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lundi 20 octobre 2025

Archives vendues, archives volées, et la société du spectacle (par Marc Lenot)

SOURCE: https://www.lemonde.fr/blog/lunettesrouges/tag/sanguinetti/

Document des archives Sanguinetti (avec Guy Debord).

Gianfranco Sanguinetti fut un compagnon de Guy Debord et un des leaders des situationnistes en Italie. Essayiste, il publia sous le pseudonyme Censor un livre titré Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie dans lequel, prétendant être un haut commis de la bourgeoisie conservatrice cultivée, il prônait l’alliance entre le patronat et le Parti Communiste, seul capable de mater les révoltes ouvrières. C’était un pamphlet sous « faux drapeau », qui trompa tous les commentateurs. Il est aussi connu pour avoir dévoilé l’implication des services secrets italiens dans l’attentat de la Piazza Fontana en 1969 dans son texte Le Reichstag brûle-t-il ?. Dans un autre registre, il a bien connu Miroslav Tichý et a écrit un des plus beaux textes sur lui, Miroslav Tichý, Les Formes du vrai (2011). Ayant accumulé d’importantes archives sur ces différentes facettes de sa vie et de ses engagements politiques (au-delà de l’Internationale Situationniste dissoute en 1972), il les stockait dans sa cave à Prague, ville où il vit depuis trente ans, et elles étaient inaccessibles aux chercheurs historiens.

 
Document des archives Sanguinetti (avec Miroslav Tichý).

En 2013, la maison de vente aux enchères Christie’s vendit pour $650 000 ses archives à la Bibliothèque Beinecke de l’Université de Yale, laquelle avait déjà tenté vainement d’acheter les archives de Guy Debord à sa seconde épouse Alice Becker-Ho (mais la BnF organisa un dîner de donateurs à 10 000€ le couvert pour contribuer à lever la somme demandée par Alice Becker-Ho, et les archives Debord restèrent en France). Beinecke a acquis d’autres archives de situationnistes, dont celles de Jacqueline de Jong (ce qui permit l’édition de ce livre) et les met en libre accès gratuitement aux chercheurs. Un traducteur et éditeur américain de l’univers post-situationniste, Bill Brown, se sentant floué par cette vente, s’insurgea contre Sanguinetti dans une lettre insultante qu’il rendit publique sur Internet (j’avais moi aussi essuyé son agressivité quand il traduisit mon billet sur l’exposition Debord à la BnF).

Vue d’exposition, Lisbonne.

L’artiste du Malawi Samson Kambalu (né en 1975), alors relativement inconnu, travaillait sur une thèse sur William Blake à la bibliothèque Beinecke, fut conduit (ou incité) à s’intéresser aux 62 boîtes des archives Sanguinetti à Yale (sous le prétexte assez obscur de la psycho-géographie chez Blake) et entreprit de photographier clandestinement environ 3000 de ces documents, pendant quatre mois, en contradiction avec les règles de la bibliothèque. Ses motivations exprimées de manière assez confuse dans son discours étaient de protester contre cette vente, de s’affirmer lui-même comme situationniste (ou post-situationniste) et, dans une logique de potlatch, de « rendre les archives à l’Italie », ce qu’il fit en les exposant à la Biennale de Venise en 2015 dans un stand au titre de Sanguinetti Breakout Area (les archives concernaient certes beaucoup l’Italie, mais l’avaient quitté des décennies plus tôt quand Sanguinetti s’était installé à Prague); il incitait les visiteurs à photographier les documents présentés et à les partager en ligne. Outre l’ex-galerie de Kambalu, cette exposition eut le soutien du British Council  et de la Ford Foundation, dont on ignorait jusque-là l’intérêt pour les situationnistes. On notera au passage la similitude (sûrement involontaire) de l’expression hyper-nationaliste « rendre à l’Italie » avec celle de Vincenzo Peruggia, le voleur de la Joconde. On ne manquera pas de se demander comment, alors que la quasi totalité de l’archive est en français et en italien, Kambalu, ne parlant aucune de ces deux langues, a pu faire sa recherche dans ces documents. On remarquera aussi que l’entrée à la bibliothèque de Yale est gratuite (mais certes réservée aux étudiants et chercheurs, comme dans toutes les bibliothèques universitaires) alors que l’entrée à la Biennale de Venise coûte, je crois, 25€ pour une seule entrée : le passage du monde de la sélection sur la base des compétences scientifiques à celui de la sélection par l’argent n’était pas exactement un « retour au domaine public », au contraire. Et on notera enfin que Kambalu fut payé pour sa participation à la Biennale, et que de plus il y avait mis en vente trois exemplaires d’un gros « livre d’artiste », Theses, qui était une simple reproduction d’une partie des archives de Sanguinetti, au prix de 8.500 £ l’exemplaire.

