SOURCE: LES CRISES
Pendant une grande partie de son histoire, l’AFL-CIO
[centrale syndicale nationale qui est la plus grande fédération de
syndicats aux États-Unis. Elle est composée de 60 syndicats nationaux et
internationaux, représentant ensemble plus de 12,5 millions de
travailleurs actifs et retraités, NdT] a soutenu avec enthousiasme la
politique étrangère des États-Unis. Pendant la Guerre froide, elle a
notamment participé activement aux efforts visant à supprimer les
mouvements syndicaux de gauche à l’étranger.
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
- Le président Richard Nixon fait un geste en direction du dirigeant
syndical George Meany lors d’un discours prononcé à la convention de
l’AFL-CIO en 1971. (Wally McNamee / Corbis via Getty Images)
En février, l’American Federation of Labor-Congress of Industrial
Organizations (AFL-CIO) a appelé à un cessez-le-feu négocié pour mettre
fin au génocide en cours à Gaza. Bien que cette déclaration n’ait pas
exigé un cessez-le-feu immédiat, comme l’ont fait d’autres organisations
ouvrières et syndicats, cela représente une rupture avec bon nombre des
principes de l’AFL-CIO en matière de politique étrangère.
Pendant la majeure partie de ses soixante-huit années d’existence,
l’AFL-CIO – la plus grande fédération de syndicats des États-Unis,
représentant 12,5 millions de travailleurs – s’est alignée sur la
politique étrangère des États-Unis. Elle a même, dans de nombreux cas au
cours du siècle dernier, participé activement à des interventions
américaines anti-gauche à l’étranger.
Dans son livre à paraître, Blue-Collar Empire : The Untold Story of
US Labor’s Global Anticommunist Crusade (L’empire des cols bleus :
l’histoire inédite de la croisade anticommuniste mondiale des
travailleurs américains), l’historien Jeff Schuhrke retrace les rapports
entre l’AFL-CIO et la politique étrangère des États-Unis depuis les
débuts de la Guerre froide jusqu’aux années 1990. Il révèle comment, en
partenariat avec la CIA et d’autres organes du gouvernement américain,
l’AFL-CIO a étouffé les mouvements syndicaux de gauche en Europe, en
Amérique latine et en Asie. Sara Van Horn et Cal Turner se sont
entretenus avec lui pour Jacobin et ils ont abordé la question des
dégâts causés par les interventions de l’AFL-CIO dans des pays comme le
Guyana, le Chili et le Brésil, la façon dont la répression de
l’organisation des travailleurs à l’étranger a nui aux travailleurs
américains et les leçons que le mouvement syndical peut tirer de son
histoire compliquée.
Cal Turner : Dans quelle mesure l’AFL-CIO a-t-elle été associée à l’interventionnisme américain au cours du vingtième siècle ?
Jeff Schuhrke : L’American Federation of Labor (AFL)
a commencé à mener la Guerre froide avant même que la Guerre froide ne
commence, alors que le gouvernement américain considérait encore l’Union
soviétique comme un allié du temps de la Seconde Guerre mondiale. C’est
en 1944 qu’elle a créé le Free Trade Union Committee (FTUC), qui a
tenté de créer des divisions entre les non-communistes et les
communistes au sein des mouvements syndicaux d’Europe occidentale.
Lorsque la Guerre froide est passée au premier plan et que la CIA a
été créée, certains responsables, au sein du gouvernement, ont pris
conscience du travail que l’AFL avait déjà accompli en Europe. Ils ont
compris que si la CIA voulait influencer les mouvements syndicaux
étrangers, il lui serait difficile de le faire par elle-même. Mais si
elle pouvait passer par l’AFL – si des dirigeants syndicaux américains
participaient aux interventions – le succès serait au rendez-vous, dans
la mesure où les travailleurs d’autres pays seraient plus enclins à
faire confiance à leurs collègues syndiqués.
À compter de 1949, la CIA et le Free Trade Union Committee avaient
formé un partenariat secret : la CIA finançait le FTUC pour qu’il mène
des interventions destinées à diviser les mouvements syndicaux et à les
scinder en camps rivaux selon les axes stratégiques de la Guerre froide.
Le Free Trade Union Committee devait également tenir la CIA et le
département d’État informés de la composition des différents syndicats
et de l’identité de leurs dirigeants dans les pays étrangers : à savoir,
lesquels étaient susceptibles d’être plus fiables en tant qu’alliés
pro-américains et pro-capitalistes, et lesquels étaient plus à gauche ou
pro-soviétiques. Grâce au financement de la CIA, cette organisation a
pu s’étendre de l’Europe à l’Asie.
