Le
sommet co-organisé le 24 juin par Pierre-Édouard Stérin via le projet
Périclès et Vincent Bolloré via JD News réunit beaucoup d’habitués des
grands raouts de l’union des droites. S’y ajoutent quelques nouveaux
venus qui en profitent pour faire leur « coming out » en faveur de
l’extrême droite. Derrière la défense des « libertés », il s’agit
surtout d’attaquer le service public, l’impôt et l’écologie. Les think
tanks et instituts partenaires du réseau Atlas sont présents en masse.
Sponsorisé par le fonds Périclès de Pierre-Édouard Stérin et JDNews de Vincent Bolloré,
le Sommet des libertés qui aura lieu le 24 juin au Casino de Paris se
présente comme un « éveil libéral ». L’événement annonce des élus de
droite et de gauche, mais on y trouve presque uniquement des
personnalités d’extrême droite (Marion Maréchal, Sarah Knafo pour
Reconquête, Jordan Bardella pour le RN) et de la droite de la droite
(Éric Ciotti et quelques LR), à l’exception de Charles de Courson
(groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires). Ainsi que des
intervenants des médias de la Bollosphère (CNews, Europe1) et d’autres
qui se déclarent plus effrayés par la gauche que l’extrême droite [1].
Alors quand, dans les éléments de langage fournis aux influenceurs,
il est affirmé que « ce n’est pas un événement partisan », mais « un
espace de convergence », on peut se dire qu’on a affaire à un énième
raout pour tenter d’unir les droites les plus radicales – le grand rêve
d’Alexandre Pesey, directeur fondateur de l’Institut de formation
politique (IFP). À l’image de la Convention de la droite organisée par
Marion Maréchal et Éric Zemmour, en 2019, où on retrouvait déjà l’IFP et
Contribuables associés (de nouveau co-organisateurs avec le JDD et
Périclès de ce Sommet des libertés), ou encore Olivier Babeau de
l’institut Sapiens (le quatrième co-organisateur, dont nous avions
notamment parlé dans notre enquête sur le lobbying contre la Convention citoyenne climat).
« Libertés », mais pour qui ?
En 2019, la soirée avait surtout fait parler d’elle en raison des
discours identitaires et haineux tenus par plusieurs intervenants, dont
Éric Zemmour lui-même, qui s’était vu condamné pour ses propos. Est-ce
pour cette raison que l’événement de 2025 semble moins mettre en avant
les enjeux « civilisationnels » ? Le mot d’ordre est, sur le principe,
bien plus acceptable, puisqu’il s’agit de défendre les libertés. Qui
serait contre ?
Bien sûr, vu les profils des intervenants, il ne s’agira pas de
protéger la liberté de franchir des frontières, celle de faire grève ou
encore de choisir ou non d’avoir des enfants (Aziliz le Corre,
pasionaria de la natalité qui sera l’une des intervenantes du 24 juin,
n’est pas fan des « childfree »). Le slogan du sommet semble être
« trop d’État tue les libertés ». Sous prétexte de libertés, il s’agit
surtout de couper dans les régulations et dans les dépenses publiques, à
la manière du DOGE du milliardaire Elon Musk aux États-Unis, ou de la
tronçonneuse du président Javier Milei, soutenu par les partenaires du réseau Atlas en Argentine.
Sans aucune surprise, donc, on retrouvera dans le sommet parisien
l’investisseur immobilier Romain Dominati, soutien de ce même Javier
Milei, ainsi qu’une bonne partie des partenaires ou anciens partenaires
du réseau Atlas en France : Contribuables associés, l’Iref, l’IFP, l’institut Coppet… Ou encore le Cercle Droit et Libertés, fondé par des conservateurs qui sont allés chercher l’inspiration
dans les cercles de l’ultradroite américaine. Le programme du Sommet
des libertés permet également de confirmer que le secteur des
cryptomonnaies va se ranger derrières les libertariens et les droites
radicales : Plan B network et How to bitcoin soutiennent l’événement. Un
rapprochement qui, là encore, fait écho à la façon dont l’univers des
bitcoins s’est rangé derrière Donald Trump aux États-Unis pour échapper
aux régulations financières.
Des organisations s’opposant aux politiques environnementales (en
particulier le développement des énergies renouvelables) et la député LR
Anne-Laure Blin, qui s’est faite épingler pour des propos
climato-sceptiques, sont elles aussi de la partie. En résumé, toutes les
chances que les libertés défendues par les intervenants soient celles
de spéculer et de polluer.
Quand les défenseurs autoproclamés des « gueux » se réunissent au Fouquet’s
Pour faire passer un tel agenda, rien de tel que les méthodes du
réseau Atlas. Notamment l’« astroturfing », qui consiste à faire passer
une campagne d’influence pour un mouvement populaire spontané. Un peu
comme quand Contribuables associés, à l’image d’autres taxpayers associations
créées partout dans le monde, se fait passer pour un mouvement de
terrain de petits contribuables apolitiques, alors qu’il a été fondé de
riches chefs d’entreprises et dirigé par des élus politiques (de droite,
bien sûr).
Mais la médaille de l’astroturfing revient probablement à Alexandre
jardin, autre intervenant annoncé du Sommet des libertés. L’écrivain né à
Neuilly sur Seine, issu de la haute bourgeoisie et passé par la très
élitiste Ecole alsacienne, qui fut successivement sarkozyste (2007),
macroniste (2016), puis candidat malheureux à l’élection de 2017, s’est
trouvé une nouvelle passion avec la lutte contre les normes
environnementales, en particulier les Zones à faibles émissions (ZFE).
Il s’est ainsi auto-érigé en défenseur de ceux qu’il appelle « les
gueux , qui seraient privés du droit de circuler. Sans forcément avoir
en tête que les segments les plus pauvres de la population ne possèdent
pas de voiture et sont les premiers affectés par leurs émissions
polluantes. Pas à une contradiction près, l’écrivain a succès a même
écrit un livre « Les gueux », qu’il a présenté au Fouquet’s, lors d’une soirée à 150 euros l’entrée
organisée par Aurhéa, « cercle privé d’élite » réunissant dirigeants,
cadres dirigeants, professions libérales, entrepreneurs, banquiers
d’affaires, avocats ou encore experts indépendants.
Il semble que peu de « gueux » soient dupes : la dernière pétition
sur le site d’Alexandre Jardin dépasse péniblement les 2000 signatures.
L’écrivain est pourtant invité à donner son avis sur les politiques
énergétiques de la France dans de nombreux médias, du Parisien à RMC en passant par Le Figaro.
Et bien sûr dans les médias du groupe Bolloré Cnews, Europe 1 et le
JDD, dont les journalistes stars comme Christine Kelly, Louis De
Raguenel ou Charlotte d’Ornellas seront également de la partie le 24
juin.
C’est bien l’alliance entre les organisations inspirée de la droite
états-unienne, l’argent du fond Périclès de Pierre-Édouard Stérin et les
plateformes médiatiques offertes par Vincent Bolloré qui peut faire
craindre que ces mouvements réactionnaires, aussi faibles soient-ils en
terme de fonds et d’assise populaire réelle, fassent chambre d’écho.
Dans les pays qui semblent les inspirer – l’Argentine de Milei, les
États-Unis de Trump, l’Italie de Meloni –, le droit de manifester et la
liberté de la presse ont très rapidement été attaqués : la défense de
ces « libertés »-là n’aura pas fait long feu.
Qui
est Bernard Carayon, en première ligne pour défendre le projet de l’A69
et insulter ses opposants ? Du GUD à Pierre Fabre, du secret des
affaires à l’union des droites, portrait d’un politicien brut de
décoffrage, comme un poisson dans l’eau dans le cloaque politique et
médiatique d’aujourd’hui.
Sans surprise, il fut l’un des premiers à se féliciter de
l’autorisation de la reprise des travaux sur le chantier de l’A69,
décidée par le Cour administrative d’appel de Toulouse, le 28 mai
dernier. « Le bon droit et le bon sens enfin réconciliés ! » a salué Bernard Carayon sur X, s’arrogeant au passage les mérites du projet – « J’avais lancé l’opération en 2010 ! » Un mois plus tôt, sur le même réseau, il se demandait pourtant : « Pour qui roule en France la juridiction administrative ? Pour les islamistes ? Les écoterroristes ? »
Le maire de Lavaur a la gâchette facile lorsqu’il s’agit de défendre le projet d’autoroute A69
C’est que le maire de Lavaur, une commune de 10 000 habitants dans le
sud-ouest du Tarn, à une quarantaine de kilomètres de Toulouse, a la
gâchette facile lorsqu’il s’agit de défendre le projet d’autoroute, dont
il se fait volontiers le héraut sur les chaînes d’info en continu. « Décroissants archaïques », « bobos pacsés à l’ultragauche », ou encore « extrémistes pro-Hamas » : les opposants à l’A69 ont dû s’habituer aux outrances verbales de celui qui est par ailleurs avocat [1]. En novembre 2023, Bernard Carayon concluait ainsi une tribune publiée dans Le Figaro : « Les pieds dans la glaise, je dis aux rouges/verts : ‘no pasaran’ ».
