Article épinglé

Affichage des articles dont le libellé est Internationale lettriste. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Internationale lettriste. Afficher tous les articles

mercredi 10 septembre 2025

Mode d'emploi du détournement (Guy Debord, Gil J Wolman, 1956)



Les Lèvres Nues,  n°8 
Mai 1956
 [Nota Bene : Le texte original ne comporte aucune image. L'image finale est celle de la couverture de la revue.]
Tous les esprits un peu avertis de notre temps s'accordent sur cette évidence qu'il est devenu impossible à l'art de se soutenir comme activité supérieure, ou même comme activité de compensation à laquelle on puisse honorablement s'adonner. La cause de ce dépérissement est visiblement l'apparition de forces productives qui nécessitent d'autres rapports de production et une nouvelle pratique de la vie. Dans la phase de guerre civile où nous nous trouvons engagés, et en liaison étroite avec l'orientation que nous découvrirons pour certaines activités supérieures à venir, nous pouvons considérer que tous les moyens d'expression connus vont confluer dans un mouvement général de propagande qui doit embrasser tous les aspects, en perpétuelle interaction, de la réalité sociale
Sur les formes et la nature même d'une propagande éducative, plusieurs opinions s'affrontent, généralement inspirées par les diverses politiques réformistes actuellement en vogue. Qu'il nous suffise de déclarer que, pour nous, sur le plan culturel comme sur le plan strictement politique, les prémisses de la révolution ne sont pas seulement mûres, elles ont commencé à pourrir. Non seulement le retour en arrière, mais la poursuite des objectifs culturels "actuels", parce qu'ils dépendent en réalité des formations idéologiques d'une société passée qui a prolongé son agonie jusqu'à ce jour, ne peuvent avoir d'efficacité que réactionnaire. L'innovation extrémiste a seule une justification historique.
Dans son ensemble, l'héritage littéraire et artistique de l'humanité doit être utilisé à des fins de propagande partisane. Il s'agit, bien entendu, de passer au-delà de toute idée de scandale. La négation de la conception bourgeoise du génie et de l'art ayant largement fait son temps, les moustaches de la Joconde ne présentent aucun caractère plus intéressant que la première version de cette peinture. Il faut maintenant suivre ce processus jusqu'à la négation de la négation. Bertold Brecht révélant, dans une interview accordée récemment à l'hebdomadaire "France-Observateur", qu'il opérait des coupures dans les classiques du théâtre pour en rendre la représentation plus heureusement éducative, est bien plus proche que Duchamp de la conséquence révolutionnaire que nous réclamons. Encore faut-il noter que, dans le cas de Brecht, ces utiles interventions sont tenues dans d'étroites limites par un respect malvenu de la culture, telle que la définit la classe dominante : ce même respect enseigné dans les écoles primaires de la bourgeoisie et dans les journaux des partis ouvriers, qui conduit les municipalités les plus rouges de la banlieue parisienne à réclamer toujours "le Cid" aux tournées du T.N.P., de préférence à "Mère Courage".
A vrai dire, il faut en finir avec toute notion de propriété personnelle en cette matière. Le surgissement d'autres nécessités rend caduques les réalisations "géniales" précédentes. Elles deviennent des obstacles, de redoutables habitudes. La question n'est pas de savoir si nous sommes ou non portés à les aimer. Nous devons passer outre.
Tous les éléments, pris n'importe où, peuvent faire l'objet de rapprochements nouveaux. Les découvertes de la poésie moderne sur la structure analogique de l'image démontrent qu'entre deux éléments, d'origines aussi étrangères qu'il est possible, un rapport s'établit toujours. S'en tenir au cadre d'un arrangement personnel des mots ne relève que de la convention. L'interférence de deux mondes sentimentaux, la mise en présence de deux expressions indépendantes, dépassent leurs éléments primitifs pour donner une organisation synthétique d'une efficacité supérieure. Tout peut servir.
Il va de soi que l'on peut non seulement corriger une oeuvre ou intégrer divers fragments d'oeuvres périmées dans une nouvelle, mais encore changer le sens de ces fragments et truquer de toutes les manières que l'on jugera bonnes ce que les imbéciles s'obstinent à nommer des citations. De tels procédés parodiques ont été souvent employés pour obtenir des effets comiques. Mais le comique met en scène une contradiction à un état donné, posé comme existant. En la circonstance, l'état de choses littéraire nous paraissant presque aussi étranger que l'âge du renne, la contradiction ne nous fait pas rire. Il faut donc concevoir un stade parodique-sérieux où l'accumulation d'éléments détournés, loin de vouloir susciter l'indignation ou le rire en se référant à la notion d'une oeuvre originale, mais marquant au contraire notre indifférence pour un original vidé de sens et oublié, s'emploierait à rendre un certain sublime.
On sait que Lautréamont s'est avancé si loin dans cette voie qu'il se trouve encore partiellement incompris par ses admirateurs les plus affichés. Malgré l'évidence du procédé appliqué dans "Poésies", particulièrement sur la base de la morale de Pascal et Vauvenargues, au langage théorique - dans lequel Lautréamont veut faire aboutir les raisonnements, par concentrations successives, à la seule maxime - on s'est étonné des révélations d'un nommé Viroux, voici trois ou quatre ans, qui empêchaient désormais les plus bornés de ne pas reconnaître dans "les Chants de Maldoror" un vaste détournement, de Buffon et d'ouvrages d'histoire naturelle entre autres. Que les prosateurs du "Figaro", comme ce Viroux lui-même, aient pu y voir une occasion de diminuer Lautréamont, et que d'autres aient cru devoir le défendre en faisant l'éloge de son insolence, voilà qui ne témoigne que de la débilité intellectuelle de vieillards des deux camps, en lutte courtoise. Un mot d'ordre comme "le Plagiat est nécessaire, le progrès l'implique" est encore aussi mal compris, et pour les mêmes raisons, que la phrase fameuse sur la poésie qui "doit être faite par tous".
L'oeuvre de Lautréamont - que son apparition extrêmement prématurée fait encore échapper en grande partie à une critique exacte - mis à part, les tendances au détournement que peut reconnaître une étude de l'expression contemporaine sont pour la plupart inconscientes ou occasionnelles; et, plus que dans la production esthétique finissante, c'est dans l'industrie publicitaire qu'il faudra en chercher les plus beaux exemples.
On peut d'abord définir deux catégories principales pour tous les éléments détournés, eet sans discerner si leur mise en présence s'accompagne ou non de corrections introduites dans les originaux. Ce sont les détournements mineurs, et les détournements abusifs.
Le détournement mineur est le détournement d'un élément qui n'a pas d'importance propre et qui tire donc tout son sens de la mise en présence qu'on lui fait subir. Ainsi des coupures de presse, une phrase neutre, la photographie d'un sujet quelconque.
Le détournement abusif, dit aussi détournement de proposition prémonitoire, est au contraire celui dont un élément significatif en soi fait l'objet; élément qui tirera du nouveau rapprochement une portée différente. Un slogan de Saint-Just, une séquence d'Eisenstein par exemple.
Les oeuvres détournées d'une certaine envergure se trouveront donc le plus souvent constituées par une ou plusieurs séries de détournements abusifs-mineurs.
Plusieurs lois sur l'emploi du détournement se peuvent dès à présent établir. C'est l'élément détourné le plus lointain qui concourt le plus vivement à l'impression d'ensemble, et non les éléments qui déterminent directement la nature de cette impression. Ainsi dans une métagraphie relative à la guerre d'Espagne la phrase au sens le plus nettement révolutionnaire est cette réclame incomplète d'une marque de rouge à lèvres : "les jolies lèvres ont du rouge". Dans une autre métagraphie ("Mort de J.H.") cent vingt-cinq petites annonces sur la vente de débits de boissons traduisent un suicide plus visiblement que les articles de journaux qui le relatent.
Les déformations introduites dans les éléments détournés doivent tendre à se simplifier à l'extrême, la principale force d'un détournement étant fonction directe de sa reconnaissance, consciente ou trouble, par la mémoire. C'est bien connu. Notons seulement aussi cette utilisation de la mémoire implique un choix du public préalable à l'usage du détournement, ceci n'est qu'un cas particulier d'une loi générale qui régit aussi bien le détournement que tout autre mode d'action sur le monde. L'idée d'expression dans l'absolu est morte, et il ne survit momentanément qu'une singerie de cette pratique, tant que nos autres ennemis survivent.
Le détournement est d'autant moins opérant qu'il s'approche d'une réplique rationnelle. C'est le cas d'un assez grand nombre de maximes retouchées par Lautréamont. Plus le caractère rationnel de la réplique est apparent, plus elle se confond avec le banal esprit de répartie, pour lequel il s'agit également de faire servir les paroles de l'adversaire contre lui. Ceci n'est naturellement pas limité au langage parlé. C'est dans cet ordre d'idées que nous eûmes à débattre le projet de quelques-uns de nos camarades visant à détourner une affiche antisoviétique de l'organisation fasciste "Paix et Liberté" - qui proclamait, avec vues de drapeaux occidentaux emmêlés, "l'union fait la force" - en y ajoutant la phrase "et les coalitions font la guerre".
Le détournement par simple retournement est toujours le plus immédiat et le moins efficace. Ce qui ne signifie pas qu'il ne puisse avoir un aspect progressif. Par exemple cette appellation pour une statue et un homme : "le Tigre dit Clemenceau". De même la messe noire oppose á la construction d'une ambiance qui se fonde sur une métaphysique donnée, une construction d'ambiance dans le même cadre, en renversant les valeurs, conservées, de cette métaphysique.