                                    Gianfranco Sanguinetti, Theses, livre compilé 
                            par Samson Kambalu à partir des archives et vendu £8500.

À la suite de cette exposition à Venise, Sanguinetti intenta un procès à la Biennale de Venise, qui demanda la mise en cause de Kambalu, et il perdit. La sentence du juge vénitien Luca Boccuni en date du 7 novembre 2015 semble davantage être une opinion esthético-morale plutôt qu’une décision juridique; on peut y lire « l’oeuvre de Kambalu a mis en évidence la contradiction entre la lutte théorisée contre la marchandisation de l’œuvre de l’intellect de Sanguinetti et la mise en vente des œuvres de la part de Sanguinetti » et « l’installation de Kambalu est dédiée à la « fuite » de Sanguinetti de son idéal situationniste. »

Lettre de Bill Brown à l’exposition de Venise, partiellement occultée.

L’exposition Sanguinetti Breakout Area qui consiste quasi exclusivement en photographies des documents des archives que Kambalu tient dans sa main (ce qu’il définit comme son « intervention artistique ») et d’un livre les regroupant, a ensuite été montrée en divers lieux ; elle comprend aussi la lettre de Bill Brown, sans l’autorisation de l’auteur, qui protesta, et à demi dissimulée (car, dit Kambalu, il craignait d’enfreindre le droit d’auteur de Bill Brown !). Ce fut, à 40 ans, le début de la reconnaissance par un certain monde de l’art contemporain de Kambalu en tant qu’artiste, alors qu’il avait peu exposé auparavant. A l’occasion d’une exposition à Ostende au Mu Zee, Kambalu tourna un film de fiction de plus de deux heures représentant un faux procès (ce dont beaucoup ne furent pas conscients, ce journaliste trouvant même Kambalu « nerveux » dans l’attente du jugement) avec des acteurs jouant le juge, son greffier, un expert en « situationnisme » et les avocats, lequel reprend plus ou moins les thèmes du procès vénitien, mais dans un style moins « stalinien » et plus légaliste. On notera pour mémoire que tant l’ « expert », Sven Lütticken (dont, sauf erreur, le site personnel ne mentionne aucun texte dont le titre comprendrait les mots Debord, société du spectacle ou situationnistes ; en cherchant un peu, on trouve un article dans Grey Room ; sans doute aurait-on pu trouver des « experts » plus experts …) que Kambalu utilisent à profusion le mot « situationnisme », mot que les situationnistes ont toujours récusé, refusant d’en faire une idéologie en « isme ».

Samson Kambalu, projet pour la 4ème plinthe de Trafalgar Square, maquette dans l’exposition Culturgest.

