS

Il ne s’agit pas pour cela de détruire la machine. Tout au contraire, il s’agit de la perfectionner encore. Et si elle risque d’éliminer de nouveaux hommes de la production, il ne s’agit que de transformer le chômage en loisir. Le progrès technique et les masses exploitées seront les fossoyeurs du capitalisme.

Tout le problème est là. Mettre la machine au service de l’homme et cesser de faire de l’homme l’esclave de la machine. Rompre avec cette économie où des insectes aveugles travaillent désespérément et sans arrêt à construire un monde dont ils ne profitent pas et qui les tue.

La technique moderne mise au service de l’homme permet d’envisager une utilisation de toutes les énergies valables par la diminution des heures de travail avec maintien d’un salaire vital.

Mais il faut la délivrer du profit capitaliste dont la logique interne est de créer le chômage, de s’en servir pour menacer les salaires, d’exiger du même ouvrier des heures supplémentaires plutôt que d’organiser le travail en plusieurs équipes.

Dans une société remise à l’endroit, le développement des loisirs rend aux travailleurs cette richesse inestimable qu’est l’amour du métier. Il réveille l’intelligence créatrice, diffuse la culture, donne enfin un public aux artistes, aux écrivains, aux dramaturges, aux poètes…

La Société nouvelle du travail sera dirigée par la raison et par l’intelligence ou elle ne sera pas.

Comment y parvenir ? Comment arrêter le rouleau compresseur des trusts broyant la société ? Comment arrêter la marche de la ploutocratie levant le drapeau du désordre et de la haine ?

Certains ont voulu montrer le fascisme comme le rénovateur de l’économie. Nous avons vu ce qu’il en fallait penser. Le fascisme consolide le désordre économique et si sa démagogie sociale jette quelquefois du lest, c’est uniquement pour permettre à la vieille injustice de tenir l’air un peu plus longtemps.

Mais le fascisme continue à asservir l’Esprit au matérialisme capitaliste.

UNION DE L’INTELLIGENCE ET DU TRAVAIL

Le communisme, lui, donne toute sa part et toute sa valeur au travail intellectuel.

Il veut faire une France heureuse. Une France propre. Une France jeune !

Il veut surtout discipliner les forces aveugles et il sait que seule la raison reconnue comme force dirigeante peut y parvenir.

Il veut surtout en finir avec l’absurde.

Mais il n’y a pas plus de création spontanée dans le domaine économique que dans les autres. Le monde à l’envers ne mourra pas de sa seule absurdité et ce sont les cerveaux et les masses des hommes qui créeront le monde nouveau.

A l’intelligence de prendre sa place, maintenant, et toute sa place, dans l’exécution de cette tâche.

Nous avons tout fait et nous ferons tout pour que, en vue de la tâche commune, les intellectuels et les ouvriers se comprennent pleinement.

L’intelligence sent de plus en plus la force magnifique constituée par une classe ouvrière sortie de l’enfance, consciente et de ses droits et de ses devoirs, respectueuse des machines, assoiffée de connaissances et orientée désormais vers les tâches constructives. Quant aux travailleurs, ils ont une affection passionnée pour les grands esprits qui vont au-devant d’eux.

L’ouvrier qui ne connaît pas Platon n’est pas plus responsable de son ignorance que ne l’est de la sienne l’helléniste qui ne sait pas planter un clou sans se frapper sur les doigts.

Les gens cultivés comprennent de plus en plus qu’il existe une culture ouvrière et une culture paysanne.

Demandez à un ouvrier mécanicien de vous expliquer le détail de la mise au point d’un moteur et vous serez étonné de la somme de connaissances, d’expériences, de culture en un mot, dont il fera preuve. Il en sera de même pour le paysan qui vous parlera de l’art du labourage, pour le vigneron qui vous parlera de la science du vin.

C’est que la Culture est faite de l’ensemble du travail productif de l’homme dans l’espace et dans le temps. Elle est l’addition de l’effort de celui qui travaille plus spécialement de ses mains et de celui qui travaille plus spécialement de son esprit.

C’est la force ouvrière qui, dans le passé, a conquis les 8 heures et qui, récemment, a obtenu de nouvelles lois sociales qui sauvegardent en même temps que sa vie, sa dignité. Qui ne se rend compte que les conquêtes des masses ouvrières sont autant de garanties pour la protection du travail intellectuel ?

C’est de l’addition des forces ouvrières et paysannes, avec les forces de l’esprit que dépend la création de l’homme nouveau.

Les intellectuels qui, au milieu de la misère présente, restent animés du plus noble idéalisme, sont préoccupés par l’avenir de la France et du Monde.

Le Parti communiste montre la voie de l’action, de la vérité, de l’amour, de la liberté et de la paix. Il ne s’agit pas d’imiter servilement tel ou tel pays. L’U.R.S.S. s’est libérée dans des conditions propres à la Russie et nous l’en admirons d’autant plus. Mais chaque pays donnera, selon ses traditions nationales et son degré d’évolution, son aspect particulier au socialisme.

Dans cette tâche, le Parti communiste français se sent profondément le continuateur de la France.