Dans ce même tweet victorieux du 28 mai, Bernard Carayon interpelle le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, l’enjoignant « d’ assurer strictement la sécurité des ouvriers et des entreprises de notre chantier face aux #écoloterroristes ».
La manœuvre est également politique, tout juste dix jours après la
victoire de ce dernier à la présidence des Républicains. Car Bernard
Carayon est aussi le champion d’une autre cause : l’union des droites.
L’an passé, après avoir ardemment soutenu l’alliance avec
l’extrême-droite aux législatives sous l’égide d’Éric Ciotti, il fut
l’un des tous premiers à le rejoindre dans l’aventure politique de l’UDR
(Union des Droites pour la République), suite à son départ de la
présidence des Républicains. Le cordon sanitaire a toujours été un
concept parfaitement étranger aux yeux de Bernard Carayon, et pour
cause : c’est au GUD (Groupe Union Défense), organisation de jeunesse
d’extrême-droite ultraviolente dont il dirigea la revue Vaincre, qu’il fit ses premières armes en politique.
Au service des multinationales
Au-delà des effets de manche, les vitupérations de Bernard Carayon
sur l’A69 reflètent aussi une autre facette du personnage : son
engagement inconditionnel pour les grandes entreprises et pour
discréditer leurs opposants. C’est lui qui, en 2012, alors député sous
la bannière de l’UMP, porte haut et fort la reconnaissance d’un délit de
secret des affaires, visant à engager la responsabilité pénale de toute
personne divulguant des informations protégées « sans autorisation de l’entreprise ».
Une sorte de « secret-entreprise », calqué sur le modèle du
« secret-défense », pour faire régner l’omerta sur le monde économique
(lire Secret des affaires.
Adoptée à l’Assemblée nationale, la proposition de loi échoue à passer
au Sénat, à la faveur de l’alternance politique. Mais la bombe à
retardement est enclenchée : après être d’abord réapparue, en des termes
similaires, dans un projet de loi d’Emmanuel Macron, alors hôte de
Bercy en 2015, l’idée aboutit finalement en 2018 dans le cadre de la loi relative à la protection du secret des affaires.
Celle-là même qui permet aujourd’hui de protéger les annexes du contrat
de concession de l’A69 conclu entre l’État et Atosca, la société
chargée de construire puis exploiter la future autoroute entre Toulouse
et Castres.
Bernard Carayon aime se présenter comme le père fondateur de l’intelligence économique à la française
Bernard Carayon aime se présenter comme le père fondateur de l’intelligence économique à la française [2].
En 2003, à la demande du Premier Ministre Jean-Pierre Raffarin, il
s’était chargé d’un rapport sur le sujet, formulant 38 propositions –
parmi lesquelles, déjà, un droit au secret des affaires. À la suite de
quoi il lance, en 2005, la fondation Prometheus avec plusieurs grands
groupes français parmi lesquels Areva, Safran, Dassault Aviation ou
encore Thales. Qualifiée à sa création de « premier do-tank français » par son président-fondateur, avec l’objectif de « produire une pensée opérationnelle » pour aider l’État qui « manque de d’outils et de méthodes pour répondre à certains enjeux stratégiques »,
la fondation n’a pas laissé une trace indélébile dans l’Histoire. Elle
semble en sommeil depuis plusieurs années. Son principal fait d’armes ?
Un prétendu « baromètre de transparence des ONG », qui tentait de
renverser le stigmate de l’opacité dont les grandes entreprises se
trouvent régulièrement affublé. Une façon de
« c’est-celui-qui-dit-qui-y-est » qui visait évidemment, en premier
lieu, les associations environnementales ou défenseuses des libertés
publiques. En 2009, le mouvement France Nature Environnement s’était
ainsi vu octroyé la note de… 1/10.
Du GUD à Ciotti
« Ma jeunesse nationaliste [au sein du GUD] ? (…) Je me suis effectivement battu physiquement contre l’extrême-gauche, confiait récemment Benard Carayon, face caméra, à Paul-Marie Couteaux [3], ancien porte-parole de Marine Le Pen en 2012, reconverti directeur de la rédaction de Le Nouveau conservateur, une revue trimestrielle prônant l’union des droites [4]. Je n’ai ni remords ni regrets (...). L’Histoire nous a donné raison. »
Ma jeunesse nationaliste [au sein du GUD] ? Je n’ai ni remords ni regrets
La suite de son histoire à lui l’a mené dans le Tarn, sur les propres
terres de sa famille de châtelain – Bernard Carayon de Lagayé, de son
nom complet. En 1993, il est élu député pour la première fois, avec
l’étiquette du RPR. Puis en 1995, il emporte la mairie de Lavaur, avec
les mêmes couleurs mais aussi avec le concours de sympathisants
lepénistes, inscrits sur sa propre liste [5].
Depuis, il y règne sans discontinuer, en cumulant régulièrement avec
des mandats de conseiller général et de conseiller régional.
Désormais au sein du micro-parti de l’UDR, Bernard Carayon y croise
peut-être la route de Pierre-Édouard Stérin, le milliardaire
ultra-conservateur qui se rêve en architecte de l’union des droites
extrêmes. En février dernier, Le Monde révélait que le fondateur de SmartBox s’y montre « particulièrement influent »,
deux de ses proches étant à la manœuvre pour en écrire le programme
économique. À l’automne, Éric Ciotti s’était par exemple fermement
opposé aux hausses d’impôt exceptionnelles sur les bénéfices des grandes
entreprises et les très hauts revenus. Ce qui ne fut certainement pas
pour déplaire à Pierre-Édouard Stérin, exilé fiscal en Belgique.
Mais que peut bien en penser Bernard Carayon, lui qui n’a que le
« patriotisme économique » à la bouche ? Et comment celui qui continue
de se revendiquer haut et fort du gaullisme peut-il accepter une
alliance avec le RN, un parti fondé entre autres par d’anciens SS ? Pour
tenter de le comprendre, nous avons sollicité un entretien directement
auprès de lui. Mais voilà, le contradictoire, de même que la
transparence, reste un concept à géométrie variable, chez l’homme de
droit.
L’ « Histoire », encore et toujours : Bernard Carayon n’aime rien
moins qu’y faire référence, pour ponctuer ses interventions avec
grandiloquence. Comme lorsqu’il contestait les chiffres officiels d’une
des « Manif’ pour tous » à laquelle il participait, en mai 2013, par le
biais d’une réinterprétation pour le moins audacieuse : « À la Libération, il y aura beaucoup de tondu(e)s ! #Boycottonslesmédiascomplices »
À l’époque, le tweet avait scandalisé jusque dans les propres rangs de
l’UMP. Comme si sa propre famille politique découvrait les états de
service d’un homme passé par le Club de l’Horloge – groupe de réflexion
qui a servi d’incubateur aux idées d’extrême-droite [6]
– dans les années 80, avant de cheminer longtemps aux côtés de Charles
Pasqua puis de rejoindre un temps le micro-mouvement de la Droite
Populaire, aux côtés de Thierry Mariani, au tournant des années 2010.
Aujourd’hui, certains plaident la théorie de la brebis galeuse, aussi isolée qu’insignifiante : « Bernard
Carayon ? C’est le Nicolas Dupont-Aignan du sud, avec le même résultat.
Son influence est nulle, il n’a jamais incarné aucun courant. C’est du
’clapotis’ : un pet dans un bain, ça n’a jamais fait un jacuzzi »,
cingle Jérôme Lavrilleux, ancien directeur de cabinet de Jean-François
Copé lorsque celui-ci présidait l’UMP. Mais en réalité, « la
trajectoire de Bernard Carayon est caractéristique de ces anciens
’gudards’, tel Gérard Longuet, qui ont su se racheter une respectabilité
en rejoignant les cabinets politiques de la droite chiraquienne
[Bernard Carayon entra au cabinet de Chirac à la mairie de Paris en
1984, ndlr], tout en continuant à défendre une ligne très dure et prôner
l’union avec l’extrême-droite », explique Erwan Lecoeur, politologue.
