Vous étiez les seuls Français à fréquenter cette rue et ces bistrots ? Les seuls. Il y avait celle-là et la rue Galande, qui était moins complètement arabe, un petit peu mélangée, mais avec deux ou trois bistrots strictement arabes. Nous, on était l’exception. De participer à la vie des Maghrébins c’était une façon très claire de prendre parti contre la bourgeoisie, contre les cons, contre les Français. Maintenant c’est peut-être difficile de ressentir la question coloniale comme on la ressentait à l’époque, c’était politique et en même temps viscéral… et puis il y avait quand même la tradition surréaliste, le grand discours contre le colonialisme… C’était un truc élémentaire et tout le monde était dans cette attitude-là, même les gars qui n’avaient jamais fait de politique.
Dans Revolutionary Warfare, How the Algerian War Made Modern Counterinsurgency,
Terrence Peterson livre une foule de détails puisés dans les archives
militaires de la guerre d’indépendance à l’appui de son récit des
stratégies mises en œuvre, sans succès, par l’armée française pour
tenter de rallier la population algérienne. Il analyse également
l’étonnante postérité de la doctrine militaire française de
contre-insurrection élaborée à cette époque, qui a été ressuscitée en
2007 par le général américain David Petraeus en Irak.
Victoria Brittain : Quelle a été l’étincelle à l’origine de
vos travaux sur cette guerre coloniale française et sur le concept de
pacification à travers le remodelage de la société civile ?
Terrence Peterson : La personne qui a éveillé mon intérêt pour la guerre d’Algérie est Frantz Fanon.
J’ai commencé mes études supérieures avec la France de Vichy et la
complexité des lois antijuives appliquées en Afrique du Nord. Et j’ai
fini par lire L’An V de la révolution algérienne (1959), dans lequel Fanon raconte comment les femmes algériennes du Front de libération nationale (FLN)
choisissaient de porter le voile ou non à différents moments, pour
détourner les soupçons et déjouer les mesures de sécurité françaises.
J’ai été séduit.
J’ai fait des recherches exploratoires dans les archives et découvert
que l’armée française avait lancé toutes sortes de programmes sociaux
destinés aux femmes algériennes pendant les huit années de guerre. J’ai
aussi découvert d’autres programmes destinés aux jeunes, aux ruraux, aux
anciens combattants, etc. Cela m’a conduit à me poser ces questions :
comment ces programmes s’articulaient-ils entre eux ? Quelle était leur finalité ?
Comment concilier le travail social armé, se présentant comme
humanitaire, avec les violences notoires qui ont été la réponse
militaire au mouvement de libération nationale algérien ?
Je l’ai rapidement constaté, les officiers français eux-mêmes n’étaient
pas tout à fait sûrs. Ils expérimentaient toutes sortes d’idées sur le
terrain. Ce livre est né de mes efforts pour comprendre ce qu’était le
concept de « pacification »,
comment il était né puis avait évolué au cours de la guerre. Quand on
évoque la guerre d’Algérie, on pense d’abord aux formes de violence les
plus criantes, comme la torture. Mais les archives révèlent que la
réponse française au mouvement de libération de l’Algérie a été beaucoup
plus large.
Victoria Brittain : Dans l’énorme quantité d’archives des
gouvernements français et algérien que vous mentionnez, y a-t-il des
filons particulièrement riches qui vous ont permis de pénétrer au plus
profond de la mentalité coloniale française ? Vous êtes-vous particulièrement intéressé à certains personnages ?
Terence Peterson : Le sens de l’historicité qu’ont
ressenti les fonctionnaires et officiers coloniaux français est
particulièrement frappant dans les archives : ils semblaient comprendre
que le FLN et la spirale de la guerre de
libération nationale qu’il avait initiée constituaient un phénomène sans
précédent, bien avant que l’indépendance de l’Algérie ne devienne une
évidence. Leur réaction a été d’essayer de comprendre ce qui était si
nouveau, afin de pouvoir maîtriser les forces du changement. Le
gouvernement colonial et l’armée française ont tous deux lancé toutes
sortes de nouvelles institutions expérimentales pour s’attaquer à la « question algérienne » – c’est-à-dire la raison pour laquelle le FLN
réussissait aussi bien à emporter l’adhésion en Algérie et à
l’étranger –, et les archives témoignent de beaucoup de débats
perspicaces, de réflexions, d’échecs et de projets ratés qui nous aident
à comprendre l’état d’esprit colonial et son évolution au fur et à
mesure que la décolonisation progressait.
