Article épinglé

mardi 13 mai 2025
mercredi 12 mars 2025
Les Chevaux du Vercors (Jacqueline Audry, 1943)
En 1943, Jacqueline Audry est enfin aux manettes pour Les Chevaux du Vercors, un très beau court métrage documentaire, avec Henri Alekan à la photo, sur la transhumance des chevaux jusqu’en Camargue dont on peut faire une lecture métaphorique, comme une célébration de la liberté et des maquis de la Résistance.
Dans quel putain de dvd j'ai visionné ce film, impossible de le trouver sur le net..
lundi 3 mars 2025
L’étonnante postérité de la doctrine française de contre-insurrection
Dans Revolutionary Warfare, How the Algerian War Made Modern Counterinsurgency, Terrence Peterson livre une foule de détails puisés dans les archives militaires de la guerre d’indépendance à l’appui de son récit des stratégies mises en œuvre, sans succès, par l’armée française pour tenter de rallier la population algérienne. Il analyse également l’étonnante postérité de la doctrine militaire française de contre-insurrection élaborée à cette époque, qui a été ressuscitée en 2007 par le général américain David Petraeus en Irak.
Victoria Brittain : Quelle a été l’étincelle à l’origine de vos travaux sur cette guerre coloniale française et sur le concept de pacification à travers le remodelage de la société civile ?
Terrence Peterson : La personne qui a éveillé mon intérêt pour la guerre d’Algérie est Frantz Fanon. J’ai commencé mes études supérieures avec la France de Vichy et la complexité des lois antijuives appliquées en Afrique du Nord. Et j’ai fini par lire L’An V de la révolution algérienne (1959), dans lequel Fanon raconte comment les femmes algériennes du Front de libération nationale (FLN) choisissaient de porter le voile ou non à différents moments, pour détourner les soupçons et déjouer les mesures de sécurité françaises. J’ai été séduit.
J’ai fait des recherches exploratoires dans les archives et découvert que l’armée française avait lancé toutes sortes de programmes sociaux destinés aux femmes algériennes pendant les huit années de guerre. J’ai aussi découvert d’autres programmes destinés aux jeunes, aux ruraux, aux anciens combattants, etc. Cela m’a conduit à me poser ces questions : comment ces programmes s’articulaient-ils entre eux ? Quelle était leur finalité ? Comment concilier le travail social armé, se présentant comme humanitaire, avec les violences notoires qui ont été la réponse militaire au mouvement de libération nationale algérien ? Je l’ai rapidement constaté, les officiers français eux-mêmes n’étaient pas tout à fait sûrs. Ils expérimentaient toutes sortes d’idées sur le terrain. Ce livre est né de mes efforts pour comprendre ce qu’était le concept de « pacification », comment il était né puis avait évolué au cours de la guerre. Quand on évoque la guerre d’Algérie, on pense d’abord aux formes de violence les plus criantes, comme la torture. Mais les archives révèlent que la réponse française au mouvement de libération de l’Algérie a été beaucoup plus large.
Victoria Brittain : Dans l’énorme quantité d’archives des gouvernements français et algérien que vous mentionnez, y a-t-il des filons particulièrement riches qui vous ont permis de pénétrer au plus profond de la mentalité coloniale française ? Vous êtes-vous particulièrement intéressé à certains personnages ?
Terence Peterson : Le sens de l’historicité qu’ont ressenti les fonctionnaires et officiers coloniaux français est particulièrement frappant dans les archives : ils semblaient comprendre que le FLN et la spirale de la guerre de libération nationale qu’il avait initiée constituaient un phénomène sans précédent, bien avant que l’indépendance de l’Algérie ne devienne une évidence. Leur réaction a été d’essayer de comprendre ce qui était si nouveau, afin de pouvoir maîtriser les forces du changement. Le gouvernement colonial et l’armée française ont tous deux lancé toutes sortes de nouvelles institutions expérimentales pour s’attaquer à la « question algérienne » – c’est-à-dire la raison pour laquelle le FLN réussissait aussi bien à emporter l’adhésion en Algérie et à l’étranger –, et les archives témoignent de beaucoup de débats perspicaces, de réflexions, d’échecs et de projets ratés qui nous aident à comprendre l’état d’esprit colonial et son évolution au fur et à mesure que la décolonisation progressait.