C’est le Nicolas Dupont-Aignan du sud, avec le même résultat. Son influence est nulle
À moins d’un an des prochaines élections municipales, Bernard Carayon
se représentera-t-il à la mairie de Lavaur pour un sixième mandat
consécutif ? Retentera-t-il sa chance à la députation en 2027 (ou
avant) ? Quels que soient les desseins du père, la passation de témoin
semble déjà assurée au sein de la famille Carayon. Parmi les quatre
enfants, deux sont aujourd’hui engagés en politique : il y a Inès de
Ragenuel, conseillère municipale d’opposition à Paris, élue sur la liste
de Rachida Dati dans le 15ème arrondissement, et par ailleurs épouse de
Louis de Raguenel, chroniqueur régulier de CNews, et ancien rédacteur
en chef de Valeurs Actuelles, artisan en chef du virage radical
entrepris par cet hebdomadaire d’extrême-droite. Et il y a Guilhem de
Carayon, le benjamin de 26 ans. Défenseur d’une droite « décomplexée »,
il a d’abord été élu président des Jeunes Républicains en 2021, puis
nommé porte-parole et vice-président de LR par Éric Ciotti en 2023.
Avant de suivre ce dernier dans son rapprochement avec le Rassemblement
national, en œuvrant personnellement à ficeler l’accord en vue des
législatives 2024 : las, candidat dans la 3ème circonscription du Tarn
sous la bannière LR-RN, Guilhem de Carayon échoue finalement de quelques
voix à être élu au Palais-Bourbon, battu par le même candidat que son
père en 2017.
Pierre Fabre, une influence déterminante
Pierre Fabre avait également beaucoup donné à Lavaur, et à son maire Bernard Carayon
La carrière de Bernard Carayon doit également beaucoup à un homme, et
pas n’importe lequel : le tarnais Pierre Fabre, fondateur du groupe
pharmaceutique du même nom, l’un des patrons les plus notables du
capitalisme français de la seconde moitié du XXème siècle. Au lendemain
de sa mort en juillet 2013, à Lavaur où il résidait, Bernard Carayon
s’était ainsi fendu d’une véritable oraison funèbre, dans le journal municipal. « Lavaur
a perdu son meilleur ami, son plus fidèle et son plus désintéressé
soutien (…), un modèle et un guide, merveilleusement attachant. » Non sans s’attribuer à nouveau, un peu plus loin, quelques mérites quant à sa prétendue philantropie : « Seul
encore en France, il avait donné, il y a quelques années, à sa
Fondation, l’essentiel de son capital, après que j’ai eu l’idée et fait
voter à l’Assemblée nationale une loi, en 2005, l’y autorisant. »
Surnommés les « amendements Pierre Fabre », ces textes sur-mesure ont
ainsi permis à l’homme d’affaires, sans descendance, de transmettre 66 %
de ses actions à la fondation, reconnue d’utilité publique, qui portait
son nom. Jusqu’alors, aucune fondation de ce type ne pouvait détenir
plus du tiers d’une société privée, afin d’éviter tout mélange des
genres [7]. Un privilège rendu possible par Bernard Carayon, et qu’il justifiait ainsi, en 2013 : « Un homme qui donne 66 % de ses biens à la nation, c’est tellement inimaginable. »
Pierre Fabre, Wikimedia Commons
De son vivant, Pierre Fabre avait également beaucoup donné à Lavaur,
et à son maire Bernard Carayon – dont il a publié certains des livres
par le biais des éditions Privat, propriété du groupe Sud
Communications, fondé par l’industriel, qui a longtemps contrôlé
l’hebdomadaire Valeurs Actuelles. Et en premier lieu,
l’impressionnant site du Cauquillou, qui abrite le siège administratif
et commercial de la branche dermato-cosmétique de son groupe depuis
2000. Un complexe flambant neuf, au style futuriste [8], qui a fini par constituer comme « une petite ville à l’intérieur de la ville ». « On connaît tous quelqu’un qui y travaille »,
raconte une habitante. Une proximité qui concerne également les élus
locaux, régulièrement confrontés à des situations de conflit d’intérêt :
certains ont travaillé directement pour le groupe Pierre Fabre, ou leur
conjoint, d’autres font appel pour leur campagne électorale aux
services de l’imprimerie Art et caractères, également liée au groupe [9].
Et puis il y a le projet d’autoroute A69, encore elle, pour laquelle
Pierre Fabre s’est engagé personnellement, plaidant sa cause au plus
haut sommet de l’État jusqu’à sa mort. L’industriel a pu compter sur le
relais précieux de Bernard Carayon tout au long de ses années à
l’Assemblée nationale. Ce que le politologue Emmanuel Négrier,
spécialiste de l’extrême-droite dans la région Occitanie, appelle « un
député d’entreprise » : « Comme naguère le sénateur Louis Souvet,
ancien cadre chez Peugeot, et d’autres, ce sont des élus qui profitent
de la représentation nationale pour défendre des intérêts privés avec
lesquels ils sont en totale connivence sur leur territoire. »
Autoritarisme et misogynie
C’est peu dire que les questions de genre semblent tout particulièrement hérisser Bernard Carayon
Dans le Tarn, personne n’a véritablement été surpris par l’agressivité de Bernard Carayon au moment de promouvoir l’A69. « C’est
très difficile de débattre avec lui, son bagout et sa prestance verbale
lui donnent un air d’autorité dont il aime jouer pour se mettre en
position de supériorité », témoigne ainsi Julien Lassalle, candidat
du NFP aux dernières législatives, qui croise le fer avec Bernard
Carayon au sein de la communauté de communes Tarn-Agout. Pauline
Albouy-Pomponne, conseillère municipale d’opposition à Lavaur, connaît
mieux que quiconque les oukases de l’édile local : « Sa technique, c’est d’intimider et de pilonner ses adversaires d’attaques personnelles pour les décourager. » Elle-même dit avoir déjà songé à porter plainte pour harcèlement devant l’accumulation de ces « petites humiliations du quotidien » dont le maire est coutumier, en conseil municipal comme sur les réseaux sociaux : « C’est
le refus de prononcer mon nom complet en choisissant toujours celui du
mon mari, c’est ce ton très paternaliste avec lequel il s’adresse à moi –
en prenant toujours soin de dire Madame LE conseiller municipal... »
C’est peu dire que les questions de genre semblent tout
particulièrement hérisser Bernard Carayon. Fin 2021, ce dernier avait
ainsi fait voter une délibération modifiant le règlement intérieur de la
ville, afin de proscrire l’utilisation de l’écriture inclusive – « cet usage loufoque, importé des États-Unis par la pseudo-culture woke » – dans le journal municipal ou les actes administratifs. Une opposante politique raconte la « misogynie ordinaire » : « Les
remarques déplacées sont monnaie courante. Il a déjà essayé de
m’expliquer que les inégalités hommes-femmes provenaient de l’acte
sexuel : c’est la ‘géographie des corps’, selon lui, qui justifierait
les rapports de domination… »
Bernard Carayon n’habite pas à Lavaur, mais à la capitale où se
trouve son cabinet d’avocat, dans les quartiers chics du 7ème
arrondissement. Ce qui occasionne forcément quelques aménagements : « Les conseils municipaux ne sont pas programmés, on les apprend toujours cinq jours à l’avance, c’est à son bon vouloir »,
témoigne Pauline Albouy-Pomponne. Et quand Bernard Carayon n’est pas
présent à Lavaur, il peut toujours compter sur les caméras de
vidéo-surveillance, dont il a parsemé les rues de la ville – plus de 80
selon les chiffres de l’opposition. « L’insécurité quotidienne est de
plus en plus violente. N’oublions pas que Lavaur est proche de
l’agglomération toulousaine, avec des bandes qui peuvent, via
l’autoroute, accéder très rapidement chez nous », expliquait-il en 2015, afin de défendre l’armement de ses policiers municipaux.
« Un agent de l’extrême-droitisation des esprits »
En juin 2023, Bernard Carayon a mené campagne contre le projet
d’installation d’un CADA (Centre d’accueil de demandeurs d’asiles, ndlr)
dans la commune tarnaise de Réalmont. Face aux manifestations de Patria
Albiges, un groupe néofasciste en plein essor à Albi, et devant la
crainte d’un nouveau « scénario à la Saint-Brévin » [10],
les pouvoirs publics flanchent et abandonnent le projet en annonçant
répartir les réfugiés sur l’ensemble du territoire. Nouveau coup de
semonce de Bernard Carayon qui se fend d’un courrier adressé à tous les
maires du département pour les enjoindre à refuser l’arrivée de « dizaines de milliers de migrants (sic), séjournant jusqu’à présent, irrégulièrement ou non, dans la région parisienne ».