Ces institutions regorgeaient également de personnages étranges et
hauts en couleur, en particulier au sein du bureau d’action
psychologique de l’armée, qui devint l’épicentre de cet effort au milieu
de la guerre. L’un d’entre eux, Jean Servier, était un ethnographe mais
aussi un simple escroc qui espérait tirer parti de sa connaissance de
l’Algérie rurale pour se faire une place dans les cercles politiques. Il
y avait aussi le colonel Michel Goussault, un anticommuniste ardent qui
avait mené des opérations de propagande lors de l’invasion de Suez par
la France en 1956 et qui est ensuite devenu le chef du bureau d’action
psychologique à Alger. Ces personnages m’ont vraiment intrigué, non
seulement parce que leurs ambitions ont laissé des traces écrites très
riches dans les archives, mais aussi parce que leur tempérament les ont
conduits à s’opposer fortement, ce qui me permettait de confronter leurs
écrits de façon très productive.
« Les défaites ont discrédité la doctrine française »
Victoria Brittain : Vous décrivez des divisions profondes au
sein de l’armée et l’impact persistant de la défaite française de Diên
Biên Phu... De quoi s’agit-il ?
Terrence Peterson : Les récits populaires sur la
guerre d’Algérie parlent souvent de l’armée française en termes
monolithiques mais, en fait, lorsque le FLN a
lancé sa lutte de libération nationale, en 1954, l’establishment
militaire français était déjà en crise. Les défaites subies sur le sol
français en 1940, puis à Diên Biên Phu en 1954, avaient discrédité les
doctrines militaires françaises dominantes. Les officiers en milieu de
carrière, comme les capitaines et les colonels, étaient convaincus que
leurs chefs militaires étaient voués à mener des guerres dépassées. Ce
sentiment de crise a finalement contribué aux coups d’État militaires de
1958 et 1961, mais, tout au long de la guerre, il a également conduit à
la recherche de nouvelles techniques et de nouveaux cadres
stratégiques.
Souvent, les officiers à l’avant-garde de cet effort pour élaborer de
nouvelles doctrines militaires étaient précisément ces officiers de
niveau intermédiaire : des soldats de carrière qui avaient combattu
pendant la Seconde Guerre mondiale, puis lors de l’insurrection malgache
en 1947, en Indochine ou dans d’autres zones de guerres coloniales
après 1945, avant d’arriver en Algérie.
En pleine guerre d’Algérie, ce débat a éclaté pendant les premières
années du conflit, alors que l’armée française peinait à progresser face
au FLN. À cela se sont ajoutés d’autres chocs
culturels entre les officiers indigènes ou des affaires algériennes,
qui incarnaient les traditions et la culture de l’Armée d’Afrique, et
les forces de frappe composées en grande partie de vétérans de
l’Indochine. Autant dire que l’ambiance au sein de l’armée était
tumultueuse et souvent conflictuelle.
Victoria Brittain : Chez les militaires, l’idée que le
communisme mondial était l’étincelle qui allumait le nationalisme
anticolonial en Afrique, comme cela avait été le cas, pensaient-ils, en
Indochine, était répandue. Pourquoi ?
Terrence Peterson : En 1956, un fort consensus
émerge de tous ces débats sur la doctrine et la stratégie. Les partisans
de ce courant de pensée, souvent appelé « doctrine de la guerre révolutionnaire »,
soutenaient que les guerres de décolonisation en Indochine et en
Algérie n’étaient pas seulement semblables en apparence, mais qu’elles
étaient littéralement liées, comme deux fronts d’un vaste assaut mondial
contre l’Occident mené par des communistes qui maîtrisaient les
techniques de la guerre idéologique et psychologique.
L’idée qu’une conspiration communiste puisse se cacher derrière tous
les soulèvements anticoloniaux n’était pas nouvelle : elle plongeait ses
racines dans les années 1920. Mais elle a redoublé de puissance au
milieu des années 1950, car les stratèges français voyaient bien que la
position hégémonique de la France était mise à mal par le bloc
sino-soviétique d’une part, et par le nouveau statut de superpuissance
mondiale de l’Amérique d’autre part. Des théoriciens de la guerre
révolutionnaire, comme le colonel Charles Lacheroy et le capitaine
Jacques Hogard, ont interprété les mouvements de libération
anticoloniaux comme une émanation de cet ordre géopolitique en mutation
rapide, plutôt que de considérer la volonté des peuples colonisés
eux-mêmes.