Dans le même temps, il existait déjà avant la Guerre froide, un
historique d’interventions de l’AFL auprès des mouvements syndicaux
d’Amérique latine, en particulier pendant la révolution mexicaine. Cette
évolution s’est poursuivie également lors des débuts de la Guerre
froide, sur un mode différent de ce que le Free Trade Union Committee
pratiquait en Europe et en Asie, mais avec la même idée de départ :
diviser la Confédération des travailleurs d’Amérique latine,
organisation syndicale de gauche couvrant l’ensemble de cette région.
Le Free Trade Union Committee a cessé ses activités en 1958 après la
fusion entre l’AFL et le CIO. Au cours des années 1960 et 1970, les
États-Unis ont fait du développement du tiers-monde l’un des principaux
axes de leur politique étrangère. L’AFL-CIO s’est adaptée et s’est
associée à l’USAID (l’Agence américaine pour le développement
international), acceptant l’idée d’utiliser les syndicats pour «
moderniser » les pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie. Ils ont
mis en place des programmes de formation destinés à faire en sorte que
les dirigeants syndicaux des pays étrangers passent du statut de
fauteurs de troubles grévistes à celui de bureaucrates capables de
tempérer les revendications des classes laborieuses de leur pays, afin
que les gouvernements de ces pays puissent développer leur économie sans
céder aux exigences des travailleurs.
On était alors à l’époque du solide mouvement tiers-mondiste des
années 1960 et début des années 1970, alors que de nombreux dirigeants
politiques anticoloniaux et anti-impérialistes du Sud mondial tentaient
de faire valoir leur indépendance économique et politique. C’est au
cours de cette période que l’AFL-CIO a régulièrement tenté de saper les
mouvements politiques de gauche en Amérique latine.
Si la CIA voulait influencer les mouvements syndicaux étrangers, il
lui serait difficile de le faire par elle-même. Mais si elle pouvait
passer par l’AFL, le succès serait au rendez-vous.
Au sortir de la guerre du Vietnam, le caractère interventionniste de
la Guerre froide s’est quelque peu atténué. Mais dans les années 1980 et
au début des années 1990, vers la fin de la Guerre froide, une nouvelle
génération de responsables anticommunistes enragés a pris la tête de
l’AFL-CIO.
À l’heure où l’économie politique mondiale commence à changer, et
alors qu’on assiste à une restructuration économique et à des
délocalisations, le nombre de syndiqués américains est en baisse.
Pourtant, le président de l’AFL-CIO, Lane Kirkland, et d’autres
responsables ont voulu raviver la Guerre froide. Ironie du sort, alors
même qu’ils combattaient l’administration de Ronald Reagan sur les
questions intérieures, ils se sont associés à cette dernière pour mener
des guerres contre-insurrectionnelles musclées en Amérique centrale au
nom de l’anticommunisme.
Ils ont coopéré avec l’administration Reagan et des politiciens de
droite pour créer la National Endowment for Democracy (NED), qui a
renoué avec ce que la CIA avait fait avant la guerre du Viêtnam, à
savoir financer de nombreux syndicats et autres organisations de la
société civile à l’étranger. Mais au lieu de le faire secrètement, la
NED l’a fait ouvertement, en disant : « C’est au nom de la promotion de
la démocratie et de la liberté. » L’AFL-CIO a joué un rôle important
dans la création de la NED et a été l’un des principaux bénéficiaires
des fonds alloués par le Congrès à ces programmes. Elle a été très
active en Pologne avec Solidarność, le syndicat anticommuniste qui a
fini par être à l’origine, à bien des égards, de la fin du régime
communiste en Europe de l’Est.
Sara Van Horn : Vous écrivez que les syndicats américains, en
particulier l’AFL-CIO, ont activement encouragé la Guerre froide.
Pourquoi les dirigeants syndicaux étaient-ils prêts à collaborer si
étroitement avec le gouvernement ?
Jeff Schuhrke : Cela remonte aux Première et Seconde
guerres mondiales et au New Deal. Pendant les deux guerres mondiales,
les dirigeants de l’AFL ont conclu un accord avec le gouvernement
américain, garantissant que la production industrielle ne serait pas
perturbée par des grèves pendant la guerre. En échange, l’AFL a acquis
une certaine légitimité aux yeux du gouvernement et a obtenu des
avantages réels, tels que des journées de travail moins longues, une
meilleure couverture sociale et une hausse du nombre de syndiqués. Les
responsables syndicaux de l’AFL ont été très fortement marqués par cette
évolution. Ils ont compris qu’en s’alignant sur la politique étrangère
du gouvernement américain, ils pouvaient gagner en avantages, en
légitimité et en protection.