Des quatre lois qui viennent d'être énoncées, la première est essentielle et s'applique universellement. Les trois autres ne valent pratiquement que pour des éléments abusifs détournés. Les premières conséquences apparentes d'une génération du détournement, outre les pouvoirs intrinsèques de propagande qu'il détient, seront la réappropriation d'une foule de mauvais livres; la participation massive d'écrivains ignorés; la différenciation toujours plus poussée des phrases ou des oeuvres plastiques qui se trouveront être à la mode; et surtout une facilité de la production dépassant de très loin, par la quantité, la variété et la qualité, l'écriture automatique d'ennuyeuse mémoire.
Non seulement le détournement conduit à la découverte de nouveaux aspects du talent, mais encore, se heurtant de front à toutes les conventions mondaines et juridiques, il ne peut manquer d'apparaître un puissant instrument culturel au service d'une lutte de classes bien comprise. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie avec laquelle on bat en brèche toutes les murailles de Chine de l'intelligence. Voici un réel moyen d'enseignement artistique prolétarien, la première ébauche d'un communisme littéraire.
Les propositions et les réalisations sur le terrain du détournement se multiplient à volonté. Limitons nous pour le moment à montrer quelques possibilités concrètes à partir des divers secteurs actuels de la communication, étant bien entendu que ces divisions n'ont de valeur qu'en fonction des techniques d'aujourd'hui, et tendent toutes à disparaître au profit de synthèses supérieures, avec les progrès de ces techniques.
Outre les diverses utilisations immédiates des phrases détournées dans les affiches, le disque ou l'émission radiophonique, les deux principales applications de la prose détournée sont l'écriture métagraphique et, dans une moindre mesure, le cadre romanesque habilement perverti.
Le détournement d'une oeuvre romanesque complète est une entreprise d'un assez mince avenir, mais qui pourrait se révéler opérante dans la phase de transition. Un tel détournement gagne à s'accompagner d'illustrations en rapports non-explicites avec le texte. Malgré les difficultés que nous ne nous dissimulons pas, nous croyons qu'il est possible de parvenir à un instructif détournement psychogéographique du "Consuelo" de George Sand, qui pourrait être relancé, ainsi maquillé, sur le marché littéraire, dissimulé sous un titre anodin comme "Grande Banlieue", ou lui-même détourné comme "La Patrouille Perdue" (il serait bon de réinvestir de la sorte beaucoup de titres de films dont on ne peut plus rien tirer d'autre, faute de s'être emparé des vieilles copies avant leur destruction, ou de celles qui continuent d'abrutir la jeunesse dans les cinémathèques).
L'écriture métagraphique, aussi arriéré que soit par ailleurs le cadre plastique où elle se situe matériellement, présente un plus riche débouché à la prose détournée, comme aux autres objets ou images qui conviennent. On peut en juger par le projet, datant de 1951 et abandonné faute de moyens financiers suffisants, qui envisageait l'arrangement d'un billard électrique de telle sorte que les jeux de ses lumières et le parcours plus ou moins prévisible de ses billes servissent à une interprétation métagraphique-spaciale qui s'intitulerait "des sensations thermiques et des désirs des gens qui passent devant les grilles du musée de Cluny, une heure environ après le coucher du soleil en novembre". Depuis, bien sûr, nous savons qu'un travail situationniste-analytique ne peut progresser scientifiquement par de telles voies. Les moyens cependant restent bons pour des buts moins ambitieux.
C'est évidemment dans le cadre cinématographique que le détournement peut atteindre à sa plus grande efficacité, et sans doute, pour ceux que la chose préoccupe, à sa plus grande beauté. Les pouvoirs du cinéma sont si étendus, et l'absence de coordination de ces pouvoirs si flagrante, que presque tous les films qui dépassent la misérable moyenne peuvent alimenter des polémiques infinies entre divers spectateurs ou critiques professionnels. Ajoutons que seul le conformisme de ces gens les empêche de trouver des charmes aussi prenants et des défauts aussi criants dans les films de dernière catégorie. Pour dissiper un peu cette risible confusion des valeurs, disons que "Naissance d'une Nation", de Griffith, est un des films les plus importants de l'histoire du cinéma par la masse des apports nouveaux qu'il représente. D'autre part, c'est un film raciste : il ne mérite donc absolument pas d'être projeté sous sa forme actuelle. Mais son interdiction pure et simple pourrait passer pour regrettable dans le domaine, secondaire mais susceptible d'un meilleur usage, du cinéma. Il vaut bien mieux le détourner dans son ensemble, sans même qu'il soit besoin de toucher au montage, à l'aide d'une bande sonore qui en ferait une puissante dénonciation des horreurs de la guerre impérialiste et des activités du Klu Klux Klan qui, comme on sait, se poursuivent à l'heure actuelle aux Etats-Unis.
Un tel détournement, bien modéré, n'est somme toute que l'équivalent moral des restaurations des peintures anciennes dans les musées. Mais la plupart des films ne méritent que d'être démembrés pour composer d'autres oeuvres. Evidemment, cette reconversion de séquences préexistantes n'ira pas sans le concours d'autres éléments : musicaux ou picturaux, aussi bien qu'historiques. Alors que jusqu'à présent tout truquage de l'histoire, au cinéma, s'aligne plus ou moins sur le type de bouffonnerie des reconstitutions de Guitry, on peut faire dire à Robespierre, avant son exécution : "malgré tant d'épreuves, mon expérience et la grandeur de ma tâche me font juger que tout est bien".
Si la tragédie grecque, opportunément rajeunie, nous sert en cette occasion à exalter Robespierre, que l'on imagine en retour une séquence du genre néo-réaliste, devant le zinc, par exemple, d'un bar de routiers - un des camionneurs disant sérieusement à un autre : "la morale était dans les livres des philosophes, nous l'avons mise dans le gouvernement des nations". On voit ce que cette rencontre ajoute en rayonnement à la pensée de Maximilien, à celle d'une dictature du prolétariat.
La lumière du détournement se propage en ligne droite. Dans la mesure où la nouvelle architecture semble devoir commencer par un stade expérimental baroque, le complexe architectural - que nous concevons comme la construction d'un milieu ambiant dynamique en liaison avec des styles de comportement - utilisera vraisemblablement le détournement des formes architecturales connues, et en tout cas tirera parti, plastiquement et émotionnellement, de toutes sortes d'objets détournés : des grues ou des échafaudages métalliques savamment disposés prenant avantageusement la relève d'une tradition sculpturale défunte. Ceci n'est choquant que pour les pires fanatiques du jardin à la française. On se souvient que, sur ses vieux jours, d'Annunzio, cette pourriture fascisante, possédait dans son parc la proue d'un torpilleur. Ses motifs patriotiques ignorés, ce monument ne peut qu'apparaître plaisant.
En étendant le détournement jusqu'aux réalisations de l'urbanisme, il ne serait sans doute indifférent à personne que l'on reconstituât minutieusement dans une ville tout un quartier d'une autre. L'existence, qui ne sera jamais trop déroutante, s'en verrait réellement embellie.
Les titres mêmes, comme on l'a déjà vu, sont un élément radical du détournement. Ce fait découle de deux constatations générales qui sont, d'une part, que tous les titres sont interchangeables, et d'autre part qu'ils ont une importance déterminante dans plusieurs disciplines. Tous les romans policiers de la "série noire" se ressemblent intensément, et le seul effort de renouvellement portant sur le titre suffit à leur conserver un public considérable. Dans la musique, un titre exerce toujours une grande influence, et rien ne justifie vraiment son choix. Il ne serait donc pas mauvais d'apporter une ultime correction au titre de la "Symphonie héroïque" en en faisant, par exemple, une "Symphonie Lénine".
Le titre contribue fortement à détourner l'oeuvre, mais une réaction de l'oeuvre sur le titre est inévitable. De sorte que l'on peut faire un usage étendu de titres précis empruntés à des publications scientifiques ("Biologie littorale des mers tempérées") ou militaires ("Combats de nuit des petites unités d'infanterie") ; et même de beaucoup de phrases relevées dans les illustrés enfantins ("De merveilleux paysages s'offrent à la vue des navigateurs").
Pour finir, il nous faut citer brièvement quelques aspects de ce que nous nommerons l'ultradétournement, c'est-à-dire les tendances du détournement à s'appliquer dans la vie sociale quotidienne. Les gestes et les mots peuvent être chargés d'autres sens, et l'ont été constamment à travers l'histoire, pour des raisons pratiques. Les sociétés secrètes de l'ancienne Chine disposaient d'un grand raffinement de signes de reconnaissance, englobant la plupart des attitudes mondaines (manière de disposer des tasses ; de boire ; citations de poèmes arrêtées à des moments convenus).
Le besoin d'une langue secrète, de mots de passe, est inséparable d'une tendance au jeu. L'idée limite est que n'importe quel signe, n'importe quel vocable, est susceptible d'être converti en autre chose, voire en son contraire. Les insurgés royalistes de la Vendée, parce qu'affublés de l'immonde effigie du coeur de Jésus, s'appelaient l'Armée Rouge. Dans le domaine pourtant limité de la politique, cette expression a été complètement détournée en un siècle.
Outre le langage, il est possible de détourner par la même méthode le vêtement, avec toute l'importance affective qu'il recèle. Là aussi, nous trouvons la notion de déguisement en liaison étroite avec le jeu. Enfin, quand on en arrive à construire des situations, but final de toute notre activité, il sera loisible à tout un chacun de détourner des situations entières en en changeant délibérément telle ou telle condition déterminante.
Les procédés que nous avons sommairement traités ici ne sont pas présentés comme une intention qui nous serait propre, mais au contraire comme une pratique assez communément répandue que nous nous proposons de systématiser.
La théorie du détournement par elle-même ne nous intéresse guère. Mais nous la trouvons liée à presque tous les aspects constructifs de la période de transition présituationniste. Son enrichissement, par la pratique, apparaît donc comme nécessaire.