Ils voyaient comme apocalyptique la possibilité de l’effondrement de l’empire français :
cela signifiait non seulement la fin de la puissance mondiale de la
France, mais peut-être même la fin de la France, qui risquait d’être
engloutie par l’une des superpuissances montantes. Leur diagnostic était
erroné à bien des égards, mais il était important, parce qu’il faisait
de l’Algérie un problème existentiel : la France devait soit forger un
nouvel ordre capable de résister aux pressions d’un ordre mondial en
mutation, soit disparaître.
« Le FLN a flairé l’affaire presque immédiatement »
Victoria Brittain : Comment expliquer l’influence exercée sur l’armée par Jean Servier, jeune ethnographe quasi inconnu ? Son ambitieux article sur la fondation d’« un État colonial revigoré » grâce à de « nouvelles élites politiques » aurait pu facilement passer inaperçu...
Terrence Peterson : Jean Servier est un personnage
étrange, surtout parce qu’il n’est pas particulièrement créatif ou
talentueux et qu’il a pourtant exercé une forte influence sur la
stratégie française. Au premier jour de la guerre, le 1er novembre 1954,
il a brièvement attiré l’attention des médias en venant au secours de
civils, dans la ville d’Arris, contre les attaques du FLN.
Ethnographe de formation, il était spécialiste des langues berbères.
Mais son implication auprès du commandement militaire français est
obscure. Il a fait toutes sortes de petits boulots pour l’administration
coloniale et il est même apparu dans le cadre d’une calamiteuse
opération d’armement d’un contre-maquis pro-français en Kabylie en 1956.
L’historien Neil MacMaster a démontré de manière assez convaincante sa
collusion avec le colonel Goussault (le chef de la guerre psychologique)
dans la conception du plan de l’opération Pilote1 et dans son déploiement en dépit d’administrateurs coloniaux réticents.
Tout cela est probablement vrai. Mais je pense aussi que Servier
n’était qu’un bon arnaqueur : il a rencontré Goussault à Paris lors
d’une session de formation sur la guerre révolutionnaire et il a joué
divers rôles dans l’administration. En d’autres termes, il se déplaçait
beaucoup et savait ce que voulaient les commandants militaires et les
fonctionnaires coloniaux. Et ce qu’ils voulaient, début 1957, c’était un
moyen de mobiliser les Algériens eux-mêmes dans un effort de
reconstruction de l’ordre colonial. Il ne s’agissait pas nécessairement
d’une alternative à la violence mais d’un complément. Je pense que
Servier a joué un rôle aussi important parce que ses propositions
étaient parfaitement adaptées aux besoins des administrateurs coloniaux
et des commandants militaires. Et, bien sûr, dès qu’il n’a plus été
indispensable, ils l’ont exclu.
Victoria Brittain : Pouvez-vous expliquer le déroulement des opérations Pilote et Orléansville, leur planification et leur échec ?
Terrence Peterson : L’opération Pilote, opération test lancée au début de l’année 1957, s’inspire largement des actions du FLN.
L’idée de base était que l’armée française pouvait créer une
organisation politique clandestine, populaire et pro-française, en
cooptant les djemâa, les assemblées coutumières qui régissaient la vie
rurale algérienne. Il s’agissait de reconstruire l’État colonial à
partir de la base. Les principaux agents de cette action telle que
Servier et les chefs militaires français l’envisageaient devaient être
des agents secrets recrutés localement, formés par le bureau d’action
psychologique, puis réintégrés clandestinement dans les campagnes.
L’armée a cherché à étendre cette action en ciblant les femmes avec des
équipes de protection sociale itinérantes et en recrutant des hommes
dans les milices locales d’autodéfense.
Cela ressemblait un peu à la manière dont le FLN et même le Viêt Minh avaient cherché à créer des « contre-États »
révolutionnaires en face de l’ordre colonial, et Servier et ses
homologues militaires étaient convaincus que ce système leur permettrait
de prendre le contrôle de la société rurale algérienne.
Mais l’opération se heurte d’emblée aux réalités de la société
rurale, que ni Servier ni les officiers du bureau d’action psychologique
ne comprennent vraiment. Ils ont du mal à recruter des agents ;
les hommes qu’ils recrutent n’ont pas les compétences nécessaires pour
mener à bien leur mission et ils restent, à juste titre, assez méfiants
sur les intentions de l’armée. Les djemâas s’appuyaient sur la recherche
du consensus et sur des relations inter-familiales anciennes, de sorte
que la cooptation envisagée par les officiers n’a jamais été possible.