Ces institutions regorgeaient également de personnages étranges et hauts en couleur, en particulier au sein du bureau d’action psychologique de l’armée, qui devint l’épicentre de cet effort au milieu de la guerre. L’un d’entre eux, Jean Servier, était un ethnographe mais aussi un simple escroc qui espérait tirer parti de sa connaissance de l’Algérie rurale pour se faire une place dans les cercles politiques. Il y avait aussi le colonel Michel Goussault, un anticommuniste ardent qui avait mené des opérations de propagande lors de l’invasion de Suez par la France en 1956 et qui est ensuite devenu le chef du bureau d’action psychologique à Alger. Ces personnages m’ont vraiment intrigué, non seulement parce que leurs ambitions ont laissé des traces écrites très riches dans les archives, mais aussi parce que leur tempérament les ont conduits à s’opposer fortement, ce qui me permettait de confronter leurs écrits de façon très productive.
« Les défaites ont discrédité la doctrine française »
Victoria Brittain : Vous décrivez des divisions profondes au sein de l’armée et l’impact persistant de la défaite française de Diên Biên Phu... De quoi s’agit-il ?
Terrence Peterson : Les récits populaires sur la guerre d’Algérie parlent souvent de l’armée française en termes monolithiques mais, en fait, lorsque le FLN a lancé sa lutte de libération nationale, en 1954, l’establishment militaire français était déjà en crise. Les défaites subies sur le sol français en 1940, puis à Diên Biên Phu en 1954, avaient discrédité les doctrines militaires françaises dominantes. Les officiers en milieu de carrière, comme les capitaines et les colonels, étaient convaincus que leurs chefs militaires étaient voués à mener des guerres dépassées. Ce sentiment de crise a finalement contribué aux coups d’État militaires de 1958 et 1961, mais, tout au long de la guerre, il a également conduit à la recherche de nouvelles techniques et de nouveaux cadres stratégiques.
Souvent, les officiers à l’avant-garde de cet effort pour élaborer de nouvelles doctrines militaires étaient précisément ces officiers de niveau intermédiaire : des soldats de carrière qui avaient combattu pendant la Seconde Guerre mondiale, puis lors de l’insurrection malgache en 1947, en Indochine ou dans d’autres zones de guerres coloniales après 1945, avant d’arriver en Algérie.
En pleine guerre d’Algérie, ce débat a éclaté pendant les premières années du conflit, alors que l’armée française peinait à progresser face au FLN. À cela se sont ajoutés d’autres chocs culturels entre les officiers indigènes ou des affaires algériennes, qui incarnaient les traditions et la culture de l’Armée d’Afrique, et les forces de frappe composées en grande partie de vétérans de l’Indochine. Autant dire que l’ambiance au sein de l’armée était tumultueuse et souvent conflictuelle.
Victoria Brittain : Chez les militaires, l’idée que le communisme mondial était l’étincelle qui allumait le nationalisme anticolonial en Afrique, comme cela avait été le cas, pensaient-ils, en Indochine, était répandue. Pourquoi ?
Terrence Peterson : En 1956, un fort consensus émerge de tous ces débats sur la doctrine et la stratégie. Les partisans de ce courant de pensée, souvent appelé « doctrine de la guerre révolutionnaire », soutenaient que les guerres de décolonisation en Indochine et en Algérie n’étaient pas seulement semblables en apparence, mais qu’elles étaient littéralement liées, comme deux fronts d’un vaste assaut mondial contre l’Occident mené par des communistes qui maîtrisaient les techniques de la guerre idéologique et psychologique.
L’idée qu’une conspiration communiste puisse se cacher derrière tous les soulèvements anticoloniaux n’était pas nouvelle : elle plongeait ses racines dans les années 1920. Mais elle a redoublé de puissance au milieu des années 1950, car les stratèges français voyaient bien que la position hégémonique de la France était mise à mal par le bloc sino-soviétique d’une part, et par le nouveau statut de superpuissance mondiale de l’Amérique d’autre part. Des théoriciens de la guerre révolutionnaire, comme le colonel Charles Lacheroy et le capitaine Jacques Hogard, ont interprété les mouvements de libération anticoloniaux comme une émanation de cet ordre géopolitique en mutation rapide, plutôt que de considérer la volonté des peuples colonisés eux-mêmes.