Nous remettons à plus tard le développement de ces thèses.

GUY-ERNEST DEBORD et GIL J WOLMAN


 

jeudi 4 septembre 2025

[À compléter] Manifeste pour une construction de situations (Guy Debord, septembre 1953)

 

 
Mappemonde métropolitain, métagraphie de Gilles Ivain, automne 1953 (Ivan Chtcheglov)

 Partie publiée dans Œuvres, pp. 105-112:

Les gestes que nous avons eu l’occasion de faire étaient bien insuffisants, il faut en convenir.

On ne se passionne à propos des gens que pour les quitter bruyamment.

Nous nous sommes longtemps employés à obtenir des bouteilles vides, à partir de pleines. La grève générale s’est pourrie en trois semaines ; la reprise du travail marque une défaite de plus pour la Révolution en France. J’aurai vingt-deux ans dans trois mois. Perdre son temps. Gagner sa vie. Toutes les dérisions du vocabulaire. Et des promesses. Nous nous reverrons. Vous parlez.

Et Vincent Van Gogh dans son CAFÉ DE NUIT avec le vent fou dans les oreilles. Et Pascin qui s’est tué en disant qu’il avait voulu fonder une société de princes, mais que le quorum ne serait pas atteint. Et toi, écolière perdue ; ta belle, ta triste jeunesse ; et les neiges d’Aubervilliers.

L’univers en cours d’éclatement. Et nous allions d’un bar à l’autre en donnant la main à diverses petites filles périssables comme les stupéfiants dont naturellement nous abusions. Tout cela n’était que relativement drôle.

Mais que deviendra-t-elle dans tous les ports illuminés de l’été, dans tous les abandons du monde, dans le vieillissement du monde ?

ON S’EN SOUVIENDRA DE CETTE PLANÈTE. Si peu. Passons maintenant aux choses sérieuses.

*

Notre temps voit mourir l’Esthétique.

« Les arts commencent, s’élargissent et disparaissent, parce que des hommes insatisfaits dépassent le monde des expressions officielles, et les festivals de sa pauvreté. » (Hurlements en faveur de Sade. Juin 52.)

Depuis un siècle toute démarche artistique part d’une réflexion sur sa matière, aboutit à une réduction plus extrême de ses moyens (explosion finale du mot, ou de l’objet pictural. Le Cinéma a suivi le même processus, accéléré par le précédent des arts plus anciens).

L’isolement de quelques mots de Mallarmé sur le blanc dominant d’une page, la fuite qui souligne l’œuvre météorique de Rimbaud, la désertion éperdue d’Arthur Cravan à travers les continents, ou l’aboutissement du Dadaïsme dans la partie d’Échecs de Marcel Duchamp sont les étapes d’une même négation dont il nous appartient aujourd’hui de déposer le bilan.

L’Esthétique, comme la Religion, pourra mettre longtemps à se décomposer. Mais les survivances n’ont pas d’intérêt. Nous devons simplement dénoncer l’espoir qui pourrait encore être placé dans ces solutions rétrogrades, et c’est le sens de notre manifestation contre Chaplin, en octobre 52.

L’Art Moderne pressent et réclame un au-delà de l’Esthétique, dont ses dernières variations formelles ne font qu’annoncer la venue. À cet égard l’importance du Surréalisme est d’avoir considéré la Poésie comme simple moyen d’approche d’une vie cachée et plus valable. Mais le matin ne garde que peu de traces des constructions oniriques inachevées. Les années passent bourgeoisement en attendant du « hasard objectif » d’improbables passantes, d’incertaines révélations.

Deux générations ne peuvent pas vivre sur le même stock d’illusions.

Le Lettrisme d’Isou a été une sorte de Dadaïsme en positif. Il propose une création illimitée d’arts nouveaux, sur des mécanismes admis. Dans l’inflation des valeurs expliquées, le dernier intérêt qui restait à ces disciplines s’en détache.

Les arts s’achèvent dans leurs dernières richesses, ou continuent pour le commerce.

« On créera chaque jour des formes nouvelles ; on ne se donnera plus la peine de les prouver, d’expliciter leur résistance par des œuvres valables… On ira plus loin afin de découvrir d’autres sources séculaires qu’on abandonnera, à leur tour, dans le même état de virtualité inexploitée. Le monde dégorgera de richesses esthétiques dont on ne saura quoi faire. » (Isou. Mémoire sur les forces futures des arts plastiques et sur leur mort. Mars 51.)

Après le procès de cet académisme idéaliste, et l’exclusion de ses tenants, j’écrivais :

« Tous les arts sont des jeux vulgaires, et qui ne changent rien. » (Notice pour la Fédération française des ciné-clubs. Novembre 52.)

Notre mépris pour l’Esthétique n’est pas choisi. Au contraire, nous étions plutôt doués pour « aimer ça ». Nous sommes arrivés à la fin. Voilà tout.

À la limite de l’Expression, que nous considérons dès maintenant comme une activité secondaire, les dernières formees découvertes participent à la fois d’une conscience claire de l’extrême usure de l’idée de communication, et d’une volonté d’intervention dans l’existence.

« Il voulait rénover l’amour par une technique filmique nouvelle. » (Gil J Wolman. L’Anticoncept. Février 52.)