Et, bien sûr, le FLN a flairé l’affaire
presque immédiatement et a commencé à assassiner ou à kidnapper les
agents infiltrés. En fin de compte, ce projet de création d’une
infrastructure politique à la base ne s’est jamais concrétisé.
« Leurs hypothèses étaient fausses »
Victoria Brittain : Alors pourquoi, en 1957, les généraux
Raoul Salan et Jacques Allard ont-ils décidé la poursuite du programme
Pilote ? Croyaient-ils que l’échec n’était dû qu’à une mauvaise organisation et que l’Algérie nouvelle était le seul avenir possible ?
Pensez-vous que les chefs de l’armée étaient si éloignés des réalités
algériennes sur le terrain qu’ils ne comprenaient ni la société, ni le FLN, ni les colons français ?
Terrence Peterson : Je pense qu’il s’agit de tout
cela. La conception de l’opération Pilote a démontré à quel point les
chefs militaires comprenaient mal la société algérienne, ce qu’on a vu
aussi à travers d’autres opérations, comme la maladroite campagne de
propagande visant à encourager les pieds-noirs à « se faire un ami musulman »,
qui n’a suscité que des courriers haineux. Le haut commandement – les
généraux Salan et Allard – se trouvait à Alger, loin du terrain, et ne
pouvait pas constater l’échec de ses propres yeux. Le ton des rapports
avait tendance à devenir plus optimiste au fur et à mesure qu’ils
remontaient la chaîne de commandement, et je pense que les chefs
militaires avaient un orgueil démesuré, persuadés que leurs méthodes
allaient forcément fonctionner avec le temps, précisément parce qu’ils
avaient une vision superficielle de la société algérienne et des griefs à
l’origine du soutien au FLN.
Pendant des années, l’armée s’est efforcée d’élaborer une doctrine opérationnelle en réponse au FLN,
et Salan tenait enfin quelque chose qui correspondait à ses préférences
idéologiques. Je pense que l’autre facteur puissant qui a conduit Salan
et les autres à ne pas voir les échecs de Pilote, ce sont les querelles
intestines. Les officiers de l’armée française se sont montrés tout
aussi réticents que les Algériens à adopter les tactiques et les
techniques du bureau d’action psychologique, et il était plus facile
pour Salan et le reste du haut commandement de les blâmer que d’admettre
que leurs hypothèses de base sur la société rurale algérienne étaient
fausses.
Victoria Brittain : L’initiative « Engagement »2 auprès des femmes et des jeunes a-t-elle eu plus de succès ?
Terrence Peterson : Si les efforts visant à prendre
secrètement le contrôle des assemblées coutumières ont échoué, Pilote et
les opérations ultérieures ont semblé prospérer davantage dans leurs
tentatives d’implication des femmes et des jeunes. Les fonctionnaires
coloniaux français voyaient dans ces deux groupes des leviers potentiels
pour transformer la société algérienne selon les principes français, et
ils ont donc créé une série de programmes, par exemple des équipes
itinérantes de médecins et de travailleurs sociaux ciblant les femmes
rurales ou des clubs sportifs pour les enfants et les jeunes adultes.
Leur objectif était à peu près le même que celui du réseau d’agents
politiques imaginé dans le cadre de l’opération Pilote : collecter du
renseignement, diffuser de la propagande et cultiver une élite locale
pro-française. La principale différence était que les Algériens
interagissaient réellement avec ces programmes et l’armée en a donc fait
le cœur de sa stratégie de pacification.
En même temps, il faut être très critique sur l’interprétation de
cette apparente adhésion. Pour les officiers français, cette
participation était un indicateur de succès. Mais les Algériens, eux,
s’engageaient sur une base profondément stratégique et subversive.
L’offre de soins médicaux, par exemple, était rare et les femmes
semblaient heureuses de se rendre avec leurs enfants auprès des médecins
itinérants, sans tenir compte de la propagande qui accompagnait ces
visites. Elles renvoyaient aussi à leurs stéréotypes le personnel
militaire, prétendant ne rien savoir des mouvements ou de la présence du
FLN lorsqu’on les interrogeait, sous prétexte
qu’elles étaient des femmes opprimées et cloîtrées (ce qui était
rarement le cas). La guerre a été la source de profondes difficultés
pour les Algériens : pas seulement les pénuries alimentaires ou
l’effondrement des économies locales, mais aussi, pour de très
nombreuses communautés rurales, le déplacement forcé dans des camps.