Ils voyaient comme apocalyptique la possibilité de l’effondrement de l’empire français : cela signifiait non seulement la fin de la puissance mondiale de la France, mais peut-être même la fin de la France, qui risquait d’être engloutie par l’une des superpuissances montantes. Leur diagnostic était erroné à bien des égards, mais il était important, parce qu’il faisait de l’Algérie un problème existentiel : la France devait soit forger un nouvel ordre capable de résister aux pressions d’un ordre mondial en mutation, soit disparaître.
« Le FLN a flairé l’affaire presque immédiatement »
Victoria Brittain : Comment expliquer l’influence exercée sur l’armée par Jean Servier, jeune ethnographe quasi inconnu ? Son ambitieux article sur la fondation d’« un État colonial revigoré » grâce à de « nouvelles élites politiques » aurait pu facilement passer inaperçu...
Terrence Peterson : Jean Servier est un personnage étrange, surtout parce qu’il n’est pas particulièrement créatif ou talentueux et qu’il a pourtant exercé une forte influence sur la stratégie française. Au premier jour de la guerre, le 1er novembre 1954, il a brièvement attiré l’attention des médias en venant au secours de civils, dans la ville d’Arris, contre les attaques du FLN. Ethnographe de formation, il était spécialiste des langues berbères. Mais son implication auprès du commandement militaire français est obscure. Il a fait toutes sortes de petits boulots pour l’administration coloniale et il est même apparu dans le cadre d’une calamiteuse opération d’armement d’un contre-maquis pro-français en Kabylie en 1956. L’historien Neil MacMaster a démontré de manière assez convaincante sa collusion avec le colonel Goussault (le chef de la guerre psychologique) dans la conception du plan de l’opération Pilote1 et dans son déploiement en dépit d’administrateurs coloniaux réticents.
Tout cela est probablement vrai. Mais je pense aussi que Servier n’était qu’un bon arnaqueur : il a rencontré Goussault à Paris lors d’une session de formation sur la guerre révolutionnaire et il a joué divers rôles dans l’administration. En d’autres termes, il se déplaçait beaucoup et savait ce que voulaient les commandants militaires et les fonctionnaires coloniaux. Et ce qu’ils voulaient, début 1957, c’était un moyen de mobiliser les Algériens eux-mêmes dans un effort de reconstruction de l’ordre colonial. Il ne s’agissait pas nécessairement d’une alternative à la violence mais d’un complément. Je pense que Servier a joué un rôle aussi important parce que ses propositions étaient parfaitement adaptées aux besoins des administrateurs coloniaux et des commandants militaires. Et, bien sûr, dès qu’il n’a plus été indispensable, ils l’ont exclu.
Victoria Brittain : Pouvez-vous expliquer le déroulement des opérations Pilote et Orléansville, leur planification et leur échec ?
Terrence Peterson : L’opération Pilote, opération test lancée au début de l’année 1957, s’inspire largement des actions du FLN. L’idée de base était que l’armée française pouvait créer une organisation politique clandestine, populaire et pro-française, en cooptant les djemâa, les assemblées coutumières qui régissaient la vie rurale algérienne. Il s’agissait de reconstruire l’État colonial à partir de la base. Les principaux agents de cette action telle que Servier et les chefs militaires français l’envisageaient devaient être des agents secrets recrutés localement, formés par le bureau d’action psychologique, puis réintégrés clandestinement dans les campagnes. L’armée a cherché à étendre cette action en ciblant les femmes avec des équipes de protection sociale itinérantes et en recrutant des hommes dans les milices locales d’autodéfense.
Cela ressemblait un peu à la manière dont le FLN et même le Viêt Minh avaient cherché à créer des « contre-États » révolutionnaires en face de l’ordre colonial, et Servier et ses homologues militaires étaient convaincus que ce système leur permettrait de prendre le contrôle de la société rurale algérienne.
Mais l’opération se heurte d’emblée aux réalités de la société rurale, que ni Servier ni les officiers du bureau d’action psychologique ne comprennent vraiment. Ils ont du mal à recruter des agents ; les hommes qu’ils recrutent n’ont pas les compétences nécessaires pour mener à bien leur mission et ils restent, à juste titre, assez méfiants sur les intentions de l’armée. Les djemâas s’appuyaient sur la recherche du consensus et sur des relations inter-familiales anciennes, de sorte que la cooptation envisagée par les officiers n’a jamais été possible. Et, bien sûr, le FLN a flairé l’affaire presque immédiatement et a commencé à assassiner ou à kidnapper les agents infiltrés. En fin de compte, ce projet de création d’une infrastructure politique à la base ne s’est jamais concrétisé.