Par ailleurs, l’AFL était traditionnellement une fédération syndicale
plus conservatrice, opposée à toute radicalité et aux militants de
gauche. Lorsque la Guerre froide a commencé, de nombreux dirigeants de
l’AFL avaient déjà une longue expérience de la lutte contre les
communistes dans les rangs de leur propre syndicat et du maintien à
l’écart des postes de direction de ceux-ci. Ils en étaient venus à se
considérer comme les vrais spécialistes de la lutte contre les
communistes, bien davantage encore que nombre de responsables de
l’appareil de politique étrangère des États-Unis.
Le CIO a également largement bénéficié de son partenariat avec le
gouvernement pendant le New Deal et la Seconde Guerre mondiale. Les
dirigeants du CIO, comme Walter Reuther, rêvaient de devenir des
partenaires à part entière de la planification économique dans un État
corporatiste. À l’instar de l’AFL, ils considéraient qu’en prouvant leur
patriotisme et leur loyauté envers le gouvernement, ils obtiendraient
un siège à la table des négociations. À la fin des années 1940, dans le
contexte du maccarthysme et des mutations politiques du début de la
Guerre froide, le CIO est également devenu anticommuniste.
C’est l’AFL qui a initialement encouragé la Guerre froide, parce
qu’elle n’a jamais toléré les communistes ou voulu former de coalition
avec des syndicalistes de gauche, contrairement au CIO qui, pendant de
nombreuses années, a accueilli – ou du moins toléré – des communistes
dans ses propres rangs. Le CIO était prêt à rejoindre la Fédération
syndicale mondiale aux côtés des syndicats soviétiques. C’est une chose
que l’AFL n’a jamais acceptée. Ses dirigeants, tel George Meany, se sont
toujours montrés prompts à promouvoir une confrontation avec les
Soviétiques, en raison de leur propre passé idéologique anti-communiste
et de la lutte menée contre les communistes dans les rangs de leurs
propres syndicats.
Cal Turner : Vous écrivez que la Guerre froide a
directement contribué au déclin des syndicats américains, dont le taux
d’adhésion a chuté de 35 % en 1947 à 11 % en 1991. Comment les activités
internationales de l’AFL-CIO ont-elles affecté le mouvement syndical ?
Jeff Schuhrke : Un premier facteur a été la part
d’attention, de ressources et d’énergie que l’AFL-CIO a consacrée à
cette croisade anticommuniste dans le monde, plutôt que d’organiser les
travailleurs non syndiqués aux États-Unis ou de réclamer davantage de
politiques de protection sociale, moins de dépenses militaires et plus
d’investissements dans l’éducation, les soins de santé et les
infrastructures, c’est-à-dire le genre de choses qui créent des emplois.
En 1966, plus d’un cinquième du budget de l’AFL-CIO était consacré à
ces programmes à l’étranger. Sans même compter les millions de dollars
que l’AFL-CIO recevait du gouvernement américain.
À partir des années 1970, l’économie politique mondiale était en
pleine transformation : l’industrie manufacturière s’est d’abord
déplacée vers des régions des États-Unis ne comptant pas de syndicats,
le Sud et le Sud-Ouest, puis vers l’Amérique latine et les Caraïbes, et
finalement vers l’Asie. L’AFL-CIO ne faisait pas grand-chose pour y
remédier, si ce n’est promouvoir les campagnes de marketing « Achetez
américain » ou « Vérifiez le logo syndical ». Au contraire, elle se
focalisait sur la manière de combattre les communistes et de saper les
mouvements de gauche en Amérique latine, en Afrique, en Asie et en
Europe de l’Est. L’anticommunisme ici ne se limite pas à une opposition
aux véritables communistes ou aux véritables partis communistes : il
s’agit d’une opposition à tout mouvement de gauche, ou de classe, visant
à l’indépendance économique des pays du Sud global.
Cette croisade anticommuniste mondiale a affaibli et divisé un grand
nombre de mouvements syndicaux du Sud, plus combatifs et plus engagés
dans les luttes de classe, alors même que ceux-ci auraient pu s’opposer
au pouvoir du capital international. Des syndicats dissidents plus
conservateurs et plus favorables au capitalisme se sont créés et ont
bénéficié d’un financement important de la part du gouvernement
américain, par l’intermédiaire de l’AFL-CIO.