Une position qu’il développa par ailleurs dans une chronique sur
Boulevard Voltaire, un média d’extrême-droite où il a ses habitudes : « Il faut être macroniste ou mélenchoniste pour rêver de faire vivre aux autres les joyeusetés de la banlieue à la campagne. »
Les manifestations d'activisme fasciste – les campagnes
d’affichage « On est chez nous » de Génération identitaire, les milices
d’extrême-droite sur le barrage de Sivens puis sur des
contre-manifestations pro-A69, l’émergence de Patria Albiges – ont
fleuri dans le Tarn ces dernières années
Arrivée dans le Tarn il y a vingt ans, Bérengère Basset énumère
toutes les manifestations d’activisme fasciste – les campagnes
d’affichage « On est chez nous » de Génération identitaire, les milices
d’extrême-droite sur le barrage de Sivens puis sur des
contre-manifestations pro-A69, l’émergence de Patria Albiges – qui ont
fleuri dans le département en quelques années. « Existe-t-il des liens directs entre Bernard Carayon et ces mouvements-là ? Impossible à dire pour le moment, témoigne la co-secrétaire départementale de Solidaires dans le Tarn, également membre de Vigilance syndicale antifasciste. Mais
à travers ses discours, Bernard Carayon est l’un des principaux agents
de l’extrême-droitisation des esprits. On le retrouve sur tous les
grands combats symboliques, et il bénéficie de vrais relais médiatiques
pour agiter la panique morale dans la population. On le laisse mener sa
barque beaucoup trop tranquillement. » En 2022, le Tarn élisait
ainsi pour la toute première fois un député RN, Frédéric Cabrolier.
Celui-là même qui s’est opposé, en 2023, aux côtés de Bernard Carayon, à
la tenue d’un concert à Albi du rappeur Médine, symbole tout-trouvé d’islamogauchisme.
« Si le RN développe une telle hégémonie dans des territoires où
il était historiquement faible, c’est d’une part parce qu’il bénéficie
d’une reconnaissance politique par le biais de nouvelles alliances
institutionnelles, et d’autre part parce qu’il se voit légitimer dans
ses thématiques. Et Bernard Carayon joue exactement sur ces deux
tableaux », analyse le politologue Emmanuel Négrier. Ce dernier nuance cependant : « Il
ne faut pas sur-estimer l’influence et le leadership personnels de
Carayon dans la région, ni sur-estimer non plus sa propre cohérence
idéologique. Il y a aussi une forme d’opportunisme, au moment où la
droite s’effondre sur son territoire et où le RN y conquiert des voix.
Bernard Carayon n’hésitera pas à pactiser selon ses propres intérêts,
quand bien même il ne se trouve pas aligné avec toutes les positions de
ses partenaires, notamment en matière de politiques économiques. »
Ce que le premier concerné reconnaissait lui-même, lorsqu’il appelait la droite à s’allier avec le bloc d’extrême-droite lors des dernières législatives : « Faudrait-il
s’interdire de partager la plateforme du RN qui ressemble à s’y
méprendre à nos propres idées, à l’exception de la question
économique ? »
Au fond, sa ligne politique ne serait pas si difficile à comprendre, à
en croire Gérard Onesta, ancien député européen écologiste, et tarnais
d’origine : « Extrêmement ferme dans le verbe, et extrêmement souple quand il faut ramper pour obtenir quelque chose. »
Si, sur la question économique, les droites extrêmes restent taraudées
par des lignes contradictoires, ultralibérales, souverainistes ou
populistes, elles savent s’unir, comme souvent, pour s’attaquer à leurs
ennemis communs : les écologistes, les ONG, les défenseurs de l’état de
droit. Sur ce point-là au moins, Bernard Carayon aura toujours été
cohérent.
En 1943, Jacqueline Audry est enfin aux manettes pour Les Chevaux du Vercors,
un très beau court métrage documentaire, avec Henri Alekan à la photo,
sur la transhumance des chevaux jusqu’en Camargue dont on peut faire une lecture métaphorique, comme une célébration de la liberté
et des maquis de la Résistance.
Dans quel putain de dvd j'ai visionné ce film, impossible de le trouver sur le net..
Dans Revolutionary Warfare, How the Algerian War Made Modern Counterinsurgency,
Terrence Peterson livre une foule de détails puisés dans les archives
militaires de la guerre d’indépendance à l’appui de son récit des
stratégies mises en œuvre, sans succès, par l’armée française pour
tenter de rallier la population algérienne. Il analyse également
l’étonnante postérité de la doctrine militaire française de
contre-insurrection élaborée à cette époque, qui a été ressuscitée en
2007 par le général américain David Petraeus en Irak.
Victoria Brittain : Quelle a été l’étincelle à l’origine de
vos travaux sur cette guerre coloniale française et sur le concept de
pacification à travers le remodelage de la société civile ?
Terrence Peterson : La personne qui a éveillé mon intérêt pour la guerre d’Algérie est Frantz Fanon.
J’ai commencé mes études supérieures avec la France de Vichy et la
complexité des lois antijuives appliquées en Afrique du Nord. Et j’ai
fini par lire L’An V de la révolution algérienne (1959), dans lequel Fanon raconte comment les femmes algériennes du Front de libération nationale (FLN)
choisissaient de porter le voile ou non à différents moments, pour
détourner les soupçons et déjouer les mesures de sécurité françaises.
J’ai été séduit.
J’ai fait des recherches exploratoires dans les archives et découvert
que l’armée française avait lancé toutes sortes de programmes sociaux
destinés aux femmes algériennes pendant les huit années de guerre. J’ai
aussi découvert d’autres programmes destinés aux jeunes, aux ruraux, aux
anciens combattants, etc. Cela m’a conduit à me poser ces questions :
comment ces programmes s’articulaient-ils entre eux ? Quelle était leur finalité ?
Comment concilier le travail social armé, se présentant comme
humanitaire, avec les violences notoires qui ont été la réponse
militaire au mouvement de libération nationale algérien ?
Je l’ai rapidement constaté, les officiers français eux-mêmes n’étaient
pas tout à fait sûrs. Ils expérimentaient toutes sortes d’idées sur le
terrain. Ce livre est né de mes efforts pour comprendre ce qu’était le
concept de « pacification »,
comment il était né puis avait évolué au cours de la guerre. Quand on
évoque la guerre d’Algérie, on pense d’abord aux formes de violence les
plus criantes, comme la torture. Mais les archives révèlent que la
réponse française au mouvement de libération de l’Algérie a été beaucoup
plus large.
Victoria Brittain : Dans l’énorme quantité d’archives des
gouvernements français et algérien que vous mentionnez, y a-t-il des
filons particulièrement riches qui vous ont permis de pénétrer au plus
profond de la mentalité coloniale française ? Vous êtes-vous particulièrement intéressé à certains personnages ?
Terence Peterson : Le sens de l’historicité qu’ont
ressenti les fonctionnaires et officiers coloniaux français est
particulièrement frappant dans les archives : ils semblaient comprendre
que le FLN et la spirale de la guerre de
libération nationale qu’il avait initiée constituaient un phénomène sans
précédent, bien avant que l’indépendance de l’Algérie ne devienne une
évidence. Leur réaction a été d’essayer de comprendre ce qui était si
nouveau, afin de pouvoir maîtriser les forces du changement. Le
gouvernement colonial et l’armée française ont tous deux lancé toutes
sortes de nouvelles institutions expérimentales pour s’attaquer à la « question algérienne » – c’est-à-dire la raison pour laquelle le FLN
réussissait aussi bien à emporter l’adhésion en Algérie et à
l’étranger –, et les archives témoignent de beaucoup de débats
perspicaces, de réflexions, d’échecs et de projets ratés qui nous aident
à comprendre l’état d’esprit colonial et son évolution au fur et à
mesure que la décolonisation progressait.
Ces institutions regorgeaient également de personnages étranges et
hauts en couleur, en particulier au sein du bureau d’action
psychologique de l’armée, qui devint l’épicentre de cet effort au milieu
de la guerre. L’un d’entre eux, Jean Servier, était un ethnographe mais
aussi un simple escroc qui espérait tirer parti de sa connaissance de
l’Algérie rurale pour se faire une place dans les cercles politiques. Il
y avait aussi le colonel Michel Goussault, un anticommuniste ardent qui
avait mené des opérations de propagande lors de l’invasion de Suez par
la France en 1956 et qui est ensuite devenu le chef du bureau d’action
psychologique à Alger. Ces personnages m’ont vraiment intrigué, non
seulement parce que leurs ambitions ont laissé des traces écrites très
riches dans les archives, mais aussi parce que leur tempérament les ont
conduits à s’opposer fortement, ce qui me permettait de confronter leurs
écrits de façon très productive.
« Les défaites ont discrédité la doctrine française »
Victoria Brittain : Vous décrivez des divisions profondes au
sein de l’armée et l’impact persistant de la défaite française de Diên
Biên Phu... De quoi s’agit-il ?
