
C’est
 un film assez particulier. Une sorte de produit hybride entre le film 
noir et le drame social. Il a été réalisé par Marcello Pagliero qui 
n’est pas très connu en tant que réalisateur, si ce n’est pour son 
adaptation de la pièce de Jean-Paul Sartre, La p… respectueuse. Il a été aussi acteur et son nom se retrouve au générique d’un film malheureusement invisible aujourd’hui, de Jacques Deray, Symphonie pour un massacre. Franco-italien, il a fait carrière des deux côtés des Alpes.
 
 
On ne connait pas grand-chose de Jean Jausion
 qui est à l’origine du roman. On sait que ce fut un jeune homme de 
bonne famille, plutôt porté vers la poésie et la littérature, il 
participa à des groupes littéraires plutôt proche des tendances 
surréalistes. Il était amoureux d’une jeune femme juive, Annette Zelman,
 avec qui il devait se marier, mais ce mariage n’eut pas lieu car le 
propre père de Jean Jausion la dénonça aux Allemands et elle fut 
déportée et mourut en juin 1942 à Auschwitz. Jean Jausion s’engagea dans
 la Résistance, participa à la Libération de Paris, puis fut tué en 
Allemagne alors qu’il s’y trouvait comme reporter de guerre. Son livre, 
son seul roman, sera publié de manière posthume en 1945 par Gallimard.   
 
 
L’embauche sur les docks  
Sur
 les docks du Havre, la vie est dure, l’embauche irrégulière et la paye 
maigre. Les dockers ont du mal à joindre les deux bouts et plus encore à
 se loger dans une ville ravagée par la guerre. Laurent est un de 
ceux-là, ouvrier mal embouché, il a un petit garçon avec Madeleine que 
son patron drague ostensiblement. Jean qui est chef d’équipe est son 
copain. Mais quand Laurent lui demande d’intercéder auprès du patron 
pour avoir une meilleure place, Jean va se heurter à une fin de 
non-recevoir, Ambilares « n’aime pas sa gueule ». Laurent lui en veut, 
comme il en veut à sa propre femme. Un jour qu’il travaille avec un noir
 un peu malade, ce dernier tombe de fatigue, le patron en profite pour 
virer Laurent. Ce dernier est d’autant plus en colère que sa femme est 
partie draguer Jean dans la ville. De fil en aiguille, et avec plusieurs
 verres dans le nez, Laurent va chercher à frapper Jean dans une partie 
déserte du port. Mais il s’est trompé de personne et a engagé une 
bataille avec un autre docker ivre qui le rosse et le projette dans la 
fosse où on répare les bateaux. Laurent meurt. Péniblement le lendemain 
on remontera son corps. La police évidemment mène l’enquête. Madeleine 
veut croire que c’est Jean qui, par amour, a tué Laurent. Celui-ci 
essaie de lui dire qu’elle fait fausse route, mais elle ne veut rien 
comprendre. La sœur de Madeleine est venue la soutenir dans l’épreuve, 
et Jean revient le lendemain pour porter une collecte que les ouvriers 
ont faite pour soutenir Madeleine et son gosse. Madeleine s’entête. Elle
 n’ira même pas à l’enterrement. D’abord elle relance Jean jusqu’au 
bistrot où il se noircit proprement, il l’envoie promener sans trop de 
ménagement, ensuite elle va le dénoncer à la police comme le meurtrier 
de son mari. Mais le commissaire qui a déjà enquêté sur Jean, ne semble 
pas trop la croire. Bientôt Jean est innocenté. Il s’en va voir 
Madeleine pour lui pardonner son attitude, mais c’est trop tard, elle 
s’est suicidée de désespoir. 
 