Même si tout cela était censé se faire au nom de la libre
syndicalisation, un grand nombre de syndicats et de fédérations
syndicales soutenus par l’AFL-CIO dans le monde entier faisaient souvent
l’objet d’un étroit contrôle de la part des gouvernements de ces pays,
en particulier dans le cas de gouvernements anticommunistes et
autoritaires. Les seuls syndicats que ces gouvernements toléraient
étaient ceux soutenus par l’AFL-CIO.
Alors que la libéralisation du commerce et la délocalisation des
emplois manufacturiers américains allaient bon train, les mouvements
syndicaux de ces pays auraient pu être des alliés de choix pour le
mouvement syndical américain dans sa lutte contre le nivellement par le
bas et la promotion de normes plus exigeantes partout afin que le
capital n’ait nulle part où aller. Ce n’est pas ce qu’il s’est passé,
dans la mesure où ces mouvements syndicaux déjà affaiblis étaient
désormais étroitement contrôlés par leurs propres gouvernements,
conséquence des agissements de l’AFL-CIO. En ce sens, les dirigeants de
l’AFL-CIO se sont tirés une balle dans le pied.
Tout cela s’est fait en partenariat avec le gouvernement américain.
Or, celui-ci, surtout à la fin de la Guerre froide, dans les années 1980
et 1990, a favorisé toutes ces délocalisations et la libéralisation du
commerce, en adoptant l’ALENA – des mesures qui ont entraîné la
désindustrialisation et fait perdre aux syndicats américains un grand
nombre de leurs membres. La même entité avec laquelle l’AFL-CIO s’est
associée pendant toutes ces décennies et qui a contribué à la victoire
de la Guerre froide a, dans le même temps, bousillé les travailleurs
américains. Non seulement elle nuisait aux travailleurs du monde entier,
mais au final elle nuisait également aux travailleurs des États-Unis.
Sara Van Horn : Avez-vous des exemples précis qui
vous paraissent flagrants et montrent que les syndicats américains ont
réprimé l’action politique ou l’organisation de la gauche dans les pays
du Sud ?
Jeff Schuhrke : Au début des années 1960, la Guyane
est dirigée par Cheddi Jagan, un socialiste qui souhaite nationaliser
l’industrie sucrière et, via une transition structurée, mener le pays
vers une pleine indépendance vis-à-vis de la Grande-Bretagne. Certains
syndicats étaient de son côté, d’autres de celui de ses rivaux
politiques. Avec l’aide de la CIA, l’AFL-CIO a contribué à financer les
syndicats de l’opposition et à mener une longue grève générale qui a
duré environ deux mois, affaiblissant le gouvernement Jagan et
finalement poussant ce dernier à quitter le pouvoir avant le début de
toute transition vers l’indépendance.
Le fait que Jargan était marxiste n’était pas du goût du gouvernement
américain – il pensait que ce serait un autre Fidel Castro, et
souhaitait l’arrêter à n’importe quel prix. Habituellement, les membres
du mouvement ouvrier de gauche considèrent que les grèves générales sont
quelque chose de positif, mais dans ce cas précis, cette grève générale
secrètement financée par la CIA, et dont les fonds étaient versés par
les syndicats américains, a ébranlé un gouvernement de gauche.
Dans la même veine, au début des années 70, Salvador Allende était au
pouvoir au Chili. Il était marxiste, avait été élu démocratiquement et
était persuadé que la démocratie permettrait d’instaurer le socialisme.
Les anticommunistes des États-Unis et d’Amérique latine le considéraient
donc comme particulièrement dangereux, dans la mesure où ils
s’appuyaient sur le mythe selon lequel tous les communistes étaient des
dictateurs totalitaires. L’administration [Richard] Nixon entendait
créer le chaos économique au Chili, et y est parvenue en partie grâce à
une série de grandes grèves dans des secteurs tels que l’extraction du
cuivre et le transport routier. Ces grèves ont également reçu un
accompagnement, un financement et tout un entraînement de la part de
l’AFL-CIO, une grande partie des ressources venant de la CIA. Elles ont
servi de prétexte aux militaires chiliens d’Augusto Pinochet pour
organiser un coup d’État en 1973 et renverser Allende.