Le Cinéma anticonceptuel de Wolman parvient à une œuvre muable par chaque réaction individuelle, au moyen d’une ambiance visuelle et d’un jeu vocal sans rapport avec le récit. L’Art avance alors, d’une forme donnée, vers un jeu en participation.

J’ai utilisé dans le film intitulé Hurlements en faveur de Sade (entreprise de terrorisme cinématographique) une majorité de phrases détournées : articles du Code civil, conversations anodines, ou citations d’auteurs connus, qui prennent une autre signification par leur mise en présence.

Le détournement des phrases est la première manifestation des arts d’accompagnement soumis à un autre but, dans lesquels nous voyons la seule utilisation du passé définitivement clos de l’Esthétique.

Dans la même direction Gaëtan M. Langlais a écrit Jolie Cousette avec diverses coupures de presse d’origine quelconque. Le non-rapport ne peut pas exister. Comme dans le rapprochement arbitraire d’une photo et d’un texte (illustration photographique des numéros 1 et 3 de l’Internationale lettriste) la juxtaposition de deux phrases crée forcément un nouvel ensemble, impose toujours une explication.

Le roman quadridimensionnel de Gilles Ivain « se passera dans une vingtaine d’ouvrages déjà publiés… Il débordera des cadres du FAIT littéraire pour envahir et modifier violemment la vie par tous les moyens dont le plus simple sera à l’image du phénomène d’induction magnétique. Le roman sera un corpus quadridimensionnel de signes gravés et d’images-clefs. Le roman ébauchera de nouvelles mathématiques de situations ou ne sera pas. » (Gillespie. À paraître aux éditions Julliard.)

*

Notre action dans les arts n’est que l’ébauche d’une souveraineté que nous voulons avoir sur nos aventures, livrées à des hasards communs.

Ces œuvres en marche sont seulement des recherches pour une action directe dans la vie quotidienne.

Dans un univers pragmatique, l’intention profonde de l’Esthétique a été bien moins de survivre que de vivre absolument.

Avec nous vraiment « la poésie doit avoir pour but la vérité pratique ».

Le même souci d’investir les êtres et leurs cheminements domine toute cette fin de l’Esthétique, de la proclamation initiale de Wolman : « La nouvelle génération ne laissera plus rien au hasard » à la métagraphie influentielle de Gilles Ivain.

*

Le Décor nous comble et nous détermine. Même dans l’état actuel assez lamentable des constructions des villes, il est généralement très au-dessus des actes qu’il contient, actes enfermés dans les lignes imbéciles des morales et des efficacités primaires.

IL FAUT ABOUTIR À UN DÉPAYSEMENT PAR L’URBANISME, à un urbanisme non utilitaire, ou plus exactement conçu en fonction d’une autre utilisation.

La construction de cadres nouveaux est la condition première d’autres attitudes, d’autres compréhensions du monde.

Le même désir suit son cours souterrain dans plusieurs siècles d’efforts libérateurs, depuis les châteaux inaccessibles décrits par Sade jusqu’aux allusions des surréalistes à ces maisons compliquées de longs corridors assombris qu’ils auraient souhaité d’habiter.

Le charme — au sens le plus fort — que continuent d’exercer les grands châteaux du passé, les villages cernés de palissades des beaux temps du Far West, les maisons inquiétantes du port de Londres — caves communiquant avec la Tamise — ou les dédales des temples de l’Inde ne doit pas être abandonné à une faible évocation périodique dans les cinémas, mais utilisé dans des constructions nouvelles concrètes.

Le prestige des Enfants terribles sur toute une génération tient finalement au climat créé par une construction inusitée d’un lieu, et le parti pris d’y vivre exlusivement : une chambre abstraite, une ville chinoise aux murailles de paravents. « Une seule chambre île déserte entourée de linoléum » (page 163). Une phrase du livre révèle clairement toutes les chances d’aventures contenues dans une maison, à la suite d’une « erreur » dans les plans classiques de l’architecture : « Ils avaient remarqué une de ses vertus, et non la moindre : la galerie dérivait en tous sens, comme un navire amarré sur une seule ancre. Lorsqu’on se retrouvait dans n’importe quelle autre pièce, il devenait impossible de la situer et, lorsqu’on y pénétrait, de se rendre compte de sa position par rapport aux autres pièces » (page 159).

La nouvelle architecture doit tout conditionner :

Une nouvelle conception de l’ameublement, de l’espace et de la décoration pour chaque pièce. Une nouvelle utilisation des sensations thermiques, des odeurs, du silence et de la stéréophonie. Une nouvelle image de la Maison (escaliers, caves, couloirs, ouvertures) qui va être étendue à la notion de complexe architectural, unité plus large que la maison actuelle, et qui sera la réunion de tous les bâtiments — nettement séparés de l’extérieur — contribuant à créer un climat, ou un heurt de plusieurs climats.

Parvenant alors à l’utilisation des autres arts, pris à n’importe lequel de leurs stades passés comme objets pratiques d’accompagnement, l’architecture redeviendra cette synthèse directrice des arts qui marquait les grandes époques de l’Esthétique.

Tous les exemples déjà en vue pour ces complexes introduisent de toute évidence une architecture baroque, à la fois contre le genre « présentation harmonieuse des formes » et contre le genre « maximum de confort pour tous ».

(Qu’est-ce que M. Le Corbusier soupçonne des besoins des hommes ?)

L’Architecture en tant qu’art n’existe qu’en s’évadant de sa notion utilitaire de base : l’Habitat.

Il est assez symptomatique de constater que dans cette discipline, dont tant d’œuvres ont été limitées par une intention utilitaire (buidings géants pour loger le plus de monde possible ou cathédrales pour prier), la direction à la fois gratuite et influentielle dont je parle est annoncée depuis quelque temps par le merveilleux PALAIS IDÉAL du facteur Cheval, certainement plus important que le Parthénon et Notre-Dame réunis ; et par les réalisations étonnantes que permet le dernier point de la technique du matériau : murs en air comprimé, toits en verre, etc.

L’apparition récente en Amérique de maisons intimement mêlées à la végétation environnante va aussi dans le sens prévisible de notre urbanisme qui sera une juxtaposition déroutante de la nature à l’état sauvage et des complexes architecturaux les plus raffinés, dans les quartiers centraux des villes.

Cet effort pourra se développer dans deux voies parallèles : création de villes dans les conditions géographiques et climatiques les plus favorables. Arrangement des villes préexistantes et dont certaines, comme Paris, permettent de pressentir beaucoup de cet avenir. (Des lieux comme la place Dauphine ou la cour de Rohan constituent une base très attirante pour un complexe architectural.) L’Urbanisme nouveau devra intégrer les formes des constructions anciennes, et en bâtir d’absolument inédites.

Les quartiers des villes permettront par leur diversité et leur opposition (cf. le projet de Gilles Ivain pour des quartiers-états d’âme) de voyager longtemps dans une seule agglomération, sans l’épuiser mais en s’y découvrant.

L’Urbanisme envisagé comme moyen de connaissance s’annexera tous les domaines mineurs qui cessent en ce moment de nous préoccuper en eux-mêmes. Il utilisera à la fois le dernier état des arts plastiques pour décorer ses rues, ses places, ses terrains vagues, ses forêts soudaines — et les résultats de la Poésie délaissée pour les nommer (Allée Jack l’Éventreur. Quartier Noble et Tragique. Rue des Châteaux de Louis II de Bavière. Impasse du Chien Andalou. Palais de Gilles de Rais. Rue Barrée. Chemin de la Drogue). Il fera le meilleur emploi des lumières par les fenêtres, des rues totalement noires, des rivières dissimulées et des labyrinthes ouverts la nuit.

L’avenir est, si l’on veut, dans des Luna-Park bâtis par de très grands poètes.

Pour reprendre le cas des villes actuelles, plusieurs quartiers peuvent être très rapidement détournés de leur usage. À Paris l’île Saint-Louis peut être gardée comme elle est mais en faisant sauter les ponts, et peuplée en tout d’une vingtaine d’habitants, nomades parmi tous les appartements déserts. Quelques anachronismes somptuaires d’aujourd’hui coûtent plus cher.

Encore plus vite fait, on peut utiliser certaines surprenantes réclames au néon comme : ABATTOIRS, AVORTEMENTS, RESTAURANT TRÈS MAUVAIS.