Terrence Peterson : Les récits populaires sur la
guerre d’Algérie parlent souvent de l’armée française en termes
monolithiques mais, en fait, lorsque le FLN a
lancé sa lutte de libération nationale, en 1954, l’establishment
militaire français était déjà en crise. Les défaites subies sur le sol
français en 1940, puis à Diên Biên Phu en 1954, avaient discrédité les
doctrines militaires françaises dominantes. Les officiers en milieu de
carrière, comme les capitaines et les colonels, étaient convaincus que
leurs chefs militaires étaient voués à mener des guerres dépassées. Ce
sentiment de crise a finalement contribué aux coups d’État militaires de
1958 et 1961, mais, tout au long de la guerre, il a également conduit à
la recherche de nouvelles techniques et de nouveaux cadres
stratégiques.
Souvent, les officiers à l’avant-garde de cet effort pour élaborer de
nouvelles doctrines militaires étaient précisément ces officiers de
niveau intermédiaire : des soldats de carrière qui avaient combattu
pendant la Seconde Guerre mondiale, puis lors de l’insurrection malgache
en 1947, en Indochine ou dans d’autres zones de guerres coloniales
après 1945, avant d’arriver en Algérie.
En pleine guerre d’Algérie, ce débat a éclaté pendant les premières
années du conflit, alors que l’armée française peinait à progresser face
au FLN. À cela se sont ajoutés d’autres chocs
culturels entre les officiers indigènes ou des affaires algériennes,
qui incarnaient les traditions et la culture de l’Armée d’Afrique, et
les forces de frappe composées en grande partie de vétérans de
l’Indochine. Autant dire que l’ambiance au sein de l’armée était
tumultueuse et souvent conflictuelle.
Victoria Brittain : Chez les militaires, l’idée que le
communisme mondial était l’étincelle qui allumait le nationalisme
anticolonial en Afrique, comme cela avait été le cas, pensaient-ils, en
Indochine, était répandue. Pourquoi ?
Terrence Peterson : En 1956, un fort consensus
émerge de tous ces débats sur la doctrine et la stratégie. Les partisans
de ce courant de pensée, souvent appelé « doctrine de la guerre révolutionnaire »,
soutenaient que les guerres de décolonisation en Indochine et en
Algérie n’étaient pas seulement semblables en apparence, mais qu’elles
étaient littéralement liées, comme deux fronts d’un vaste assaut mondial
contre l’Occident mené par des communistes qui maîtrisaient les
techniques de la guerre idéologique et psychologique.
L’idée qu’une conspiration communiste puisse se cacher derrière tous
les soulèvements anticoloniaux n’était pas nouvelle : elle plongeait ses
racines dans les années 1920. Mais elle a redoublé de puissance au
milieu des années 1950, car les stratèges français voyaient bien que la
position hégémonique de la France était mise à mal par le bloc
sino-soviétique d’une part, et par le nouveau statut de superpuissance
mondiale de l’Amérique d’autre part. Des théoriciens de la guerre
révolutionnaire, comme le colonel Charles Lacheroy et le capitaine
Jacques Hogard, ont interprété les mouvements de libération
anticoloniaux comme une émanation de cet ordre géopolitique en mutation
rapide, plutôt que de considérer la volonté des peuples colonisés
eux-mêmes.
Ils voyaient comme apocalyptique la possibilité de l’effondrement de l’empire français :
cela signifiait non seulement la fin de la puissance mondiale de la
France, mais peut-être même la fin de la France, qui risquait d’être
engloutie par l’une des superpuissances montantes. Leur diagnostic était
erroné à bien des égards, mais il était important, parce qu’il faisait
de l’Algérie un problème existentiel : la France devait soit forger un
nouvel ordre capable de résister aux pressions d’un ordre mondial en
mutation, soit disparaître.
« Le FLN a flairé l’affaire presque immédiatement »
Victoria Brittain : Comment expliquer l’influence exercée sur l’armée par Jean Servier, jeune ethnographe quasi inconnu ? Son ambitieux article sur la fondation d’« un État colonial revigoré » grâce à de « nouvelles élites politiques » aurait pu facilement passer inaperçu...
Terrence Peterson : Jean Servier est un personnage
étrange, surtout parce qu’il n’est pas particulièrement créatif ou
talentueux et qu’il a pourtant exercé une forte influence sur la
stratégie française. Au premier jour de la guerre, le 1er novembre 1954,
il a brièvement attiré l’attention des médias en venant au secours de
civils, dans la ville d’Arris, contre les attaques du FLN.
Ethnographe de formation, il était spécialiste des langues berbères.
Mais son implication auprès du commandement militaire français est
obscure. Il a fait toutes sortes de petits boulots pour l’administration
coloniale et il est même apparu dans le cadre d’une calamiteuse
opération d’armement d’un contre-maquis pro-français en Kabylie en 1956.
L’historien Neil MacMaster a démontré de manière assez convaincante sa
collusion avec le colonel Goussault (le chef de la guerre psychologique)
dans la conception du plan de l’opération Pilote1 et dans son déploiement en dépit d’administrateurs coloniaux réticents.
Tout cela est probablement vrai. Mais je pense aussi que Servier
n’était qu’un bon arnaqueur : il a rencontré Goussault à Paris lors
d’une session de formation sur la guerre révolutionnaire et il a joué
divers rôles dans l’administration. En d’autres termes, il se déplaçait
beaucoup et savait ce que voulaient les commandants militaires et les
fonctionnaires coloniaux. Et ce qu’ils voulaient, début 1957, c’était un
moyen de mobiliser les Algériens eux-mêmes dans un effort de
reconstruction de l’ordre colonial. Il ne s’agissait pas nécessairement
d’une alternative à la violence mais d’un complément. Je pense que
Servier a joué un rôle aussi important parce que ses propositions
étaient parfaitement adaptées aux besoins des administrateurs coloniaux
et des commandants militaires. Et, bien sûr, dès qu’il n’a plus été
indispensable, ils l’ont exclu.
Victoria Brittain : Pouvez-vous expliquer le déroulement des opérations Pilote et Orléansville, leur planification et leur échec ?
Terrence Peterson : L’opération Pilote, opération test lancée au début de l’année 1957, s’inspire largement des actions du FLN.
L’idée de base était que l’armée française pouvait créer une
organisation politique clandestine, populaire et pro-française, en
cooptant les djemâa, les assemblées coutumières qui régissaient la vie
rurale algérienne. Il s’agissait de reconstruire l’État colonial à
partir de la base. Les principaux agents de cette action telle que
Servier et les chefs militaires français l’envisageaient devaient être
des agents secrets recrutés localement, formés par le bureau d’action
psychologique, puis réintégrés clandestinement dans les campagnes.
L’armée a cherché à étendre cette action en ciblant les femmes avec des
équipes de protection sociale itinérantes et en recrutant des hommes
dans les milices locales d’autodéfense.
Cela ressemblait un peu à la manière dont le FLN et même le Viêt Minh avaient cherché à créer des « contre-États »
révolutionnaires en face de l’ordre colonial, et Servier et ses
homologues militaires étaient convaincus que ce système leur permettrait
de prendre le contrôle de la société rurale algérienne.
Mais l’opération se heurte d’emblée aux réalités de la société
rurale, que ni Servier ni les officiers du bureau d’action psychologique
ne comprennent vraiment. Ils ont du mal à recruter des agents ;
les hommes qu’ils recrutent n’ont pas les compétences nécessaires pour
mener à bien leur mission et ils restent, à juste titre, assez méfiants
sur les intentions de l’armée. Les djemâas s’appuyaient sur la recherche
du consensus et sur des relations inter-familiales anciennes, de sorte
que la cooptation envisagée par les officiers n’a jamais été possible.
Et, bien sûr, le FLN a flairé l’affaire
presque immédiatement et a commencé à assassiner ou à kidnapper les
agents infiltrés. En fin de compte, ce projet de création d’une
infrastructure politique à la base ne s’est jamais concrétisé.
« Leurs hypothèses étaient fausses »
Victoria Brittain : Alors pourquoi, en 1957, les généraux
Raoul Salan et Jacques Allard ont-ils décidé la poursuite du programme
Pilote ? Croyaient-ils que l’échec n’était dû qu’à une mauvaise organisation et que l’Algérie nouvelle était le seul avenir possible ?
Pensez-vous que les chefs de l’armée étaient si éloignés des réalités
algériennes sur le terrain qu’ils ne comprenaient ni la société, ni le FLN, ni les colons français ?