« Leurs hypothèses étaient fausses »
Victoria Brittain : Alors pourquoi, en 1957, les généraux Raoul Salan et Jacques Allard ont-ils décidé la poursuite du programme Pilote ? Croyaient-ils que l’échec n’était dû qu’à une mauvaise organisation et que l’Algérie nouvelle était le seul avenir possible ? Pensez-vous que les chefs de l’armée étaient si éloignés des réalités algériennes sur le terrain qu’ils ne comprenaient ni la société, ni le FLN, ni les colons français ?
Terrence Peterson : Je pense qu’il s’agit de tout cela. La conception de l’opération Pilote a démontré à quel point les chefs militaires comprenaient mal la société algérienne, ce qu’on a vu aussi à travers d’autres opérations, comme la maladroite campagne de propagande visant à encourager les pieds-noirs à « se faire un ami musulman », qui n’a suscité que des courriers haineux. Le haut commandement – les généraux Salan et Allard – se trouvait à Alger, loin du terrain, et ne pouvait pas constater l’échec de ses propres yeux. Le ton des rapports avait tendance à devenir plus optimiste au fur et à mesure qu’ils remontaient la chaîne de commandement, et je pense que les chefs militaires avaient un orgueil démesuré, persuadés que leurs méthodes allaient forcément fonctionner avec le temps, précisément parce qu’ils avaient une vision superficielle de la société algérienne et des griefs à l’origine du soutien au FLN.
Pendant des années, l’armée s’est efforcée d’élaborer une doctrine opérationnelle en réponse au FLN, et Salan tenait enfin quelque chose qui correspondait à ses préférences idéologiques. Je pense que l’autre facteur puissant qui a conduit Salan et les autres à ne pas voir les échecs de Pilote, ce sont les querelles intestines. Les officiers de l’armée française se sont montrés tout aussi réticents que les Algériens à adopter les tactiques et les techniques du bureau d’action psychologique, et il était plus facile pour Salan et le reste du haut commandement de les blâmer que d’admettre que leurs hypothèses de base sur la société rurale algérienne étaient fausses.
Victoria Brittain : L’initiative « Engagement »2 auprès des femmes et des jeunes a-t-elle eu plus de succès ?
Terrence Peterson : Si les efforts visant à prendre secrètement le contrôle des assemblées coutumières ont échoué, Pilote et les opérations ultérieures ont semblé prospérer davantage dans leurs tentatives d’implication des femmes et des jeunes. Les fonctionnaires coloniaux français voyaient dans ces deux groupes des leviers potentiels pour transformer la société algérienne selon les principes français, et ils ont donc créé une série de programmes, par exemple des équipes itinérantes de médecins et de travailleurs sociaux ciblant les femmes rurales ou des clubs sportifs pour les enfants et les jeunes adultes. Leur objectif était à peu près le même que celui du réseau d’agents politiques imaginé dans le cadre de l’opération Pilote : collecter du renseignement, diffuser de la propagande et cultiver une élite locale pro-française. La principale différence était que les Algériens interagissaient réellement avec ces programmes et l’armée en a donc fait le cœur de sa stratégie de pacification.
En même temps, il faut être très critique sur l’interprétation de cette apparente adhésion. Pour les officiers français, cette participation était un indicateur de succès. Mais les Algériens, eux, s’engageaient sur une base profondément stratégique et subversive. L’offre de soins médicaux, par exemple, était rare et les femmes semblaient heureuses de se rendre avec leurs enfants auprès des médecins itinérants, sans tenir compte de la propagande qui accompagnait ces visites. Elles renvoyaient aussi à leurs stéréotypes le personnel militaire, prétendant ne rien savoir des mouvements ou de la présence du FLN lorsqu’on les interrogeait, sous prétexte qu’elles étaient des femmes opprimées et cloîtrées (ce qui était rarement le cas). La guerre a été la source de profondes difficultés pour les Algériens : pas seulement les pénuries alimentaires ou l’effondrement des économies locales, mais aussi, pour de très nombreuses communautés rurales, le déplacement forcé dans des camps. Dans cette situation, les Algériens n’avaient pas d’autre option que l’armée pour accéder à de maigres services vitaux.