Dans cette situation, les Algériens n’avaient pas d’autre option que
l’armée pour accéder à de maigres services vitaux.
Sans surprise, les archives rapportent un point de vue presque
entièrement français sur la guerre, mais malgré cela, on y décèle une
hostilité croissante des Algériens engagés dans ces programmes. Et
lorsqu’une vague de protestation populaire a déferlé sur les villes
algériennes en décembre 1960, les commandants militaires français ont
été choqués de constater que les manifestants étaient issus des groupes
démographiques et des communautés qu’ils avaient ciblés pour ces
programmes.
« Être harki était un moyen d’accéder à un salaire »
Victoria Brittain : Quelle a été la contribution des 56 000 harkis recrutés et l’impact sur leur société ?
Terrence Peterson : C’est une grande question, et
des historiens comme François-Xavier Hautreux lui ont rendu justice bien
mieux que moi. Pour répondre rapidement, je dirais que les Algériens
ont rejoint les harkis et d’autres groupes d’autodéfense pour toutes
sortes de raisons compliquées, la loyauté idéologique envers l’État
colonial n’ayant vraisemblablement motivé qu’une petite minorité d’entre
eux.
La guerre a provoqué une misère et un chômage massifs, et
l’enrôlement comme harki était souvent un moyen d’accéder à un salaire
ou à des allocations familiales. Parfois, cela s’inscrivait dans des
rivalités intercommunautaires ou la volonté de défendre sa communauté
contre des intrusions extérieures. De nombreux commandants de l’Armée de
libération nationale (ALN) ont raconté
comment l’enrôlement de leurs forces dans une harka, ou groupe
d’autodéfense, leur permettait d’obtenir du gouvernement français les
laissez-passer dont ils avaient besoin pour se déplacer librement.
Pendant la plus grande partie de la guerre, les communautés des
campagnes algériennes étaient tiraillées non seulement entre l’armée
française et le FLN mais aussi, souvent, entre
des hommes forts courtisés localement par les deux camps. Pour les
Algériens des campagnes, les choix étaient difficiles.
L’armée française s’est également efforcée de mobiliser le plus grand
nombre possible d’Algériens armés et civils dans la lutte contre le FLN.
Cela est devenu un pilier central de la stratégie française vers le
milieu de la guerre conduisant à l’engagement de nombreux Algériens sous
le drapeau français, soit dans des rôles de défense locale, soit dans
des opérations offensives de combat, comme ce fut le cas pour de
nombreux harkis. Inévitablement, cela a nourri le ressentiment et la
suspicion au sein de la société algérienne et contribué aux violentes
représailles et purges de la fin de la guerre. Les chiffres définitifs
sont difficiles à établir, mais il est clair que des milliers
d’Algériens, y compris des harkis perçus comme trop proches de l’État
colonial, ont perdu la vie, et que des dizaines de milliers d’autres ont
fui vers la France.
Victoria Brittain : À partir de l’automne 1961, alors que le
processus de pacification était bien engagé, jusqu’à son abandon en
janvier 1962, des décisions contradictoires sont prises par les
commandants locaux de l’armée. Pourquoi ?
Terrence Peterson : En avril 1961, les généraux
Raoul Salan et Maurice Challe et un groupe d’autres conspirateurs
tentent de faire un putsch à partir d’Alger pour empêcher le président
Charles de Gaulle de négocier l’indépendance de l’Algérie. Le coup
d’État échoue et, soudain, la pacification passe de mode : après tout,
Salan et Challe sont deux des plus éminents partisans de cette
stratégie. L’armée se repositionne autour de l’annonce d’un projet « humanitaire »
destiné à préparer l’Algérie à l’indépendance mais, faute de cadre
opérationnel alternatif à la pacification, beaucoup de commandants
locaux continuent la même politique, jusqu’à ce que l’armée démobilise
le personnel qui dirigeait les programmes de pacification sur le
terrain.
Comme je l’affirme, il s’agit d’une partie importante de l’histoire.
D’une part, cela a permis à l’armée française de blanchir sa campagne en
Algérie en la présentant comme un projet de modernisation, de
démocratisation et d’édification de la nation. D’autre part, avec le
putsch et ses conséquences, les officiers ont pu prétendre que la
pacification avait fonctionné jusqu’à ce que l’intrusion de la politique
la fasse avorter. Ces deux mythes ont contribué à occulter la violence
et les échecs de la pacification et permis à ces pratiques de perdurer
après la guerre. L’une des toutes dernières choses que l’armée a faites
en janvier 1962 a été l’organisation d’une ultime tournée de propagande
de huit jours à l’intention des attachés militaires de vingt-trois pays
amis, pour leur montrer les prétendues réalisations de l’armée en
Algérie.