Car pourquoi l’humour serait-il exclu ?

Il va de soi que ces villes s’étendront avec l’évolution de la condition actuelle de l’Homme, utilisé et salarié.

*

Le Destin est Économique. Le sort des hommes, leurs désirs, leurs « devoirs » ont été entièrement conditionnés par une question de subsistance.

L’évolution machiniste et la multiplication des valeurs produites vont permettre de nouvelles conditions de comportement, et les réclament dès maintenant, alors que le problème des loisirs commence à se poser avec une urgence sensible à tout le monde. L’organisation des loisirs, pour une foule qui est un peu moins astreinte à un travail ininterrompu, est déjà une nécessité d’État ; même quand ces gens se contentent des divertissements du type Parc des Princes, pour leurs sinistres dimanches.

Après quelques années passées à ne rien faire au sens commun du terme, nous pouvons parler de notre attitude sociale d’avant-garde, parce que dans une société encore provisoirement fondée sur la production, nous n’avons voulu nous préoccuper sérieusement que des loisirs.

Persuadés que les seules questions importantes de l’avenir concerneront le JEU, à mesure que la désaffection pour les valeurs absolues des morales et des gestes ira croissant, nous avons joué dans cette attente à travers les rues pauvres des faits permis ; dans les bosquets de briques du quai Saint-Bernard dont nous refaisions la forêt.

Mais en appliquant à ces faits de nouvelles intentions de recherches — une méthode dont le discours n’est pas encore écrit — on pourra en déduire les lois, vaguement pressenties, des seules constructions qui en définitive nous importent : DES SITUATIONS BOULEVERSANTES DE TOUS LES INSTANTS.

L’Internationale lettriste publiait en février 53 un tract dont toute l’aggressivité désespérée se justifiait dans sa dernière phrase :

« Les rapports humains doivent avoir la passion pour fondement, sinon la Terreur. »

Cette passion qu’il est tout de même difficile de trouver dans nos « fréquentations » (nous savons de quoi ces choses-là sont faites, comme disait terriblement Jacques Rigaut), nous voulons la situer dans le renouvellement constant du monde ; où des inconnus se rencontreraient partout, s’en iraient sans jamais y croire, simplement parmi le tragique et les merveilles de leur promenade terrestre.

« Toutes les filles arborescentes de la rue ont un passé alors quand serons-nous libres des vierges perpétuelles sans mémoire et qui ne parlent pas. » (Gil J Wolman. L’Anticoncept.)

Ce désir d’une vie plus vraie, simplement jouée, est contemporain d’une perte d’importance des sujets classiques de passion.

« Nous aurons déterminé des jeux nouveaux et leur avenir avant que vous n’ayez atteint l’âge de pleurer sérieusement pour de petites choses. » (Première lettre à Missoum, sur le détournement des mineures.)

À ce dépassement fait écho la définition de Gilles Ivain :

« Le continent choisi comme jouet. »

(Récemment Gil J Wolman me rappelait que je lui avait avoué autrefois : « Je n’ai jamais su que jouer. » Je crois que cette vérité devra être, après tous les trucages également inutiles de l’affection ou de l’hostilité, le dernier jugement sur mon compte.)

*

Épars dans le siècle, des signes d’un nouveau comportement se manifestent. Ils crient dans le fracas. EN MARGE de l’Histoire, de ces bombes qu’ont jetées les petites nihilistes russes pendues à quinze ans ; ou dans le récit fermé des Enfants terribles et leur inceste inaccompli, ou dans la façon émouvante et burlesque de vivre de quelques personnes que j’ai bien connues.

Il faut établir une description complète de ces comportements et parvenir jusqu’à leurs lois.

La piste d’une vie gratuite a été plusieurs fois relevée, et des voyageurs pressés l’ont suivie sans en revenir — comme Jacques Vaché qui écrivait : « mon but actuel est de porter une chemise rouge, un foulard

(LA SUITE MANQUE)

 

Rédigé par Guy Debord en septembre 1953, le Manifeste pour une construction de situations, inédit, est composé de onze feuillets dactylographiés portant en tête l’inscription : « Exemplaire spécialement corrigé à l’intention de Gil J Wolman, G E ».

dimanche 10 août 2025

Quelques cocktails situationnistes

Extrait d'une lettre de Guy Debord à Ivan Chtcheglov du 9 août 1963:

 

Voici, retrouvés dans une note d’époque – dont l’écriture était fortement tremblée – quelques cocktails que nous avons nommés et bus vers le début de 1954 :
 
le Déséquilibré : 2 rhums, 1 Ricard.
Il existe aussi (plutôt même) sous la forme du Double-déséquilibré.
 
La Première communion : 1 Raphaël, 1 kirsch (pour petites filles). Pour exclus ou crypto-troubles comme Conord – un ou deux inventés justement à l’usage de celui-là :
la Douce exclusion : 1 café + 1 Raphaël,
et le Dernier espoir : 1 munich, 1 Suze.
 
D’autre part, nous appréciions nous-mêmes :
le Trafic d’influence : 1 Phœnix, 1 mascara, 1 Raphaël, et la Parfaite délinquance : 3 rhums, 1 Raphaël, 1 Pernod, 1 chartreuse, 1 kirsch, 1 vin blanc.
 
Et oui, l’humour n’a pas manqué. L'aventure... Voilà pourquoi aujourd’hui nous sommes si intelligents.
 
 
(“Mort de J.H. ou Fragiles tissus”. Credit: Guy Debord)
 
 
 

De l'écriture métagraphique à la supertemporalité situationniste


La supertemporalité situationniste, qu'elle que soit l'amorce, littéraire ou filmique, est, par nature, expansive.

Exemple, ici, avec Histoire des gestes de Guy Debord (qui signe Guy-Ernest). 

Ce roman "tridimensionnel" pourrait tout autant s'appeler supertemporel, l'aventure à suivre est la même, au gré du lecteur (et du spectateur) créateur: l'amorce part de l'écriture métagraphique – les collages sur des bouteille de rhum –, après à chacun son labyrinthe.

 

Extrait d'Internationale lettriste, nº 3, août 1953 

mardi 13 mai 2025

On the Passage of Michèle Bernstein Through Time (2021)


 Après Tous les chevaux du roi (1960), le deuxième roman de Michèle Bernstein, La nuit, en 1961, a également été écrit pour de l'argent, et à nouveau cannibalise l'intrigue de Les liaisons dangereuses, mettant en vedette les mêmes personnages que ses débuts: Gilles, Geneviève, Carole et Bertrand. L'histoire reste la même, mais le livre est différent, cette fois parodiant le style du nouveau roman, avec ses phrases allongées et son sens non linéaire du temps et du lieu. Alors que ses protagonistes dérivent dans les rues de Paris, à travers les enchevêtrements d'un ménage à trois, et l'ennui d'une fête d'été sur la Côte d'Azur, la NUIT est jonchée de détournements - des citations non attribuées et des clins d'œil complices aux pratiques situationnistes - et d'indices qui donnent un aperçu de la vie et de l'esprit du couple qu'elle formait avec Guy Debord: une vie de bohème sur le territoire du Continent Contrescarpe.

jeudi 12 septembre 2024

Guy Debord à la fête de l'Humanité en 1955

[Source -> Guy Debord, Correspondance, volume "0" (septembre 1951- juillet 1957), Librairie Arthème Fayard, 2010, p. 71]
 
  
– Extrait de lettre de Guy Debord à Gil J Wolman du mercredi 7 septembre 1955 –

Je me suis finalement rendu à la fête de l'Huma [fête annuelle organisée par le journal L'Humanité], le samedi soir assez tard: assez jolies tendances à la dérive – dans l'avenue Lénine qui commence un peu partout on s'entend crier par haut-parleurs. "camarades, buvez un verre de (mousseux) contre la répression en Algérie"

ou: 

"Mangez une choucroute pour les métallos de Nantes"

et même:

"Buvez de la vodka de Moscou – 80 francs le verre, pour la détente..."

ou à peu de choses près.

On aboutit à quelques places très floues perdus dans des petits bosquets d'arbres, et dites: de l'unité, Karl Marx, etc.

Mais aussi l'iconographie habituelle, le portrait de Maurice [Thorez, secrétaire du parti communiste français] partout  – des chansons idiotes, du folklore à n'y pas croire, les communistes d'Auvergne étant vêtus en Auvergnats, ceux de Brest en Bretons, et ainsi de suite: Louis XVI n'aurait pu souhaiter mieux.