Sans surprise, les archives rapportent un point de vue presque entièrement français sur la guerre, mais malgré cela, on y décèle une hostilité croissante des Algériens engagés dans ces programmes. Et lorsqu’une vague de protestation populaire a déferlé sur les villes algériennes en décembre 1960, les commandants militaires français ont été choqués de constater que les manifestants étaient issus des groupes démographiques et des communautés qu’ils avaient ciblés pour ces programmes.
« Être harki était un moyen d’accéder à un salaire »
Victoria Brittain : Quelle a été la contribution des 56 000 harkis recrutés et l’impact sur leur société ?
Terrence Peterson : C’est une grande question, et des historiens comme François-Xavier Hautreux lui ont rendu justice bien mieux que moi. Pour répondre rapidement, je dirais que les Algériens ont rejoint les harkis et d’autres groupes d’autodéfense pour toutes sortes de raisons compliquées, la loyauté idéologique envers l’État colonial n’ayant vraisemblablement motivé qu’une petite minorité d’entre eux.
La guerre a provoqué une misère et un chômage massifs, et l’enrôlement comme harki était souvent un moyen d’accéder à un salaire ou à des allocations familiales. Parfois, cela s’inscrivait dans des rivalités intercommunautaires ou la volonté de défendre sa communauté contre des intrusions extérieures. De nombreux commandants de l’Armée de libération nationale (ALN) ont raconté comment l’enrôlement de leurs forces dans une harka, ou groupe d’autodéfense, leur permettait d’obtenir du gouvernement français les laissez-passer dont ils avaient besoin pour se déplacer librement. Pendant la plus grande partie de la guerre, les communautés des campagnes algériennes étaient tiraillées non seulement entre l’armée française et le FLN mais aussi, souvent, entre des hommes forts courtisés localement par les deux camps. Pour les Algériens des campagnes, les choix étaient difficiles.
L’armée française s’est également efforcée de mobiliser le plus grand nombre possible d’Algériens armés et civils dans la lutte contre le FLN. Cela est devenu un pilier central de la stratégie française vers le milieu de la guerre conduisant à l’engagement de nombreux Algériens sous le drapeau français, soit dans des rôles de défense locale, soit dans des opérations offensives de combat, comme ce fut le cas pour de nombreux harkis. Inévitablement, cela a nourri le ressentiment et la suspicion au sein de la société algérienne et contribué aux violentes représailles et purges de la fin de la guerre. Les chiffres définitifs sont difficiles à établir, mais il est clair que des milliers d’Algériens, y compris des harkis perçus comme trop proches de l’État colonial, ont perdu la vie, et que des dizaines de milliers d’autres ont fui vers la France.
Victoria Brittain : À partir de l’automne 1961, alors que le processus de pacification était bien engagé, jusqu’à son abandon en janvier 1962, des décisions contradictoires sont prises par les commandants locaux de l’armée. Pourquoi ?
Terrence Peterson : En avril 1961, les généraux Raoul Salan et Maurice Challe et un groupe d’autres conspirateurs tentent de faire un putsch à partir d’Alger pour empêcher le président Charles de Gaulle de négocier l’indépendance de l’Algérie. Le coup d’État échoue et, soudain, la pacification passe de mode : après tout, Salan et Challe sont deux des plus éminents partisans de cette stratégie. L’armée se repositionne autour de l’annonce d’un projet « humanitaire » destiné à préparer l’Algérie à l’indépendance mais, faute de cadre opérationnel alternatif à la pacification, beaucoup de commandants locaux continuent la même politique, jusqu’à ce que l’armée démobilise le personnel qui dirigeait les programmes de pacification sur le terrain.
Comme je l’affirme, il s’agit d’une partie importante de l’histoire. D’une part, cela a permis à l’armée française de blanchir sa campagne en Algérie en la présentant comme un projet de modernisation, de démocratisation et d’édification de la nation. D’autre part, avec le putsch et ses conséquences, les officiers ont pu prétendre que la pacification avait fonctionné jusqu’à ce que l’intrusion de la politique la fasse avorter. Ces deux mythes ont contribué à occulter la violence et les échecs de la pacification et permis à ces pratiques de perdurer après la guerre. L’une des toutes dernières choses que l’armée a faites en janvier 1962 a été l’organisation d’une ultime tournée de propagande de huit jours à l’intention des attachés militaires de vingt-trois pays amis, pour leur montrer les prétendues réalisations de l’armée en Algérie.