Entre Laurent et Madeleine rien ne va plus  
Le
 film comporte deux parties distinctes : il y a d’abord la misère 
ouvrière et les dégâts qu’elle engendre dans les familles. C’est raconté
 avec beaucoup de minutie, avec un sens du décor très réaliste. Les 
conditions de travail sont dures, et les intérieurs des maisons, 
misérables. Cela mène au drame, c’est-à-dire à la rupture de l’amitié 
entre Jean et Laurent, et la mort de celui-ci puis l’enquête policière 
qui forme la seconde partie. Ces deux parties sont très équilibrées, 
mais elles sont filmées de manière assez différente. La première partie 
met en scène le jour et le travail, la foule et les bateaux qu’on répare
 où qu’on décharge. La seconde se passe plutôt la nuit, les individus 
sont détachés de leurs fonctions, isolés par des ombres menaçantes. Si 
la première partie ressort de la littérature prolétarienne ou du 
néo-réalisme italien, la seconde se rapproche du film noir par 
l’utilisation des codes visuels. Mais il y a en plus quelque chose de 
poétique dans cette errance de Jean, ou même dans la manière des 
ouvriers de lever le coude. On boit en effet beaucoup, tellement même 
que le patron du bistrot cherche à freiner les consommations. 
 
Dans une bagarre, Laurent fait une chute mortelle  
L’atmosphère du film rappelle par moment L’Atalante, le chef d’œuvre de
 Jean Vigo. La ville du Havre est un personnage à part entière. Mais à 
l’époque c’est encore une ville en ruine, à l’image de ces vies 
prolétaires qui n’ont pas d’avenir. Elle a été en effet douloureusement 
touchée par les bombardements alliés, notamment britanniques, elle en a 
subi 132, et sa plus grande partie est rasée ! C’est la ville de Raymond
 Queneau qui disait ne plus la reconnaître, même si après la Libération 
on a mis des moyens importants pour la reconstruire. Le film se passe 
donc pendant cette reconstruction. La ville est marquée par son passé 
ouvrier, mais aussi par l’attrait du grand large. C’est bien ces lieux 
qui sont représentés dans le cinéma d’avant-guerre, Quai des brumes par
 exemple. L’attrait du grand-large, c’est forcément une ouverture sur le
 rêve. C’est à partir du Havre qu’on s’embarquait sur des grands 
paquebots pour aller en Amérique. Frédéric Dard dans les années 
cinquante célèbrera cette possibilité dans plusieurs San-Antonio, mais 
aussi dans des films comme L’étrange Monsieur Steve ou Trois jours à vivre. Evidemment
 la démocratisation de l’aviation a tué ce rêve de navigation au 
grand-large. Dans quelques scènes, Pagliero filmera des bateaux qui s’en
 vont au loin, comme s’ils avaient de la chance de pouvoir fuir cette 
ville en ruine. Et de fait cette mer si vaste et si calme dans le film 
s’oppose aussi bien à la fureur des hommes qu’au délabrement de la 
ville. Mais il reste encore quelques rues sombres autour du port, des 
rues où il peut se passer beaucoup de drames. 
C’est
 l’occasion aussi de célébrer des figures centrales de l’imagerie 
populaire de ces temps-là. Le bistrotier, ancien boxeur, un peu 
traficoteur, notamment avec un Allemand un peu simple qui lui procure de
 l’alcool. La pute plutôt sympathique qui de temps à autre reçoit aussi 
un peu des gnons, et le gosse mélancolique et solitaire de Laurent et 
Madeleine qui ne dit jamais rien, subissant déjà les aléas de la vie et 
les moqueries de ses camarades. Le commissaire n’est pas tout à fait 
bon-enfant, mais enfin il fait son métier sans être trop pointilleux, 
comme s’il comprenait la misère dans laquelle baigne cette population 
qu’il est chargé de surveiller. Le patron, Ambilares, un rien 
concupiscant, pas très loyal avec ses employés, a aussi des réflexes 
humains, il aimerait bien que Madeleine le regarde un peu. Ça n’arrivera
 pas, elle est bien trop accrochée à son idéal ouvrier. Question de 
classe si on veut. Elle n’est pas très loyale pourtant avec son propre 
mari, mais de là à trahir sa classe, il y a un pas qu’elle ne franchira 
pas. Il y a aussi quelque chose de très juste dans les habits usés et 
mal foutus que portent les différents protagonistes, ça ne fait pas 
déguisement. Les prolos portent la casquette avec laquelle ils jouent 
parfois. 
 