L’American Institute for Free Labor Development (AIFLD), principal
instrument de l’AFL-CIO en Amérique latine des années 1960 aux années
1990, a organisé de nombreuses formations qui, à première vue, pouvaient
sembler très inoffensives, mais dont le but était souvent de lutter
contre l’influence exercée par la gauche au sein des syndicats. L’AIFLD a
ainsi assuré la formation de plus de trente syndicats brésiliens au
cours de l’année qui a précédé le coup d’État militaire de 1964 dans ce
pays. Lorsque ce dernier a eu lieu, certains des Brésiliens lauréats du
programme de formation de l’AIFLD ont été chargés par la dictature en
place de purger les syndicats brésiliens de leurs gauchistes.
Autre exemple : non seulement l’AFL-CIO a soutenu la guerre du
Vietnam de manière rhétorique, mais elle était également active sur le
terrain, fournissant des fonds et des ressources à la Confédération
vietnamienne du travail anticommuniste au Vietnam du Sud, alors que
celle-ci cherchait à réduire l’influence du Front national de libération
qui était communiste.
Cal Turner : Comment les adhérents de base de
l’AFL-CIO ont-ils réagi lorsqu’ils ont appris que la direction de leur
syndicat menait des actions anticommunistes ?
Jeff Schuhrke : Avant
la guerre du Vietnam, les adhérents de base ignoraient beaucoup de
choses. On ne les consultait pas. Aucune de ces politiques
internationales n’était démocratique, elles étaient décidées à huis
clos, souvent par des responsables ou des collaborateurs non élus.
Ce n’est qu’à la fin des années 60 que les dirigeants syndicaux
locaux et les cadres moyens ont commencé à s’exprimer, dans le cadre du
mouvement anti-guerre. Des réunions publiques et des distributions de
lettres et de journaux émanant de syndicalistes de base ont commencé à
être organisées. Ceux-ci s’élevaient contre la guerre du Vietnam et sont
entrés en conflit direct avec George Meany, le président de l’AFL-CIO,
qui était totalement acquis à la cause de la guerre.
À la fin des années 60, une série d’articles de presse a également
révélé certains des liens qui, depuis les années 1940 existaient entre
la CIA et les syndicats américains. Ces informations ayant été révélées
au grand jour, le nombre de protestations de la base contre les
agissements des dirigeants syndicaux a commencé à se faire plus
important. Après le coup d’État au Chili, Fred Hirsch, un plombier
californien, syndicaliste de base, a rédigé une brochure exposant les
liens entre l’AFL-CIO et la CIA dans le cadre du soutien au coup d’État
chilien, celle-ci a été distribuée à des milliers de membres du
syndicat.
Dans les années 80, il y a eu un mouvement sans précédent de
syndicalistes de base et même de présidents de syndicats au sein de
l’AFL-CIO, ils essayaient de venir en aide aux syndicats et mouvements
de travailleurs les plus à gauche et les plus militants d’Amérique
centrale. Le National Labor Committee a également été fondé dans les
années 1980 par un groupe de présidents de syndicats qui s’opposaient à
cette intervention en Amérique centrale. Ce groupe est à l’origine des
premiers débats ouverts consacrés à la politique étrangère dans le cadre
de la convention de l’AFL-CIO, ce qui montre à quel point ces décisions
politiques avaient été antidémocratiques.
Sara Van Horn : Quelles leçons le mouvement ouvrier d’aujourd’hui doit-il tirer de cette longue histoire ?
Jeff Schuhrke : En quelques mots : ne soutenez pas
systématiquement tout ce que fait Washington en matière de politique
étrangère. Et pourtant, c’est encore aujourd’hui la position de la
direction de l’AFL-CIO.
Au cours des derniers mois, de nombreux syndicats se sont prononcés
en faveur d’un cessez-le-feu à Gaza, ce qui est particulièrement
important dans la mesure où cela va à l’encontre de la politique de
l’administration Biden. Qui plus est, sept syndicats majeurs ont
récemment demandé à Joe Biden de cesser d’envoyer de l’aide militaire à
Israël afin de contraindre à un cessez-le-feu. Le fait que les syndicats
fassent toutes ces déclarations est une évolution qui va dans le bon
sens, mais les actions concrètes se font encore rares au niveau
national.
S’il est essentiel d’organiser et de renforcer le taux de
syndicalisation, nous devons également nous interroger sur le type de
mouvement syndical que nous souhaitons, et ne pas nous contenter d’un
mouvement de grande ampleur.
Aujourd’hui, la gauche syndicale doit porter un regard international
sur les luttes que nous menons sur nos lieux de travail aux États-Unis.