Relevé sur un stand de librairie en lettres énormes: une phrase de Lénine juge tristement cette kermesse:

SANS THÉORIE RÉVOLUTIONNAIRE PAS D'ACTION RÉVOLUTIONNAIRE.

Nous fûmes bien seul à rire.

*** 

Fête de L'Humanité 1946


 

mercredi 24 juillet 2024

Gustave Hommel, dit Fred, un ancien de Chez Moineau en 1965

Témoignage, à défaut d'un reportage tourné à l'époque, sur cette période encore bouillonnante de l'après-guerre des années 50-55 avec l'apparition de ceux qui, autour de la clientèle bigarrée du café Moineau du 22 rue du Four, cité dans l'interview, ont constitué l'Internationale lettriste, matrice de la future Internationale situationniste et que Jean-Michel Mension (le comparse de l'épisode du triporteur) a décrit dans son ouvrage de 1997 chez Allia, La Tribu : Guy Debord, Jean-Louis Brau, Serge Berna, Gil J Wolman, Mohamed Dahou, Éliane Papaï, Michèle Bernstein, Ivan Chtcheglov, Patrick Straram et tant d'autres, Auguste Hommel, alias Fred, par ailleurs immortalisé par le photographe Ed Van der Elsken dans son ouvrage Love on the Left Bank, le plus souvent en compagnie de Mension, faisant plutôt figure de comparse à l'allure de pré-punk ainsi que les identifiera en 1993 Greil Markus dans son ouvrage, sorti en 1998 toujours chez Allia, Lipstick Traces, une histoire secrète du XXème siècle.

 
 

Fred Hommel (1931-1993) Fred Hommel est né en 1931 à Paris. Dès ses dix-huit ans il a vécu dans le milieu de Saint-Germain des Prés où il a rencontré de nombreux artistes du monde entier. Boris Vian était un grand ami qui l’a influencé et encouragé. Un jour un peintre chilien, Luis Moyano, lui met un pinceau dans la main et lui dit : « Fais de la peinture au lieu de traîner dans la rue ». Et Fred s’exécute. Sa pensée était marquée par la guerre. Il a vécu à Paris pendant toute la Deuxième Guerre Mondiale. Ensuite il s’est engagé dans la guerre de Corée pour échapper à l’atmosphère de l’après-guerre et à l’abandon de son père. Fils unique d’une mère aide-soignante exilée de sa Corse natale, il arrête l’école avant le certificat d’étude et s’engage comme volontaire dans le conflit qui oppose les forces de l’ONU à la Corée du nord. Il en est revenu antimilitariste refusant alors l’ordre et le cadre. C’est au retour de Corée, pour prendre distance des horreurs qu’il avait vécues qu’il s’est jeté dans la folie de Saint-Germain. 

Extrait de La Tribu : "Il y avait donc des gens que je connaissais déjà, une espèce de type immense qui venait un peu à la Pergola, retour de Corée – où il n’avait pas tiré un coup de feu, d’ailleurs. Il était chauffeur d’un général. Un type infâme, très gentil, qui deviendra l’un de mes très proche copains. On l’appelait Fred, il s’appelait Auguste Hommel : plus tard il s’est mis à peindre et a bien vendu, paraît-il,
aux États-Unis. Il est mort récemment, une armoire à glace. Je l’appelais mon ours:" 

 
 

lundi 22 juillet 2024

Léo Malet et le XIIIº arrondissement (Brouillard au pont de Tolbiac)

 

 Brouillard au pont de Tolbiac est un roman policier français de Léo Malet, paru en 1956 aux Éditions Robert Laffont. C'est le neuvième des Nouveaux Mystères de Paris, série ayant pour héros Nestor Burma. Adaptation en bandes dessinées en 1982 par jacques Tardi.

Guy Debord et les gars de l'Internationale lettriste dérivaient tout particulièrement dans le 13e arrondissement, riches en ambiances et je dirais même en "ailleurs" par son caractère excentré et ferroviaire-industriel: par ses chemins et voies ferrées qui mènent à l'Italie et l'Espagne, mais qui sont aussi le début de la croissance psychogéographique du Continent Contrescarpe vers le Sud, pour "construire l'Hacienda".

Debord a-t'il lu le polar de Léo Malet de 1956? Il a toujours lu des polars pour les ambiances notamment, ou encore d'autres "mystères" de Paris comme les vagabondages de Jean-Paul Clébert dans Paris insolite de 1952...

***

En 1987, Léo Malet (1909-1996) parlait de son quartier du XIIIe arrondissement

Reportage chez Léo Malet. A travers des images du quartier du 13ème arrondissement, Léo Malet parle du quartier du quai de la gare, de la rue Watt, du pont de Tolbiac et du parcours de Nestor Burma.

 https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/pac01005640/leo-malet-son-quartier-du-13e-arrondissement

 ***

Reconstruction photographique des dessins de Tardi pour Brouillard au Pont de Tolbiac (texte et images de Thierry Depeyrot)


conference_tardi

Léo Malet est né à Montpellier le 7 mars 1909. Nous célébrons donc cette année le centenaire de sa naissance. En deux ans de temps, son père, ouvrier de commerce, sa mère, couturière, ainsi que son frère meurent tous de la tuberculose alors qu’il n’avait que 3 ans. Il est alors élevé par son grand-père tonnelier qui, en dépit de sa condition ouvrière, lui donne le goût de la littérature, du théâtre... et du socialisme. A 8 ans, il écrit ses premiers romans. A 16 ans, en 1925, lassé de son emploi dans une banque, il arrive à Paris et vit de petits boulots, voir de rapines. Il écrit également des poésies et des articles dans des revues anarchistes, doctrine à laquelle il adhère à ce moment là.

conference_tardi3

Il réside au gré des opportunités, notamment au foyer végétalien du 182 de la rue de Tolbiac où il côtoye divers marginaux refusant l’ordre établi, qu’il soit naturel (végétaliens) ou social (anarchistes, libertaires). Il débute comme chansonnier au cabaret La Vache Enragée à Montmartre, devenant alors le plus jeune chansonnier de la Butte, mais doit chercher un autre travail car son patron oublie souvent de le payer. Exerçant plusieurs métiers tels qu’employé de bureau, manoeuvre, journaliste, téléphoniste, figurant de cinéma, crieur de journaux, son existence parisienne est très malheureuse et précaire, subsistant avec peine, à tel point qu’il est arrêté et emprisonné brièvement à la prison de la petite Roquette pour avoir été trouvé endormi sous le pont de Sully. On comprend mieux alors le "compte" que Léo Malet avait à régler avec Paris, et plus particulièrement le 13e arrondissement. La vente de journaux à l’angle de la rue Sainte-Anne et de la rue des Petits-Champs lui assurera l’essentiel de ses revenus jusqu’en 1939. Il y situera plus tard le bureau de Nestor Burma.

C’est en 1942 qu’il publia La mort de Jim Licking, suivi en 1943 de 120, rue de la Gare qui marque la naissance de Nestor Burma, anti-héros type, tout le contraire d’un être infaillible et sans défaut. Nestor Burma peut se tromper, hésite souvent, est sensible, fidèle à ses amis et a de récurrents problèmes d’argent.

Léo Malet fut, en 1948, le premier lauréat du Grand Prix de la Littérature Policière.

En 1954 fut publié le premier ouvrage de ses Nouveaux Mystères de Paris, Le Soleil nait derrière le Louvre. Cette série lui vaudra le Grand Prix de l’Humour Noir en 1958. Chacun de la quinzaine d’opus de la série se déroule dans un arrondissement différent.

Ce poète surréaliste est décédé le 03 mars 1996.

conference_tardi5

Léo Malet avait la dent dure envers le 13e arrondissement de Paris. Il y avait très mal vécu. Dans son roman policier, il fait dire à Nestor Burma : "C’est un sale quartier, un foutu coin, dis-je. Il ressemble aux autres, comme ça, et il a bien changé depuis mon temps, on dirait que ça s’est amélioré, mais c’est son climat. Pas partout, mais dans certaines rues, certains endroits, on y respire un sale air. Fous-en le camp, Belita. Va bazarder tes fleurs où tu voudras, mais fous le camp de ce coin. Il te broiera, comme il en a broyé d’autres. Ça pue trop la misère, la merde et le malheur...".