La sœur de Madeleine est venue lui apporter son soutien  
La
 distribution est adéquate à son sujet. Comme le film se passe dans un 
milieu pauvre et prolétarien, on ne pouvait pas prendre des acteurs trop
 glamour. Le film est construit autour de Jean-Pierre Kervien qui était 
né au Havre. C’est lui qui incarne le prolo Jean Sauviot à la morale 
rectiligne qui ne veut même pas regarder la femme d’un copain, malgré 
les relances incessantes de Madeleine. Il faut dire que Saviot est un 
homme que les femmes regardent, sur lequel elles se retournent. Kervien 
ne retrouvera plus jamais un tel rôle, il sera abonné aux seconds rôles 
et aux séries télévisées. Ginette Leclerc est Madeleine. C’est une 
garce, et Ginette Leclerc en a joué des tonnes. Dans l’imaginaire 
populaire elle était d’ailleurs associée à la femme de mauvaise vie, 
sans doute est-ce cela qui lui a procuré des ennuis sérieux à la 
Libération. Après tout elle s’était moins compromise qu’Arletty. Ici 
c’est bien une garce, mais elle a des excuses, elle est une victime de 
la misère et de la fatalité. Robert Dalban incarne Laurent. Il est 
vraiment excellent, sans doute un de ses meilleurs rôles à l’écran. Il 
est encore jeune, et ses traits ne sont pas déformés encore par 
l’alcool. C’est lui la véritable révélation du film. Il a l’air moins 
figé que les autres acteurs, plus naturel. Il faudrait citer aussi André
 Valmy dans le rôle du commissaire et Dora Doll dans celui de la pute au
 grand cœur. Et puis bien sûr Yves Deniau qui joue Albert, le patron du 
bistrot un peu neurasthénique. C’est un acteur assez fin, peu théâtral, 
bien qu’il soit par ailleurs chansonniers, et qu’on a vu un peu partout 
dans le cinéma français des années trente jusqu’à la fin des années 
cinquante. En 1951, il retrouvera Marcello Pagliero pour La rose rouge, un
 film à la gloire du célèbre cabaret de Saint-Germain des Prés. Il 
n’avait cependant qu’un physique de bistrotier qui lui limitait l’accès à
 des rôles importants. Grégoire Aslan est Ambilares, le patron des 
dockers, cauteleux et méchant, il est aussi très bien. On verra 
également Fréhel, la grande chanteuse réaliste, dans le rôle d’une sorte
 de maman qui couve toute une tripotée de noirs qui se font exploiter 
honteusement sans oser rien dire. 
 
Madeleine a donné rendez-vous à Jean  
Sur
 le plan cinématographique, il y a dans ce film quelques scènes vraiment
 magnifiques, la remontée du corps de Laurent depuis le fond de la fosse
 de réparation des navires, l’attente de madeleine qui a donné un 
rendez-vous aléatoire à Jean. Ou encore lorsque le commissaire 
raccompagne Madeleine après le départ du train qui emporte son fils 
qu’elle a confié à sa sœur. Il y a une composition des plans qui est 
tout à fait étonnante. Les scènes de bistrot sont peut-être plus 
banales, quoique très justes sur le plan poétique et réaliste. On peut 
citer encore la scène finale qui voit Jean s’éloigner de la maison de 
Madeleine parmi les décombres de la ville, tandis que celle-ci a mis fin
 à sa vie misérable. 
C’est
 une très bonne surprise que de retrouver ce film un peu trop négligé 
par la critique, sans doute à l’époque on devait trouver qu’il sentait 
un peu trop la transpiration. En tous les cas il offre une sorte de 
témoignage, non pas documentaire, mais sur les rêveries d’une époque 
révolue, il cerne peut-être mieux que beaucoup de livres savants la 
mentalité prolétaire et ses désenchantements. 
  
Par dépit Madeleine dénonce Jean comme meurtrier
 
Jean repart après avoir laissé une lettre à Madeleine