Le message de Donald Trump consiste souvent à dire que les travailleurs
étrangers sont nos ennemis. Mais l’histoire de la Guerre froide nous a
déjà montré que le nationalisme économique n’est en fin de compte
d’aucune utilité pour les travailleurs américains. Il est indispensable
de se montrer beaucoup plus critique à l’égard de la politique étrangère
des États-Unis.
Cal Turner : Quel impact souhaitez-vous avoir avec ce livre ?
Jeff Schuhrke : Aux
États-Unis, depuis quelques années, les gens sont de plus en plus actifs
dans le mouvement ouvrier, mais ce domaine de l’histoire du travail a
souvent été ignoré, parce qu’une grande partie du mouvement ne se
sentait pas à l’aise lorsqu’il s’agissait d’en parler. Dans l’idée, ce
livre devait être une introduction et rassembler un grand nombre
d’études déjà publiées sur le sujet. J’espère qu’il aidera les personnes
qui ne connaissent pas encore le mouvement syndical à comprendre que
s’il est essentiel de s’organiser et de développer la syndicalisation,
nous devons également nous interroger sur le type de mouvement syndical
que nous souhaitons – et ne pas nous contenter d’un mouvement de grande
ampleur.
Quels sont les principes de notre mouvement ? Que défend-il ? Quel
type de politique a-t-il en matière de politique étrangère ? Nous
espérons que comprendre ce passé permettra aux gens de réaliser pourquoi
il est important d’avoir une perspective internationaliste et
anti-impérialiste lorsqu’il s’agit de reconstruire le mouvement ouvrier.
Jeff Schuhrke est historien du travail et professeur adjoint à la
Harry Van Arsdale Jr School of Labor Studies, SUNY Empire State
University. Il est l’auteur de Blue-Collar Empire : The Untold Story of
US Labor’s Global Anticommunist Crusade.
Sara Van Horn est écrivaine et vit à Serra Grande, au Brésil.
Cal Turner est écrivain et vit à Philadelphie.
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
COMMENTAIRES RELEVÉS:
Plus intéressant serait de rappeler les opérations « d’influence » des services américains en France pour contrer le syndicalisme des marxistes , de la CGT qui risquait d’entraver le plan Marshall. La création de Force Ouvrière par exemple par le célèbre trotskiste Kristol (un des inspirateurs du neo conservatisme/libéralisme) d’abord opposé au communisme quoi qu’il en coûte ( Militant trotskiste aux usa il convertit son action en Europe au service des libéraux us) L’ « écueil » ( comme Brezinski nommait la France ) serait peuplé de « gallo communistes » s’inquiètent les américains (et Cohn Bendit ) dont des syndicalistes. L’histoire française de cette ingérence par les services us mériterait un billet svp
Mme Annie Lacroix-Riz
https://www.wikiwand.com/fr/articles/Annie_Lacroix-Riz ,
a abondament ecrit sur le sujet et bien plus…
Bonne lecture.
« Alors que la libéralisation du commerce et la délocalisation des emplois manufacturiers américains allaient bon train, les mouvements syndicaux de ces pays auraient pu être des alliés de choix pour le mouvement syndical américain dans sa lutte contre le nivellement par le bas et la promotion de normes plus exigeantes partout afin que le capital n’ait nulle part où aller. Ce n’est pas ce qu’il s’est passé »
C’est un point essentiel. Le démantèlement des droits des travailleurs à l’étranger, appuyé par l’AFL et le CIO, a eu un effet boomerang pour les travailleurs américains lors de l’avènement de la mondialisation. Les grandes entreprises ont ensuite eu beau jeu de traiter les travailleurs américains de nantis assis sur des privilèges, soudain devenus trop chers par rapport aux chinois, indiens ou vietnamiens. Un syndicat ne peut pas être à la fois socialiste et impérialiste. Sur le long terme, c’est impossible. L’AFL-CIO a contribué à affaiblir les syndicats étrangers trop à gauche ou favorables à l’autonomisation de leurs pays, au grand bonheur de la CIA, mais le prix à payer a été une détérioration des conditions de travail des salariés américains. Dire que les femmes là-bas n’ont même pas droit à un congé maternité, sauf quelques « privilégiées » qui travaillent pour des entreprises de plus de 50 salariés, qui elles peuvent prendre jusqu’à 12 semaines… non indemnisées. La baisse du taux de syndicalisation des salariés aux Etats-Unis est tout sauf une surprise.