Terrence Peterson : Je pense qu’il s’agit de tout
cela. La conception de l’opération Pilote a démontré à quel point les
chefs militaires comprenaient mal la société algérienne, ce qu’on a vu
aussi à travers d’autres opérations, comme la maladroite campagne de
propagande visant à encourager les pieds-noirs à « se faire un ami musulman »,
qui n’a suscité que des courriers haineux. Le haut commandement – les
généraux Salan et Allard – se trouvait à Alger, loin du terrain, et ne
pouvait pas constater l’échec de ses propres yeux. Le ton des rapports
avait tendance à devenir plus optimiste au fur et à mesure qu’ils
remontaient la chaîne de commandement, et je pense que les chefs
militaires avaient un orgueil démesuré, persuadés que leurs méthodes
allaient forcément fonctionner avec le temps, précisément parce qu’ils
avaient une vision superficielle de la société algérienne et des griefs à
l’origine du soutien au FLN.
Pendant des années, l’armée s’est efforcée d’élaborer une doctrine opérationnelle en réponse au FLN,
et Salan tenait enfin quelque chose qui correspondait à ses préférences
idéologiques. Je pense que l’autre facteur puissant qui a conduit Salan
et les autres à ne pas voir les échecs de Pilote, ce sont les querelles
intestines. Les officiers de l’armée française se sont montrés tout
aussi réticents que les Algériens à adopter les tactiques et les
techniques du bureau d’action psychologique, et il était plus facile
pour Salan et le reste du haut commandement de les blâmer que d’admettre
que leurs hypothèses de base sur la société rurale algérienne étaient
fausses.
Victoria Brittain : L’initiative « Engagement »2 auprès des femmes et des jeunes a-t-elle eu plus de succès ?
Terrence Peterson : Si les efforts visant à prendre
secrètement le contrôle des assemblées coutumières ont échoué, Pilote et
les opérations ultérieures ont semblé prospérer davantage dans leurs
tentatives d’implication des femmes et des jeunes. Les fonctionnaires
coloniaux français voyaient dans ces deux groupes des leviers potentiels
pour transformer la société algérienne selon les principes français, et
ils ont donc créé une série de programmes, par exemple des équipes
itinérantes de médecins et de travailleurs sociaux ciblant les femmes
rurales ou des clubs sportifs pour les enfants et les jeunes adultes.
Leur objectif était à peu près le même que celui du réseau d’agents
politiques imaginé dans le cadre de l’opération Pilote : collecter du
renseignement, diffuser de la propagande et cultiver une élite locale
pro-française. La principale différence était que les Algériens
interagissaient réellement avec ces programmes et l’armée en a donc fait
le cœur de sa stratégie de pacification.
En même temps, il faut être très critique sur l’interprétation de
cette apparente adhésion. Pour les officiers français, cette
participation était un indicateur de succès. Mais les Algériens, eux,
s’engageaient sur une base profondément stratégique et subversive.
L’offre de soins médicaux, par exemple, était rare et les femmes
semblaient heureuses de se rendre avec leurs enfants auprès des médecins
itinérants, sans tenir compte de la propagande qui accompagnait ces
visites. Elles renvoyaient aussi à leurs stéréotypes le personnel
militaire, prétendant ne rien savoir des mouvements ou de la présence du
FLN lorsqu’on les interrogeait, sous prétexte
qu’elles étaient des femmes opprimées et cloîtrées (ce qui était
rarement le cas). La guerre a été la source de profondes difficultés
pour les Algériens : pas seulement les pénuries alimentaires ou
l’effondrement des économies locales, mais aussi, pour de très
nombreuses communautés rurales, le déplacement forcé dans des camps.
Dans cette situation, les Algériens n’avaient pas d’autre option que
l’armée pour accéder à de maigres services vitaux.
Sans surprise, les archives rapportent un point de vue presque
entièrement français sur la guerre, mais malgré cela, on y décèle une
hostilité croissante des Algériens engagés dans ces programmes. Et
lorsqu’une vague de protestation populaire a déferlé sur les villes
algériennes en décembre 1960, les commandants militaires français ont
été choqués de constater que les manifestants étaient issus des groupes
démographiques et des communautés qu’ils avaient ciblés pour ces
programmes.
« Être harki était un moyen d’accéder à un salaire »
Victoria Brittain : Quelle a été la contribution des 56 000 harkis recrutés et l’impact sur leur société ?
Terrence Peterson : C’est une grande question, et
des historiens comme François-Xavier Hautreux lui ont rendu justice bien
mieux que moi. Pour répondre rapidement, je dirais que les Algériens
ont rejoint les harkis et d’autres groupes d’autodéfense pour toutes
sortes de raisons compliquées, la loyauté idéologique envers l’État
colonial n’ayant vraisemblablement motivé qu’une petite minorité d’entre
eux.
La guerre a provoqué une misère et un chômage massifs, et
l’enrôlement comme harki était souvent un moyen d’accéder à un salaire
ou à des allocations familiales. Parfois, cela s’inscrivait dans des
rivalités intercommunautaires ou la volonté de défendre sa communauté
contre des intrusions extérieures. De nombreux commandants de l’Armée de
libération nationale (ALN) ont raconté
comment l’enrôlement de leurs forces dans une harka, ou groupe
d’autodéfense, leur permettait d’obtenir du gouvernement français les
laissez-passer dont ils avaient besoin pour se déplacer librement.
Pendant la plus grande partie de la guerre, les communautés des
campagnes algériennes étaient tiraillées non seulement entre l’armée
française et le FLN mais aussi, souvent, entre
des hommes forts courtisés localement par les deux camps. Pour les
Algériens des campagnes, les choix étaient difficiles.
L’armée française s’est également efforcée de mobiliser le plus grand
nombre possible d’Algériens armés et civils dans la lutte contre le FLN.
Cela est devenu un pilier central de la stratégie française vers le
milieu de la guerre conduisant à l’engagement de nombreux Algériens sous
le drapeau français, soit dans des rôles de défense locale, soit dans
des opérations offensives de combat, comme ce fut le cas pour de
nombreux harkis. Inévitablement, cela a nourri le ressentiment et la
suspicion au sein de la société algérienne et contribué aux violentes
représailles et purges de la fin de la guerre. Les chiffres définitifs
sont difficiles à établir, mais il est clair que des milliers
d’Algériens, y compris des harkis perçus comme trop proches de l’État
colonial, ont perdu la vie, et que des dizaines de milliers d’autres ont
fui vers la France.
Victoria Brittain : À partir de l’automne 1961, alors que le
processus de pacification était bien engagé, jusqu’à son abandon en
janvier 1962, des décisions contradictoires sont prises par les
commandants locaux de l’armée. Pourquoi ?
Terrence Peterson : En avril 1961, les généraux
Raoul Salan et Maurice Challe et un groupe d’autres conspirateurs
tentent de faire un putsch à partir d’Alger pour empêcher le président
Charles de Gaulle de négocier l’indépendance de l’Algérie. Le coup
d’État échoue et, soudain, la pacification passe de mode : après tout,
Salan et Challe sont deux des plus éminents partisans de cette
stratégie. L’armée se repositionne autour de l’annonce d’un projet « humanitaire »
destiné à préparer l’Algérie à l’indépendance mais, faute de cadre
opérationnel alternatif à la pacification, beaucoup de commandants
locaux continuent la même politique, jusqu’à ce que l’armée démobilise
le personnel qui dirigeait les programmes de pacification sur le
terrain.
Comme je l’affirme, il s’agit d’une partie importante de l’histoire.
D’une part, cela a permis à l’armée française de blanchir sa campagne en
Algérie en la présentant comme un projet de modernisation, de
démocratisation et d’édification de la nation. D’autre part, avec le
putsch et ses conséquences, les officiers ont pu prétendre que la
pacification avait fonctionné jusqu’à ce que l’intrusion de la politique
la fasse avorter. Ces deux mythes ont contribué à occulter la violence
et les échecs de la pacification et permis à ces pratiques de perdurer
après la guerre. L’une des toutes dernières choses que l’armée a faites
en janvier 1962 a été l’organisation d’une ultime tournée de propagande
de huit jours à l’intention des attachés militaires de vingt-trois pays
amis, pour leur montrer les prétendues réalisations de l’armée en
Algérie.
« L’armée française a formé des officiers portugais, espagnols... »
David Galula, auteur de Contre-Insurrection. Théorie et pratique (1939).
Victoria Brittain : Le plus étonnant, c’est que cette
expérience militaire française a connu une grande postérité dans les
programmes de pacification ultérieurs : ceux des militaires espagnols et
portugais en Afrique contre les mouvements d’indépendance, des
États-Uniens au Vietnam, du général états-unien David Petraeus en Irak
et même dans les mésaventures postcoloniales de la France en Afrique de
l’Ouest. Comment Paul Aussaresses, Roger Trinquier et David Galula ont réussi ce tour de force ? Ont-ils séduit les institutions militaires et universitaires américaines par leur charisme ? Ou faut-il y voir une volonté française de réécrire ce que beaucoup voyaient déjà comme un désastre national ?