Culturgest, à Lisbonne, consacre jusqu’au 6 février une exposition à Kambalu. Deux des salles sont allouées au Sanguinetti Breakout Area, y compris ce film, les six autres salles montrent divers travaux de l’artiste, des étoffes, des cartes postales, des petits films absurdes (qu’il définit comme l’esthétique nyau), et son projet pour la 4ème plinthe de Trafalgar Square (aux lauréats de qualité très inégale), un homme noir qui refusa en 1914 d’ôter son chapeau devant des Blancs : peu de choses à en dire. La légitimité fondatrice de Kambalu semble se réduire à ce Sanguinetti Breakout Area, datant de 2015, le reste n’ayant guère de densité. C’est l’occasion de rappeler, puisque cette exposition est à Lisbonne, que, en portugais, situacionista signifie « celui qui soutient la situation politique dominante », une définition qui ne s’applique ni à Debord, ni à Sanguinetti, mais qui pourrait bien convenir à Kambalu.

Capture d’écran du film.

Les arguments juridiques présentés par Kambalu dans le film et dans ses écrits sont de trois ordres. Premièrement, Sanguinetti ne serait pas l’auteur de l’archive, puisqu’elle comprend des lettres signées par d’autres et des documents dont il n’est pas l’auteur. Tant juridiquement que moralement, cet argument est rapidement démonté, le créateur d’une archive étant reconnu comme faisant œuvre d’auteur.

Capture d’écran du film.

 Deuxièmement, les situationnistes étaient opposés à la notion même de droit d’auteur, de copyright et la revue Internationale Situationniste portait la mention « Tous les textes publiés dans I.S. peuvent être librement reproduits, traduits ou adaptés, même sans indication d’origine ». Cette position de principe des situationnistes est présentée comme moralement en contradiction avec la volonté de Sanguinetti de faire respecter ses droits, mais Il y avait dès le début une ambiguïté évidente : l’anti-copyright avait une valeur purement discrétionnaire et non juridique, ainsi que le montra l’action contre l’éditeur italien De Donato, qui avait publié une fausse traduction de Debord. De plus, il avait été spécifié pour la revue et non pour les livres : aucun livre de Debord ne porte cette mention. Et Debord fut publié d’abord par Champ Libre, puis, après l’assassinat de Lebovici, par Gallimard, Arthème Fayard et Flammarion qui, tous, n’hésitaient pas à faire respecter ses droits le cas échéant. Cette position de principe concernant les articles de la revue Internationale Situationniste (1958-1969) autorisait-elle Kambalu à reproduire ces documents en licence ouverte ? Alors que le curieux jugement de Venise faisait grand cas de cet argument, le faux juge d’Ostende dans le film ne le retient pas : juridiquement, dit-il, Sanguinetti a le droit de changer et d’avoir sur ce sujet une opinion différente en 2015 de celle de 1969. Certains pourront sans doute critiquer moralement Sanguinetti sur ce point, comme le fait Kambalu, et s’étonner qu’il ait porté plainte, mais tant historiquement que juridiquement, cet argument ne tient pas.

Troisièmement, y a-t-il eu intervention artistique de Kambalu du fait que ses doigts sont visibles dans la plupart des photographies des documents ? Le juge du film (là encore plus prudent que celui de Venise) a soigneusement évité de définir si c’était là de l’art ou pas, considérant que ce ne pouvait être là qu’une opinion subjective (et donc à chacun de nous de juger si l’inclusion de deux doigts, qu’ils soient noirs ou blancs, dans une photographie constitue un acte artistique). Mais il a considéré qu’il s’agissait là d’une parodie, n’empêchant pas l’accès à l’original et basée sur le détournement humoristique, et donc permise par la loi. Sur ce motif il a débouté Sanguinetti (dont, en tout cas dans ce film, l’avocate n’était pas de première qualité).

                                                                 Document des archives Sanguinetti.

Au final, lequel est le moins situationniste des deux ? Celui qui vend son archive et défend son droit d’auteur, ou celui qui construit sa notoriété en s’appropriant l’œuvre de l’autre sous prétexte de critique et de détournement ?

Documents des archives Sanguinetti.