« L’armée française a formé des officiers portugais, espagnols... »

Victoria Brittain : Le plus étonnant, c’est que cette expérience militaire française a connu une grande postérité dans les programmes de pacification ultérieurs : ceux des militaires espagnols et portugais en Afrique contre les mouvements d’indépendance, des États-Uniens au Vietnam, du général états-unien David Petraeus en Irak et même dans les mésaventures postcoloniales de la France en Afrique de l’Ouest. Comment Paul Aussaresses, Roger Trinquier et David Galula ont réussi ce tour de force ? Ont-ils séduit les institutions militaires et universitaires américaines par leur charisme ? Ou faut-il y voir une volonté française de réécrire ce que beaucoup voyaient déjà comme un désastre national ?
Terrence Peterson : Je pense que la pérennité de la doctrine française de contre-insurrection est le fruit d’une campagne organisée de l’armée française pour cultiver son influence. Aujourd’hui encore, on parle de Galula et (dans une moindre mesure) de Trinquier comme de penseurs novateurs et transformateurs et, à bien des égards, cela revient à adhérer aux mythes qu’ils ont forgés. En réalité, l’armée française a déployé de très grands efforts pour cultiver des affinités et de l’influence auprès d’armées amies. À partir des années 1920, elle a formé à l’École de guerre à Paris de nombreux officiers étrangers de haut rang pour susciter une adhésion à la pensée stratégique française. Pendant toute la guerre d’Algérie, elle s’est associée à des armées étrangères pour former des officiers à l’école militaire d’Arzew, près d’Oran. En 1957, et surtout en 1959, l’armée française a formé en Algérie des dizaines d’officiers portugais, espagnols, états-uniens, argentins et autres, dans le but de les rallier à la cause française.
Ces efforts ont porté leurs fruits car ils ont été déployés au moment où la « pacification » semblait le mieux réussir, ce qui a permis aux Français, bien que la guerre se soit achevée par un désastre, de revendiquer une place dans le champ émergent de la contre-insurrection de la guerre froide. Ils n’ont rien proposé de radicalement nouveau ou créatif par rapport à d’autres pays, comme la Grande-Bretagne, qui mettait au point des approches similaires à la même époque. Mais les officiers français ont su capter l’esprit du temps dans leur doctrine et s’en servir pour vendre avec succès leur méthode à l’étranger. En fait, ils ont créé un public, ce qui a facilité la tâche d’anciens militaires entreprenants, comme Galula et Trinquier, qui ont commercialisé leur propre version de ces idées quelques années plus tard.
Ce qu’il faut surtout retenir à la lecture de David Galula, c’est qu’il ne fait que proposer une version réchauffée d’une doctrine qui a échoué, revisitée pour séduire les sensibilités états-uniennes. Avec Galula, comme avec la pacification en général, il faut rester extrêmement critique par rapport aux récits des officiers français sur ce qu’ils faisaient et la manière dont les Algériens y réagissaient.
mardi 24 décembre 2024
Édition et presse. Gaza, symbole d’un tour de vis idéologique
Exclusif. Le jour de son arrivée en septembre aux éditions du Seuil, Coralie Piton, la patronne venue de McKinsey, voit d’un mauvais œil la sortie du Livre noir de Gaza, coordonné par Agnès Levallois. Et à Marianne, la directrice Natacha Polony, considérée comme critique de la guerre israélienne à Gaza, vient d’être débarquée. Signes de plus d’une menace sur les libertés éditoriales des milliardaires catholiques et réactionnaires. Et, bien entendu, pro-israéliens.
C’est l’histoire d’une tentative d’effacement d’un livre, mais aussi le signe d’une défaite qui s’annonce si l’on n’y prend pas garde. À Paris, des manœuvres capitalistiques bouleversent l’édition et la presse depuis quelques années, qu’on pourrait résumer par « à droite toute ». Leitmotiv des patrons : que les universitaires, journalistes et éditeurs (évidemment woke) dégagent le terrain. Et arrêtent de bassiner avec la Palestine ces nouveaux amis d’Israël, au nom d’une tragique farce : la civilisation judéo-chrétienne qui se défendrait à Gaza.