Terrence Peterson : Je pense que la pérennité de la
doctrine française de contre-insurrection est le fruit d’une campagne
organisée de l’armée française pour cultiver son influence. Aujourd’hui
encore, on parle de Galula et (dans une moindre mesure) de Trinquier
comme de penseurs novateurs et transformateurs et, à bien des égards,
cela revient à adhérer aux mythes qu’ils ont forgés. En réalité, l’armée
française a déployé de très grands efforts pour cultiver des affinités
et de l’influence auprès d’armées amies. À partir des années 1920, elle a
formé à l’École de guerre à Paris de nombreux officiers étrangers de
haut rang pour susciter une adhésion à la pensée stratégique française.
Pendant toute la guerre d’Algérie, elle s’est associée à des armées
étrangères pour former des officiers à l’école militaire d’Arzew, près
d’Oran. En 1957, et surtout en 1959, l’armée française a formé en
Algérie des dizaines d’officiers portugais, espagnols, états-uniens,
argentins et autres, dans le but de les rallier à la cause française.
Ces efforts ont porté leurs fruits car ils ont été déployés au moment où la « pacification »
semblait le mieux réussir, ce qui a permis aux Français, bien que la
guerre se soit achevée par un désastre, de revendiquer une place dans le
champ émergent de la contre-insurrection de la guerre froide. Ils n’ont
rien proposé de radicalement nouveau ou créatif par rapport à d’autres
pays, comme la Grande-Bretagne, qui mettait au point des approches
similaires à la même époque. Mais les officiers français ont su capter
l’esprit du temps dans leur doctrine et s’en servir pour vendre avec
succès leur méthode à l’étranger. En fait, ils ont créé un public, ce
qui a facilité la tâche d’anciens militaires entreprenants, comme Galula
et Trinquier, qui ont commercialisé leur propre version de ces idées
quelques années plus tard.
Ce qu’il faut surtout retenir à la lecture de David Galula, c’est
qu’il ne fait que proposer une version réchauffée d’une doctrine qui a
échoué, revisitée pour séduire les sensibilités états-uniennes. Avec
Galula, comme avec la pacification en général, il faut rester
extrêmement critique par rapport aux récits des officiers français sur
ce qu’ils faisaient et la manière dont les Algériens y réagissaient.
Exclusif. Le jour de son arrivée en septembre aux
éditions du Seuil, Coralie Piton, la patronne venue de McKinsey, voit
d’un mauvais œil la sortie du Livre noir de Gaza, coordonné par Agnès Levallois. Et à Marianne,
la directrice Natacha Polony, considérée comme critique de la guerre
israélienne à Gaza, vient d’être débarquée. Signes de plus d’une menace
sur les libertés éditoriales des milliardaires catholiques et
réactionnaires. Et, bien entendu, pro-israéliens.
C’est l’histoire d’une tentative d’effacement d’un livre, mais aussi
le signe d’une défaite qui s’annonce si l’on n’y prend pas garde. À
Paris, des manœuvres capitalistiques bouleversent l’édition et la presse
depuis quelques années, qu’on pourrait résumer par « à droite toute ». Leitmotiv des patrons : que les universitaires, journalistes et éditeurs (évidemment woke)
dégagent le terrain. Et arrêtent de bassiner avec la Palestine ces
nouveaux amis d’Israël, au nom d’une tragique farce : la civilisation
judéo-chrétienne qui se défendrait à Gaza.
Que les éditions du Seuil, place-forte littéraire de la gauche
culturelle en France, soit le cadre de cet effacement en dit long sur
les percées des nouveaux réacs sur le front des idées. Après avoir été
la propriété de la famille Wertheimer, actionnaire de Chanel, plus
encline aux garden-partys qu’aux joutes culturelles, cette maison est
contrôlée depuis 2017 par la famille conservatrice franco-belge
Montagne, qui possède les géants de la bande dessinée Dargaud et Dupuis,
mais aussi Fleurus, l’hebdomadaire catholique Famille Chrétienne et quelques petits éditeurs traditionalistes.
Mai 2024. Hugues Jallon, PDG des éditions
du Seuil, est débarqué. Les Montagne lui reprochent des résultats
financiers en baisse et des erreurs de management. La baisse touche tout
le secteur de l’édition qui s’est mal remis de la fin de l’engouement
pour les livres pendant les années covid. Jallon a des convictions de
gauche, qu’il n’a jamais cachées. Cela n’avait pas empêché son embauche
en 2018 par les Montagne. Cet ancien patron de La Découverte, lui-même
auteur, est un professionnel respecté. Mais depuis, les temps ont
changé.
Parmi les projets lancés par Hugues Jallon avant son limogeage : Le livre noir de Gaza1.
Il est confié à Agnès Levallois, une spécialiste du Proche-Orient,
vice-présidente de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée
Moyen-Orient (Iremmo) et enseignante à Sciences Po. L’objectif de
l’ouvrage est simple : traduire en français et éclairer des rapports d’ONG sur la situation à Gaza depuis un an. La préface est confiée à Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières (MSF) et spectateur à la fois avisé et engagé.
Malgré le départ d’Hugues Jallon, le processus de fabrication du livre suit son cours. La date de sortie du Livre noir
est fixée au 4 octobre 2024. Début juillet, Coralie Piton est nommée à
la tête des éditions du Seuil. Ancienne de la Fnac et de Canal+, elle a
commencé sa carrière comme consultante chez McKinsey, le cabinet de
conseil préféré des ultralibéraux. Il aida notamment Emmanuel Macron
dans sa première campagne présidentielle. Il en fut dûment récompensé
par des commandes de ministères macronisés après 2017, comme le révéla
la presse début 2022. Plusieurs enquêtes judiciaires sont en cours à ce
sujet.
Le « resserrement » du débat d’idées
Une ancienne de McKinsey à la personnalité glacée, selon le mot d’une salariée, contre un rêveur de gauche un peu bordélique, « cela ne pouvait pas s’inventer, mais, pour beaucoup, on a compris que la messe était dite »,
confie un salarié du Seuil. Vincent Montagne, le patron de Média
Participations, qui contrôle le Seuil, est à la manœuvre. Il préside
également le Syndicat national de l’édition (SNE), et « ne jure que par les résultats », dit un proche. Il complète en parlant de sa méfiance pour « les extrêmes », comprenez de gauche.
Coralie Piton arrive au Seuil début septembre. Immédiatement, au
cours de différentes réunions avec les équipes, elle fait part de ses « interrogations » et de son « embarras » quant à la sortie du Livre noir de Gaza. « Beaucoup de choses me gênent personnellement », dit-elle. Il semble que la préface de Rony Brauman soit « problématique » à ses yeux. « Pourtant, il ne s’agit pas d’un brûlot militant, mais d’un livre de documentation », déplore une salariée du Seuil. Il est trop tard pour censurer, « le livre est alors déjà dans les camions de livraison », ironise un troisième salarié. Il ajoute : « cela serait abusif de parler de censure, mais il s’agit d’un sérieux warning. L’inquiétude est moins sur ce livre que pour les projets qui vont suivre ». « Il s’agit d’une bêtise plus que d’une volonté politique », tempère une autre salariée.
L’histoire n’est alors pas rendue publique. En interne, beaucoup s’inquiètent désormais de la nomination d’une femme « qui ne connaît pas notre métier et se demande s’il faut soutenir un livre publié par la maison ».« Elle a compris qu’elle devait s’écraser, car le pôle commercial défendait le Livre noir »,
poursuit un salarié. D’ailleurs, pour protéger un lancement qui
s’annonce prometteur, Agnès Levallois n’est pas mise au courant des « inquiétudes » de Coralie Piton par ses éditeurs. Elle va défendre le livre dans de nombreux médias et rencontres. Elle est « tombée de l’armoire »
quand elle a appris ce qui s’était joué début septembre. Agnès
Levallois souligne le soutien constant des équipes du Seuil à un ouvrage
qui s’est très bien vendu depuis deux mois, témoin de l’intérêt du
public pour Gaza, a contrario de la doxa ambiante.