Face aux incongruités de cette histoire, il faut tenter de poser des questions plus larges : vu l’incohérence de son discours, Kambalu a -t-il été instrumentalisé, et par qui ? Fut-ce une opération qui le dépassait et dont il ne fut qu’un simple outil, bien récompensé ? Y a-t-il un lien avec l’ouvrage de Jean-Marie Apostolidès dénigrant Debord, Debord le Naufrageur, paru chez Flammarion la même année que la Biennale, et fort controversé (et basé lui aussi en bonne partie sur les archives Sanguinetti, lequel l’a dénoncé comme une imposture) ? Toute cette affaire semble être une magnifique illustration de la Société du Spectacle, qui reste un livre incontournable pour comprendre notre monde.

Note déontologique : l’auteur a contribué un texte à l’exposition d’une partie des œuvres de Tichý de la collection Sanguinetti en 2017 à Marseille.

Dans un esprit kambalusituationniste, les photographies provenant du site de Kambalu ne sont pas créditées et vous êtes encouragés à les reproduire et les diffuser.


Sur l'exposition "Guy Debord : un art de la guerre" à la Bibliothèque nationale de France en 2013 (par Marc Lenot)

 SOURCE: https://lunettesrouges1.wordpress.com/2013/04/12/guy-debord/

Les critiques sur l’exposition Guy Debord à la Bibliothèque Nationale (jusqu’au 13 juillet) portent la plupart du temps sur l’incompatibilité présumée entre la pensée, la morale de Debord et le fait d’être exposé dans une grande institution de l’état, d’être désormais récupéré par le spectacle, reconnu comme une icône nationale, un trésor national, ou, accessoirement, sur le pactole que sa veuve a reçu pour ces archives et sur les riches donateurs qui ont contribué à leur acquisition (dans une lettre du 25 juin 1968 à Michèle Bernstein, Debord n’écrivait-il pas : «il faut se méfier des gens de l’ex CMDO [le comité de Mai 68 regroupant situationnistes et enragés] ; il y en a peut-être même qui quémandent de l’argent dans l’intelligentsia en parlant plus ou moins vaguement de l’I.S. Il ne faut absolument pas être mélangé à ces fantaisistes. »). Les critiques portent sur la spectacularisation de Debord, parfois aussi sur le fait que les autres situationnistes n’apparaissent dans cette exposition que sous l’angle de Debord, réel ou présumé, et qu’il y a là une certaine forme de trahison, d’appropriation ; sans compter ceux qui en profitent pour régler leurs comptes avec la BnF pour des histoires de copyright ou à cause de la procédure de mise à disposition du public de textes inaccessibles (qui soulève un tollé élitiste que je comprends mal, mais ce n’est pas le sujet), pratiques qui devraient interdire à la BnF d’exposer Debord, si on les en croit…

Détail d’une photo publiée dans l’I.S. n°5, décembre 1960, p.21. Conférence de Londres de l’I.S.

Avec tous ces a priori, rares sont les critiques qui parlent vraiment de l’exposition même et du Debord qu’elle laisse entrevoir, trop dérangeant pour certains peut-être. N’appartenant à aucune des chapelles, ayant été, comme tout un chacun, émerveillé à vingt ans par la Société du Spectacle (et aussi par le Traité de savoir-vivre de Vaneigem, et le décapant De la Misère en milieu étudiant : l’étudiant en faux rebelle mais vrai conservateur; tous livres que, comme Sollers, je lisais aussitôt, dans la rue entre la librairie où je les avais achetés et mon domicile), ayant trouvé dans cette pensée sur le fil du couteau une antidote vivifiante à la ‘bouillie académico-gauchiste’, comme dit Assayas, ayant, depuis, un peu lu, j’ai, pour ma part, apprécié cette exposition (peut-être aussi parce que j’eus le privilège de la visiter une seconde fois en compagnie de la seule survivante de la photo de groupe qui fait affiche, Jacqueline de Jong, exclue en 1962).