Ou encore : "C’était un sale quartier. Il collait à mes semelles comme la glu aux pattes de l’oiseau. Il était écrit que je l’arpenterais toujours en quête de quelque chose, d’un morceau de pain, d’un abri, d’un peu d’amour. Je le sillonnais à la recherche de Bélita. Elle n’était pas nécessairement revenue dans le coin. Il y avait même de fortes chances pour qu’elle soit allée ailleurs, mais moi, j’étais là. Et peut-être pas tellement à sa recherche. Peut-être simplement pour régler un vieux compte avec ce quartier".

conference_tardi7

Plus loin, il ajoute : "Le XIIIe arrondissement fourmille de rues aux noms charmants et pittoresques, en général mensongers. Rue des Cinq-Diamants, il n’y a pas de diamants ; rue du Château-des-Rentiers, il y a surtout l’asile Nicolas-Flamel ; rue des Terres-au-Curé, je n’ai pas vu de prêtre ; et rue Croulebarbe, ne siège pas l’Académie Française. Quant à la ruelle des Reculettes... hum... et celle de l’Espérance...".

Alain Demouzon, dans son Château-des-Rentiers, ajoute à cette liste la clinique de maternité, "curieusement baptisée Jeanne d’Arc".

conference_tardi9

Comme il l’écrivait dans ses « propos badins » préfaçant la bande dessinée de Jacques Tardi, Léo Malet avait cru écrire un roman contre le 13e arrondissement, avec lequel il avait un vieux compte à régler, et finalement, il a fait figure de défenseur de cet arrondissement en l’immortalisant. Comme il l’avouait lui-même, Léo Malet n’était pas du tout sensible au « neuvième art » mais il a tout de même eu un coup de coeur pour le coup de crayon de Jacques Tardi et c’est ainsi que son roman « Brouillard au pont de Tolbiac », sorti en 1956 chez Robert Laffont, s’est retrouvé adapté par l’un des grands maîtres de la bande dessinée. Tardi nous fait ainsi redécouvrir le 13e arrondissement des années 50.

C’est en étudiant attentivement les cases représentant les marches de l’escalier donnant sur le pont de Tolbiac, connaissant très bien le lieu, que je me suis aperçu de leur fidélité au modèle original. Je me suis alors dit que s’il s’était ainsi appliqué sur ce lieu, il n’y avait aucune raison qu’il n’en soit pas de même pour les autres décors de l’action. Me voilà donc parti, armé d’un appareil photo numérique, à la recherche des lieux traversés par Nestor Burma, avec pour seule aide les indications des phylactères, communément appelées "bulles", ou du polar d’origine. Je ne m’étais pas trompé : quasiment chaque case est une photographie fidèle d’un passé pas si lointain, nous permettant de juger l’évolution de ces quartiers populaires. Je me suis efforcé de respecter les angles de vues des cases pour mes photographies afin de les reproduire le plus fidèlement possible. J’ai d’ailleurs failli à plusieurs reprises me faire renverser par des voitures ou arrêter par la police en traversant les voies sur berges au niveau du pont d’Austerlitz afin d’y accéder... jusqu’à ce que je m’aperçoive que Tardi avait dessiné les piliers de l’autre coté du pont, beaucoup moins dangereux d’accès. Tout au long de cet exposé, vous pourrez apprécier le respect des détails auquel s’est livré le dessinateur, ce qui est à mes yeux la preuve la plus flagrante de son amour pour cet arrondissement. D’ailleurs, sûrement Tardi avait-il entrepris la démarche inverse pour ses dessins et peut-être aurions-nous pu le croiser au début des années 80, rue de Tolbiac, place d’Italie ou près de la Pitié-Salpétrière, un appareil photo à la main, argentique à cette époque, dressant le décor de ce qui deviendra à mes yeux, son chef-d’oeuvre. Pour ses dessins, Tardi a donc mixé ses photos prises au début des années 80 avec ses propres souvenirs pour nous faire revivre notre 13e tel qu’il se présentait dans les années 50. Pas de nostalgie excessive car, bien sûr, des taudis insalubres ont été démolis et le "progrès" a fait son apparition, mais parfois, la froideur de certains quartiers rénovés peut nous faire regretter la gouaille des marchands de quatre-saisons et la quasi-disparition des petits commerces ayant laissé la place à des banques et autres agences immobilières. Pour cette étude, j’ai reproduit photographiquement plus de 60 cases de l’album de Tardi. Je vous en livre une partie très représentative et vous incite vivement à découvrir vous-même le reste en vous procurant le roman et cet album BD aux éditions Casterman.

conference_tardi11

La première case de la première planche de l’album nous montre un homme, le regard fou, marchant sur le pont de Tolbiac. Il est donc logique de débuter notre pérégrination par ce chef-d’oeuvre de la métallurgie construit entre 1879 et 1882 puis reconstruit en 1893 et qui traversait jusqu’en 1994, date de son démontage, les voies ferrées de la gare d’Austerlitz, très proche. Alors qu’il n’était pas exclu qu’il puisse un jour être remonté dans le quartier, ses éléments rouillent toujours, 15 ans plus tard, quelque part dans l’Eure. Bon, vous pourrez toujours dire que sa couleur bleue en fin de vie jurait un peu avec le paysage...

conference_tardi13

Le respect des détails est vraiment impressionnant de réalisme. J’ai volontairement tiré mes photos en noir et blanc afin de ne pas en fausser le résultat. Même les luminaires ont gardé leur place. En haut de cet escalier, il y a la rue et le pont de Tolbiac.

conference_tardi15

Ici, difficile d’avoir exactement le même angle de vue que le dessin de Tardi car il se tenait sur la rue Ulysse Trélat venant de la rue du Chevaleret et qui donnait en montant sur le pont de Tolbiac. La fenêtre visible en haut à droite a, depuis, été murée.

conference_tardi17

La rue Ulysse Trélat a aujourd’hui disparu, en même temps que l’ancien viaduc. A l’époque, c’était la seule rue de Paris sans aucune numérotation car aucune habitation ne la bordait.

Cette carte centenaire de la rue Ulysse Trélat est une vue très rare.

conference_tardi19

Léo Malet nous brosse vraiment un portrait très sombre, brumeux, inquiétant, étouffant et écrasant du 13e. Même la lumière ne parvient plus à nous parvenir. Il dit en effet dans le roman, en parlant du pont de Tolbiac : "De loin en loin, les globes électriques perçaient péniblement la brume de leur lumière fantomatique". Il fait également référence au "sale air" qu’a l’impression de respirer Burma. Ou encore cette citation : "Le brouillard qui envahissait la cour se plaqua sur nos épaules comme un linge mouillé". Les passages de ce genre sont légion dans le roman. Vous pourrez remarquer dans les images qui suivent la barre sombre récurrente qui revient souvent en haut des cases de la BD. Le brouillard, omnipésent, filtrant la lumière, rendant opaque toute perception, peut être perçu comme symbole de la réalité masquée, celui de l’illusion. Il pleut beaucoup dans Brouillard au pont de Tolbiac, ce qui participe pour beaucoup à l’ambiance morose.

Cette barre supérieure sombre qui revient dans beaucoup de cases peut également nous faire rappeller les conditions particulières dans lesquelles Léo Malet a écrit son roman. En effet, ce dernier, pressé par son éditeur, lui avait remis une bonne moitié de son roman inachevé afin de gagner du temps mais se retrouvait par là-même enfermé dans son histoire, sans la possibilité de revenir en arrière, ni de corriger d’éventuelles contradictions avec la fin du récit. Il s’est ainsi retrouvé lui-même enfermé dans son récit.

conference_tardi21
conference_tardi22
conference_tardi23

Lorsqu’il arrive au carrefour Cantagrel-Watt-Chevaleret, Burma frémit à l’idée qu’il va emprunter l’une des rues les plus glauques et sordides du 13e, si ce n’est de tout Paris : la rue Watt.

Décidément, Léo Malet a bien choisi ses décors pour les crimes de ses romans. Ici, le carrefour n’a pas trop changé. Il est juste beaucoup plus fréquenté depuis que la rue Patay a été mise en sens unique.