« L’armée française a formé des officiers portugais, espagnols... »
David Galula, auteur de Contre-Insurrection. Théorie et pratique (1939).
Victoria Brittain : Le plus étonnant, c’est que cette
expérience militaire française a connu une grande postérité dans les
programmes de pacification ultérieurs : ceux des militaires espagnols et
portugais en Afrique contre les mouvements d’indépendance, des
États-Uniens au Vietnam, du général états-unien David Petraeus en Irak
et même dans les mésaventures postcoloniales de la France en Afrique de
l’Ouest. Comment Paul Aussaresses, Roger Trinquier et David Galula ont réussi ce tour de force ? Ont-ils séduit les institutions militaires et universitaires américaines par leur charisme ? Ou faut-il y voir une volonté française de réécrire ce que beaucoup voyaient déjà comme un désastre national ?
Terrence Peterson : Je pense que la pérennité de la
doctrine française de contre-insurrection est le fruit d’une campagne
organisée de l’armée française pour cultiver son influence. Aujourd’hui
encore, on parle de Galula et (dans une moindre mesure) de Trinquier
comme de penseurs novateurs et transformateurs et, à bien des égards,
cela revient à adhérer aux mythes qu’ils ont forgés. En réalité, l’armée
française a déployé de très grands efforts pour cultiver des affinités
et de l’influence auprès d’armées amies. À partir des années 1920, elle a
formé à l’École de guerre à Paris de nombreux officiers étrangers de
haut rang pour susciter une adhésion à la pensée stratégique française.
Pendant toute la guerre d’Algérie, elle s’est associée à des armées
étrangères pour former des officiers à l’école militaire d’Arzew, près
d’Oran. En 1957, et surtout en 1959, l’armée française a formé en
Algérie des dizaines d’officiers portugais, espagnols, états-uniens,
argentins et autres, dans le but de les rallier à la cause française.
Ces efforts ont porté leurs fruits car ils ont été déployés au moment où la « pacification »
semblait le mieux réussir, ce qui a permis aux Français, bien que la
guerre se soit achevée par un désastre, de revendiquer une place dans le
champ émergent de la contre-insurrection de la guerre froide. Ils n’ont
rien proposé de radicalement nouveau ou créatif par rapport à d’autres
pays, comme la Grande-Bretagne, qui mettait au point des approches
similaires à la même époque. Mais les officiers français ont su capter
l’esprit du temps dans leur doctrine et s’en servir pour vendre avec
succès leur méthode à l’étranger. En fait, ils ont créé un public, ce
qui a facilité la tâche d’anciens militaires entreprenants, comme Galula
et Trinquier, qui ont commercialisé leur propre version de ces idées
quelques années plus tard.
Ce qu’il faut surtout retenir à la lecture de David Galula, c’est
qu’il ne fait que proposer une version réchauffée d’une doctrine qui a
échoué, revisitée pour séduire les sensibilités états-uniennes. Avec
Galula, comme avec la pacification en général, il faut rester
extrêmement critique par rapport aux récits des officiers français sur
ce qu’ils faisaient et la manière dont les Algériens y réagissaient.
Le
14 juillet 1953, un drame terrible s’est déroulé en plein Paris. Au
moment de la dislocation d’une manifestation en l’honneur de la
Révolution Française, la police parisienne a chargé un cortège de
manifestants algériens. Sept personnes (6 Algériens et un Français) ont
été tuées et une centaine de manifestants ont été blessés et plus de
quarante par balles. Un vrai carnage. Cette histoire est quasiment
inconnue. Pratiquement personne n’est au courant de son existence. Comme
si une page d’histoire avait été déchirée et mise à la poubelle. En
France comme en Algérie.
Ce film, est l’histoire d’une longue
enquête contre l’amnésie. Enquête au jour le jour, pour retrouver des
témoins, pour faire parler les historiens, pour reprendre les
informations dans les journaux de l’époque, dans les archives et autres
centres de documentation afin de reconstituer au mieux le déroulement de
ce drame mais aussi pour comprendre comment ce mensonge d’État a si
bien fonctionné.
Avant que les derniers témoins ne disparaissent, il est temps que l’histoire de ce massacre sorte de l’oubli.