Inscription de Guy Debord sur le mur de l’Institut, Paris 1953

Je l’ai appréciée d’abord parce que, au-delà de la richesse des documents présentés (on peut seulement regretter que, dans les 6h45 de films présentés à côté de l’exposition, manque le très ‘discrépant’ Hurlements), elle s’attache à montrer, à partir des archives, le mode de pensée et de travail de Debord. La salle ovoïde où sont présentées ses fiches de lecture, les citations qu’il recopie et qu’il classe, bristols désormais tous estampillés en écho de l’ovale rouge BnF comme une Légion d’Honneur, ne m’a semblé ni une récupération, ni une spectacularisation : le but n’est pas de lire chacune de ces fiches, mais de montrer visuellement comment la pensée de Debord s’ancrait dans une impressionnante érudition littéraire, ce qui est plus aisé dans une thèse que dans une exposition. On y relève parfois l’annotation ‘det.’ pour détournable… Le détournement est au centre même de la démarche de Debord, adepte de la citation, du collage, du montage incongru (pas si loin d’ailleurs des surréalistes honnis, même si sa pratique en la matière est plus intellectuelle qu’onirique). Il faut d’ailleurs lire le volume paru chez Actes Sud, ‘La Fabrique du Cinéma de Guy Debord‘ qui montre éloquemment comment il reprend et détourne des images de toutes origines pour les intégrer à ses films.

Guy Debord, sans titre, entre 1957 et 1962, collage et peinture selon le principe des métagraphies lettristes, 53.5x71cm, coll. Michèle Bernstein

L’intéressant est bien sûr la richesse des documents inédits, les pistes qu’ils ouvriront pour des chercheurs, l’importance des témoignages (il faut absolument voir les interviews faites par Olivier Assayas, inédites et dont la diffusion hors exposition n’est pas programmée). La période formative, les premières années lettristes (une découverte étonnante au gré des pages : le n°1 du Front de la Jeunesse, revue lettriste de 1950, appelle à la libération des miliciens emprisonnés à la Libération), l’Internationale Lettriste (pourquoi l’appeler lettriste, demande-t-on à Debord puisqu’elle est dirigée contre le lettrisme ? parce que c’est un mot déjà connu, et que ça sonne bien, répond-il, déjà adepte du spectacle) sont particulièrement éclairantes. L’attention donnée à la forme est aussi un fil conducteur à suivre ici, du nuancier de la couverture métallisée de la revue au soin extrême avec lequel les tracts sont composés ; il écrit aussi à Jorn en 1957 ces propos révélateurs : « Il nous faut créer tout de suite une nouvelle légende à notre propos ».

Exemple de détournement de comics

On peut se perdre dans la richesse des documents, s’éterniser dans les salles si l’on veut tout lire, passer des heures dans le remarquable catalogue, découvrir tous les tracts, toutes les proclamations. Mais on peut aussi se concentrer sur les moments les plus critiques, sur la rupture à la perpendiculaire de 1961/62 par exemple, quand l’Internationale Situationniste se transforme d’un mouvement principalement artistique et poétique en un mouvement principalement politique : au lieu d’élaborer le spectacle du refus, dit-il alors, il faut refuser le spectacle, ne pas l’enrichir, mais le réduire. C’est à ce moment que les artistes, en particulier le groupe Spur, Asger Jorn et Jacqueline de Jong, sont exclus ; on découvre à quel point la diatribe et l’exclusion sont essentielles dans le développement de l’IS (pratiques qui rappellent quelque peu Breton, qui, lui, fit le choix inverse, s’éloigner du politique). Un des bijoux de l’exposition, fort révélateur, est la première version de Mémoires, reliée en papier de verre pour détruire les livres qu’on oserait éventuellement leur juxtaposer.