Sur la droite, on reconnait le Théâtre du Lierre. Je me souviens d’une exposition de planches originales de Tardi dans ce lieu dans les années 90’. Jacques Toubon, alors maire du 13e, était à l’inauguration.

conference_tardi25

Si ce n’était un raccourci pour atteindre les quais menant à Ivry, évitant ainsi de nombreux feux, je ne vois pas quel motif nous pousserait à emprunter cette rue longuement recouverte par les voies de chemin de fer de la gare de marchandises et de la ligne Paris-Orléans. J’ai également pris des photos sous le pont, à l’endroit exact où se tiennent Burma et Bélita, pour reproduire le lieu de la scène du crime et, croyez-moi, asthmatiques s’abstenir... L’obscurité lugubre, la poussière et les mauvaises odeurs y sont toujours reines.

conference_tardi27
conference_tardi28

Ici, Burma emprunte la rue Cantagrel, où se tient un centre d’hébergement de l’Armée du Salut. Signe d’un arrondissement historiquement peu favorisé, le 13e est celui où l’on trouve le plus d’oeuvres de bienfaisance. La Mie de Pain, Le centre Nicolas Flamel, l’Armée du Salut en sont quelques exemples.

conference_tardi30
conference_tardi31

Burma aborde ici la rue du Loiret. Le bâtiment que l’on voit au fond est une ancienne gare de la petite ceinture, devenue ultérieurement station Masséna du RER C, désaffectée depuis la mise en service de la ligne 14 du métro, Météor.

conference_tardi33
conference_tardi34

Après avoir traversé le passage souterrain de cette station désaffectée, nous arrivons sur le boulevard Masséna. Nous apercevons sur la droite les derniers vestiges de la ligne de la petite ceinture.

conference_tardi36

En nous dirigeant vers Ivry, nous pouvons voir ce qui reste de l’ancienne usine d’air comprimé.

La grande cheminée, en haut, à gauche, en fait partie.

Cette usine avait été construite en 1891. Elle fournissait, entre autre, la pression nécessaire aux ascenseurs hydroliques ainsi qu’aux réseaux de transmission par pneumatique. La halle et la cheminée restants sont classés, depuis 1994, à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques. La halle de la Sudac, aujourd’hui en réhabilitation, est destinée à accueillir une école d’architecture.

conference_tardi38

Comme l’explique Franck Evrard dans son essai LE TREIZIEME AU NOIR (e-dite - 2004) dont je me suis beaucoup aidé pour cette étude, on peut s’étonner que tant d’auteurs de romans policiers aient choisi le 13e pour planter le décor de leur intrigue. Il donne à cela plusieurs raisons d’ordre historique, sociologique et géographique ; le 13e a mauvaise réputation. Bien avant Victor Hugo et ses Misérables, Rabelais déjà y plantait le décor de plusieurs scènes croustillantes. Le passé ouvrier miséreux du 13e aide également à se sentir "dans l’ambiance". Le grand nombre de crimes et délits célèbres, celui de la Bergère d’Ivry pour ne citer que celui là, qui avait, en son temps, défrayé la chronique, finit d’assoir cette réputation sulfureuse. Franck Evrard explique également ce choix du 13e par la situation géographique de l’arrondissement, au sud-est de Paris, et qui n’appartenait pas à la capitale il y a trois siècles.

Revendiquant sa différence par rapport aux beaux quartiers de Paris, sa culture ouvrière en marge de ceux-ci, le 13e présente donc une analogie avec le polar, longtemps considéré comme - je cite - "un divertissement mineur atypique, longtemps marginalisé dans le ghetto de la sous-littérature de gare".

Les auteurs de romans policiers s’y retrouvent donc largement. Je ne saurais trop vous encourager à lire cet ouvrage très riche en références du genre.

conference_tardi40

L’été dernier, j’ai eu tout loisir de visiter le plus grand hôpital d’Europe afin d’y poursuivre mon jeu de piste. Je ne vais pas en faire ici le riche historique mais j’y reviendrai longuement dans un prochain numéro de la revue HISTOIRE & HISTOIRES... du 13e ainsi que sur les médecins qui en ont fait sa renommée, tels Philippe Pinel, Jean-Martin Charcot et autres Esquirol ou Jenner.

La carte postale ci-contre nous montre la statue de Charcot, et non Philippe Pinel comme j’ai pu l’indiquer dans le n°2 de la revue.

conference_tardi42
conference_tardi43
conference_tardi44
conference_tardi45
conference_tardi46
conference_tardi47

Ici, nous voyons la voiture de Burma quitter la Pitié Salpétrière et emprunter le boulevard de l’Hôpital en direction de la Place d’Italie. Nous sommes au niveau du boulevard Saint-Marcel.

conference_tardi49

Autrefois barrière de Fontainebleau, aujourd’hui place d’Italie. Elle a pris sa forme actuelle en 1864. La place d’Italie est à la jonction des quatre quartiers composant notre arrondissement, La Gare, Salpétrière, Maison-Blanche et Croulebarbe.

conference_tardi51

conference_tardi52

conference_tardi53

Après la place, nous abordons l’avenue d’Italie, au niveau de la station de métro Tolbiac.

conference_tardi55

conference_tardi56

Après 14-18, Paris doit réapprovisionner les Halles en produits frais. La Compagnie Ferroviaire de Paris-Orléans construit donc les "frigos", lieu où seront stockés directement par le rail les denrées fraîches. En 1921, la Gare Frigorifique de Paris-Ivry voit le jour. Les trains y pénétraient au coeur même du bâtiment pour livrer leur marchandise. La glace nécessaire était fabriquée sur place et un système de rails fixés au plafond acheminait les marchandises en relai du train. Le marché de Rungis ayant remplacé les Halles de Paris à la fin des années 60’, les Frigos cessent leur activité au même moment. Après une quinzaine d’année à l’abandon, la SNCF, propriétaire des lieux, louera une partie des surfaces et les années 80’ verront toute une population d’artistes s’y installer.

conference_tardi58

Les Grands Moulins de Paris ont été construits entre 1919 et 1924. Le moulin est entré en service en 1921. J’ai un oncle qui y a travaillé comme électricien durant de nombreuses années. Il était devenu le plus grand moulin du monde. A sa fermeture, le 27 novembre 1996, on y écrasait plus de 1800 tonnes de blé par jour. Aujourd’hui reconstruit, le site accueille des UFR de Lettres et Sciences Humaines, la bibliothèque et autres services aux étudiants de l’Université Paris VII - Paris Diderot. La halle aux farines est devenue le pôle central d’enseignement et accueille également le restaurant univesitaire.

conference_tardi60

Nous suivons Burma rue de Tolbiac, au niveau de la rue Bobillot. Nous apercevons l’église Sainte-Anne-de-la-Butte-aux-Cailles et sa célèbre "façade chocolat".

conference_tardi62

Là, nous sommes juste au niveau de la librairie Jonas.

La rue de la Maison-Blanche se jette dans la rue de Tolbiac.

Pour parfaire la prise de vue, impossible d’attendre qu’un bus passe (le 62 existe toujours) car le trottoir a été modifié et l’angle de prise de vue aurait été trop large.

conference_tardi64

Voici le cliché qui m’a valu une grosse montée d’adrénaline. En fait, je m’étais, dans un premier temps, trompé de coté pour la prise de vue et ai dû jouer les toréadors pour traverser les voies sur berges. Avant de m’apercevoir que les détails des dessins ne correspondaient pas... C’est beaucoup plus calme de l’autre coté de la Seine.

Edifié en 1904 pour le passage du métro, le viaduc d’Austerlitz a été effectivement mis en service en 1906, le 14 juillet très exactement. C’est le plus long des ponts de Paris entre appuis puisqu’il traverse la Seine sur 140 mètres, sans autre pilier intermédiaire.

Quel cabotin ce métropolitain !

Il s’est fait un malin plaisir à apparaître sur chacun des trois clichés...

C’est à la droite de ce viaduc que la Bièvre se jetait dans la Seine avant d’être détournée dans les égouts de la rive gauche, après son recouvrement en 1910.

conference_tardi66

conference_tardi67

conference_tardi68

conference_tardi69

conference_tardi70

conference_tardi71

conference_tardi72

conference_tardi73

conference_tardi74

conference_tardi75