Mais Agnès Levallois n’est pas totalement surprise. Elle constate le « resserrement »
du débat d’idées en France. Le 7 novembre, elle devait participer à une
rencontre sur le Liban, organisé par la vénérable Association Neuilly
Liban en compagnie de Joseph Maïla, professeur à l’ESSEC, et Karim Emile Bitar, professeur à l’École normale supérieure (ENS). Cette réunion devait être présentée par le journaliste du Monde
Benjamin Barthe dans une salle municipale de la ville, après accord du
maire, Jean-Christophe Fromentin. Mais, face à une campagne locale de
dénigrement et de menaces menée notamment par le Crif et le rabbin,
Neuilly prend peur, ce qui est amusant à écrire, et ne veut plus prêter
sa salle. La veille de sa tenue, la rencontre est annulée… Quant à
Benjamin Barthe, il fait l’objet de campagnes diffamatoires depuis des
mois, dont la très réactionnaire Eugénie Bastié se fait le relais dans
un article du Figarovox le 17 décembre.
Cela marque un climat, tout comme la tentative maladroite d’envoyer
un ouvrage aux oubliettes. Depuis la rentrée de septembre, on ne compte
plus les réunions interdites par les préfets — celles de Salah Hammouri,
l’auteur de Prisonnier de Jérusalem
(édition Libertalia, 2023), en particulier. Partout, des pressions, des
menaces, de la surveillance policière. Du 13 au 16 décembre,
l’association Histoires de se rencontrer au cinéma organisait au Mas
d’Azil, un superbe village d’Ariège à l’esprit rebelle et culturel, une
rétrospective du cinéaste Eyal Sivan
en présence de la philosophe Marie-José Mondzain et de l’auteur de ces
lignes. Salle et rencontres pleines, de longs échanges d’idées et de
perspectives dans une ambiance chaleureuse. Alentour, des gendarmes se
tenaient en faction dans leurs breaks bleus, observant sans discrétion
les participant·es et relevant les plaques d’immatriculation des voitures pendant les séances.
Alliance entre ultra-laïcs islamophobes et riches réactionnaires catholiques
Accompagnant ce climat étouffant, se trame une alliance naissante
entre les riches catholiques réacs — les familles Bolloré, Montagne,
Stérin notamment — et les soutiens financiers de courants politiques
ultra-laïcs et islamophobes, Daniel Kretinsky en particulier.
Ce milliardaire tchèque s’est bâti en France, en moins de dix ans, un
empire économique et médiatique d’une puissance inédite, de l’énergie à
la grande distribution. Il s’est allié à Denis Olivennes, son homme
dans les médias. Ce dernier, aux commandes de nombreux magazines, dirige
en coulisses Libération, à qui Kretinsky va à nouveau avancer 15 millions d’euros. Mais il est aussi le patron de Franc-Tireur, l’hebdo de Caroline Fourest et Raphaël Enthoven. On retrouvera les mêmes, et bien d’autres, à « Réels Tv », le projet de télé qu’Olivennes pilote et entend consacrer à la lutte contre « la désinformation ».
Ce chaud partisan d’Israël, qui a commencé sa carrière
politico-médiatique au Parti socialiste, a en horreur tout ce qui
ressemble à un syndicaliste ou à un militant de gauche. Cela promet…
Entre la chorale de Denis Olivennes et les chœurs de Vincent Bolloré,
c’est la même gamme qui est chantée, les mêmes obsessions racistes, la
même vision biaisée de la France, tandis que la gauche a perdu la voix.
C’est encore brumeux, mais suffisamment précis pour déclencher divers
levers de bouclier. D’abord quand tous ces gens se sont alliés au début
de l’automne pour reprendre l’École supérieure de journalisme (ESJ-Paris). Puis fin novembre, à l’intérieur du groupe Bayard. Les salarié·es se sont mis en grève contre l’embauche à un poste dirigeant d’Alban du Rostu, l’ancien bras droit du « jeune » (50 ans) milliardaire Pierre-Édouard Stérin.
Les salarié·es de Bayard ont obtenu,
le 2 décembre, le renoncement à son entrée dans leur groupe marqué par
le christianisme social et la culture populaire. On peut se réjouir avec
l’intersyndicale de Bayard (CFDT, CFTC, CFE-CGC-CSN, CGT, SNJ) d’une « victoire sur toute la ligne ».
Mais Alban du Rostu est jeune, désormais connu, et il se dit qu’il
échange avec Jordan Bardella. Il ne devrait pas connaître un long
passage par la case chômage. D’autant qu’il est soutenu par Denis
Olivennes.
Olivennes (qui est aussi un ami de Vincent Montagne du Seuil) aime
bien être le nouvel ami d’Alban du Rostu. Dans un tweet, il le juge « sympa, pro, pas sectaire ». Il a essayé de fourguer à Stérin l’hebdomadaire Marianne,
à la ligne politique erratique. Et il vient de débarquer sa directrice,
Natacha Polony, ce 19 décembre. Polony disait partout dans Paris ces
dernières semaines que ses ennuis ont commencé quand elle s’est
affrontée à Bernard-Henri Lévy, dit BHL, le 24 mars 2024, sur le plateau de Léa Salamé, à propos de Gaza. Caroline Fourest, l’amie de Denis Olivennes et de BHL (Paris est un village), elle aussi très pro-israélienne, menait campagne contre Polony, qui l’avait virée de Marianne. L’extrême droite « pas sectaire » n’a pas réussi à récupérer l’hebdomadaire après un niet de la rédaction. Mais Olivennes veut venger l’affront à BHL, un autre de ses amis.
Tout en annonçant une sévère cure d’austérité pour Marianne,
avec réduction de la rédaction et de la pagination, il nomme à sa tête
un Bolloré-boy, le vieux roublard de la télé Frédéric Taddéi, qui était
ces derniers temps à Europe 1. Il a aussi collaboré à Cnews, dont il a
d’ailleurs été viré. L’homme traine la sulfureuse réputation d’aimer
ouvrir ses micros à des complotistes et à des antisémites, comme
Dieudonné ou Marc-Édouard Nabe. Mais, ce n’est pas forcément pour
déplaire aux amis réactionnaires d’Olivennes, qui montre avec ce petit
coup de force que ce déontologue autoproclamé assume aussi le tordu.
Avec Taddeï à Marianne, ce titre tombe dans l’escarcelle des
nouveaux réacs, sans dépenser un sou. Kretinsky reste propriétaire et
Olivennes patron. Pauvres confrères, qui vont connaître des heures
noires.
Une guerre idéologique
Côté réac encore plus engagé que Taddeï, Alban du Rostu est une des
têtes pensantes de cette extrême droite identitaire. Il a conçu pour
Stérin le projet Pericles, dévoilé cet été par l’Humanité. Il
suffit de décliner l’acronyme Pericles — Patriotes, enracinés,
résistants, identitaires, chrétiens, libéraux, européens, souverainistes
— pour comprendre de quoi il s’agit : mettre le pays sous cloche
identitaire, « remporter des victoires idéologiques », et se débarrasser de ces Français qui osent les mariages mixtes et manifestent pour la Palestine.
Ces gens sont des tyrans en mots. Pour le moment, ils s’affairent
avec Jordan Bardella et Marine Le Pen. Mais leur projet de purification
est terrifiant, et ils le préparent en se débarrassant de ces affreux « islamo-gauchistes »
qui selon eux pullulent. Hugues Jallon est le premier d’une liste,
Natacha Polony est une cousine éloignée, mais elle n’a pas manqué de
courage sur Gaza. Le mot purification n’est pas trop fort : des listes
de noms d’avocats et de journalistes à purger circulent déjà sur des
sites identitaires.
Le redressement « spirituel »
de la France qu’appelle de leurs vœux les catholiques réactionnaires et
leurs alliés les libéraux islamophobes est ainsi en marche. Flics
partout, libertés nulle part est moins un slogan libertaire qu’un
programme politique. Un de leurs objectifs communs : ne plus entendre
parler de cette sale guerre livrée à Gaza. Mais aussi de ces libertés
qui s’éteignent l’une après l’autre au pays des droits de l’homme.
C’est une guerre idéologique qui se livre en France. Elle ne fait que
commencer sur les fronts éditoriaux. Julia Cagé, experte des médias et
présidente de la Société des lecteurs du Monde, constate, non sans inquiétude que « le
laissez-faire face à Bolloré, pour piétiner l’idée de liberté
éditoriale, dans les médias et l’édition, a été le libérateur de tout ». Des « pro-business semblant sans idéologie »
s’alignent, un par un, derrière Bolloré et Bardella. Leurs partisans
s’échinent à nous faire croire que la France est livrée, avec France
Inter, Le Monde,Médiapart et bien d’autres titres, à la croisade woke (et pro-palestinienne), alors qu’en réalité ils mettent la main sur d’énormes pactoles médiatiques et éditoriaux. « Stérin se cache à peine »,
ajoute d’ailleurs Julia Cagé. Olivennes non plus. Inutile de continuer à
s’aveugler : les nouveaux réacs sont en train de marquer de nombreux
points.