Jacqueline de Jong, Linogravures, Mai 68

Chacun s’attachera ici aux sujets qui lui sont chers, Mai 68, la stratégie ou la cartographie, par exemple, ou bien les détournements. Sur Mai 68 il est fascinant de voir que les situationnistes (avec les enragés), chassés le 17 mai de la Sorbonne par les leaders étudiants, ont quasiment disparu de l’histoire du mouvement, car elle fut écrite essentiellement par des trotskystes et des maoïstes (et Debord reste aujourd’hui un des meilleurs outils critiques de la bonne conscience de gauche, quelque peu sous-utilisé, mais si pertinent). La stratégie est le schéma directeur de l’exposition, aux titres de section guerriers (Mai 68 : la charge de la Brigade Légère) et qui se termine avec le Jeu de la Guerre : c’est un choix intéressant, éclairant, mais qui ne saurait rendre compte de l’ensemble du travail de Debord et qu’il faut prendre avec un peu de recul.

Guy Debord, Le jeu de la guerre, 1978, cuivre argenté, 34 pièces, 38.5×46.5cm, BnF

La cartographie, les dérives, la psycho-géographie, auraient à mon sens mérité un peu plus de place tant elles me semblent être un des principaux ancrages de Debord dans une histoire du flâneur qui va de Baudelaire à Tichý, mais c’est là une de mes obsessions (Tichý post-situationniste ? Sanguinetti l’a bien connu, a écrit un texte remarquable sur lui et l’a exposé à Prague, et mon récent texte sur sa réception critique a été publié sur le site de dévotion situationniste américain Not Bored!). La psycho-géographie poétique mène à l’urbanisme, dont la seule trace ici (mais, rappelons-le c’est une exposition sur Debord, pas sur tout le mouvement, contrairement à celle d’Utrecht) est une maquette utopique de Constant, New Babylon, en rapport avec le camp de gitans hébergé dans sa propriété par le merveilleux Pinot-Gallizio.

Guy Debord, The Naked City, « illustration de l’hypothèse des plaques tournantes en psychogéographique », imprimé à Copenhague, mai 1957; plan 33x48cm, BnF

Debord aurait-il accepté cette exposition ? C’est une question vaine et sans réponse ; ses veuves, Michèle Bernstein comme Alice Ho l’ont soutenue. Mais lui ? Lui qui n’aimait rien tant que les losers magnifiques, Don Quichotte, le consul Geoffrey Firmin, ou Uncle Toby de Tristram Shandy (et aussi le cardinal de Retz, rebelle à sa classe) ? Lui qui était si soucieux d’archives et de droit d’auteur, lui qui se préoccupa de la transmission de ses écrits et les confia à Buchet-Chastel puis à Gallimard, entreprise culturelle établie par excellence, se serait-il senti trahi par le travail éclairé, humble et sensible des deux commissaires ? Trop nombreux sont ceux qui s’arrogent le droit de parler en son nom, me semblent-il [et on en voit, bien sûr, bien des exemples dans les commentaires, ici et ailleurs].

On en sort la tête pleine et dans les nuages, subjugué par la dimension à la fois intellectuelle, politique et artistique de Guy Debord (et de ses compagnons) en se demandant qui aujourd’hui parvient à combiner cette position politique et cette force artistique (dans la forme et le style autant sinon plus que dans le fond) : sûrement pas les ‘pro-situs‘ contemporains, idolâtres dogmatiques et vieillots (comme le site américain intervenant ci-dessous), ni les artistes qui prétendent parler de politique en récupérant des slogans, comme Claire Fontaine, ou en se marketant en contradiction totale avec leur propos (comme Société Réaliste). Non, personne, en tout cas en Occident, et c’est sans doute la preuve ultime que Debord avait raison, que la société du spectacle a gagné, et que cette exposition se justifie parfaitement.

Photos 3, 4, 6 & 7 de l’auteur; photos 1 & 8 courtoisie de la BnF.