NOUS CONTINUONS LA FRANCE

Nous continuons la France, la France généreuse, accueillante, compréhensive, rayonnante, toute de mesure et de goût. La France qui ne peut connaître les excès du racisme, elle qui est la somme harmonieuse de tant de races, puisque sa situation géographique d’extrême-cap de l’Europe en a fait le point où les invasions sont venues se heurter à la mer et arrêter leurs vagues, la coupe où elle se sont décantées, le filtre où elles ont laissé leurs échantillons humains quand elles ne s’arrêtaient pas...

La douceur de son climat, ses ressources, l’heureuse disposition de ses plateaux et de ses vallées, y ont fixé les hommes de bonne heure, et les ont incités aux travaux de l’esprit. Il y a plus d’un trait commun entre la grâce d’un renne gravé et peint par un chasseur préhistorique sur la paroi d’une grotte ornée de la Dordogne ou de l’Ariège, et celle du cerf qui surmonte la porte du château d’Anet.

C’est de cet ensemble de richesses culturelles que nous nous sentons les héritiers.

Nous continuons la France. Nos militants sont profondément enracinés à son sol. Leurs noms ont la saveur de nos terroirs. Notre ardeur à conquérir notre patrie pour les plus grandes masses qui en sont encore expropriées, vient de l’amour que nous avons pour notre pays et de notre volonté d’internationalistes que son rayonnement aide toutes les nations à retrouver, dans la paix, leur indépendance et à développer leur culture nationale, dans la marche en avant de la civilisation universelle.

Nous continuons la France. Et c’est parce que nous continuons la France que nous voulons sauver la culture. Et c’est parce que nous voulons sauver la culture et que, dès nos premiers pas, nous avons eu l’appui d’Anatole France, de Henri Barbusse, de Raymond Lefebvre, que nous voyons maintenant marcher à côté de nous, quelques-uns parmi les plus grands d’entre les savants, les professeurs, les écrivains et les artistes français de ce temps, autour d’André Gide, de Romain Rolland, de Malraux, de Jules Romains, de Benda, de Luc Durtain, de Vildrac, d’Aragon, de Lenormand, de Jouvet, de Lurçat, de Langevin, de Perrin, de Prenant, de Wallon, de Jean-Richard Bloch, de Dullin, de Moussinac, de Jean Renoir, de Francis Jourdain, de Le Corbusier, de Léger et de tant d’autres.

Nous continuons la France. Et c’est pourquoi nous en appelons, en même temps qu’à l’intelligence, à la jeunesse sacrifiée, à son esprit combatif, à son désir « que ça change », à son besoin de sacrifice, à son désintéressement, pour lui faire comprendre le monde et pour essayer avec elle de le mettre enfin à l’endroit.

Notre monde à l’envers est une cinquante chevaux en parfait état de marche, dont le conducteur exige qu’elle soit tirée par une paire de bœufs et que, par surcroît, il met en marche arrière.

Il est temps que l’esprit nous aide à mettre les jeunes réalités dans de
jeunes formes.

C’est la vocation de l’intelligence.

L’INTELLIGENCE A LA CROISEE DES CHEMINS

En décidant de leur propre sort, en choisissant la bonne route, les intellectuels décideront du sort de l’humanité.
L’intelligence est à la croisée des chemins.
Il lui faut choisir !
La guerre ou la paix,
La servitude ou la liberté,
La haine ou l’amour,
Le mensonge ou la vérité,
La passivité ou l’action
La misère ou le bien-être créateur ?
Qu’elle décide !
Une vaste réunion des intellectuels français pourrait apporter à la France la somme de leurs méditations, de leurs recherches, de leurs solutions des problèmes, de leurs connaissances techniques, de leur expérience.

Les maîtres de la science et de l’art doivent être consultés et entendus.

Il ne s’agit pas de réunir un parlement de parleurs, il faut constituer une assemblée qui travaille.

La société malade appelle en consultation ses médecins.

Nous, communistes, sommes persuadés que l’intelligence française peut apporter aux problèmes posés des solutions insoupçonnées.

Nous ne connaissons encore que fragmentairement ses tragiques cahiers de doléances. Ils sont encore retenus dans la retraite, modeste et comme pudique, des bureaux et des laboratoires.

Il faut que l’intelligence dresse son réquisitoire complet et qu’elle motive ses arrêts.

Nous proposons la convocation des Etats généraux de l’intelligence française.

Trop longtemps les intellectuels ne sont apparus qu’à travers le miroir déformant de leurs opinions politiques.
Il faut, cette fois, qu’ils se réunissent, d’où qu’ils viennent, et qu’ils décident souverainement.

Trop souvent la France a été gérée par des improvisateurs et des bavards.

Maintenant, c’est aux hommes qui ont pénétré jusqu’au fond les problèmes, de décider.

C’est à l’Esprit que le Parti communiste français, parti des masses travailleuses, fait confiance pour l’aider à résoudre les problèmes de la paix, de la liberté et du pain des hommes.

C’est à l’esprit de préparer et de proclamer à nos côtés la victoire de la dignité humaine.