Que les éditions du Seuil, place-forte littéraire de la gauche culturelle en France, soit le cadre de cet effacement en dit long sur les percées des nouveaux réacs sur le front des idées. Après avoir été la propriété de la famille Wertheimer, actionnaire de Chanel, plus encline aux garden-partys qu’aux joutes culturelles, cette maison est contrôlée depuis 2017 par la famille conservatrice franco-belge Montagne, qui possède les géants de la bande dessinée Dargaud et Dupuis, mais aussi Fleurus, l’hebdomadaire catholique Famille Chrétienne et quelques petits éditeurs traditionalistes.
Mai 2024. Hugues Jallon, PDG des éditions du Seuil, est débarqué. Les Montagne lui reprochent des résultats financiers en baisse et des erreurs de management. La baisse touche tout le secteur de l’édition qui s’est mal remis de la fin de l’engouement pour les livres pendant les années covid. Jallon a des convictions de gauche, qu’il n’a jamais cachées. Cela n’avait pas empêché son embauche en 2018 par les Montagne. Cet ancien patron de La Découverte, lui-même auteur, est un professionnel respecté. Mais depuis, les temps ont changé.
Parmi les projets lancés par Hugues Jallon avant son limogeage : Le livre noir de Gaza1. Il est confié à Agnès Levallois, une spécialiste du Proche-Orient, vice-présidente de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (Iremmo) et enseignante à Sciences Po. L’objectif de l’ouvrage est simple : traduire en français et éclairer des rapports d’ONG sur la situation à Gaza depuis un an. La préface est confiée à Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières (MSF) et spectateur à la fois avisé et engagé.
Malgré le départ d’Hugues Jallon, le processus de fabrication du livre suit son cours. La date de sortie du Livre noir est fixée au 4 octobre 2024. Début juillet, Coralie Piton est nommée à la tête des éditions du Seuil. Ancienne de la Fnac et de Canal+, elle a commencé sa carrière comme consultante chez McKinsey, le cabinet de conseil préféré des ultralibéraux. Il aida notamment Emmanuel Macron dans sa première campagne présidentielle. Il en fut dûment récompensé par des commandes de ministères macronisés après 2017, comme le révéla la presse début 2022. Plusieurs enquêtes judiciaires sont en cours à ce sujet.
Le « resserrement » du débat d’idées
Une ancienne de McKinsey à la personnalité glacée, selon le mot d’une salariée, contre un rêveur de gauche un peu bordélique, « cela ne pouvait pas s’inventer, mais, pour beaucoup, on a compris que la messe était dite », confie un salarié du Seuil. Vincent Montagne, le patron de Média Participations, qui contrôle le Seuil, est à la manœuvre. Il préside également le Syndicat national de l’édition (SNE), et « ne jure que par les résultats », dit un proche. Il complète en parlant de sa méfiance pour « les extrêmes », comprenez de gauche.
Coralie Piton arrive au Seuil début septembre. Immédiatement, au cours de différentes réunions avec les équipes, elle fait part de ses « interrogations » et de son « embarras » quant à la sortie du Livre noir de Gaza. « Beaucoup de choses me gênent personnellement », dit-elle. Il semble que la préface de Rony Brauman soit « problématique » à ses yeux. « Pourtant, il ne s’agit pas d’un brûlot militant, mais d’un livre de documentation », déplore une salariée du Seuil. Il est trop tard pour censurer, « le livre est alors déjà dans les camions de livraison », ironise un troisième salarié. Il ajoute : « cela serait abusif de parler de censure, mais il s’agit d’un sérieux warning. L’inquiétude est moins sur ce livre que pour les projets qui vont suivre ». « Il s’agit d’une bêtise plus que d’une volonté politique », tempère une autre salariée.
L’histoire n’est alors pas rendue publique. En interne, beaucoup s’inquiètent désormais de la nomination d’une femme « qui ne connaît pas notre métier et se demande s’il faut soutenir un livre publié par la maison ». « Elle a compris qu’elle devait s’écraser, car le pôle commercial défendait le Livre noir », poursuit un salarié. D’ailleurs, pour protéger un lancement qui s’annonce prometteur, Agnès Levallois n’est pas mise au courant des « inquiétudes » de Coralie Piton par ses éditeurs. Elle va défendre le livre dans de nombreux médias et rencontres. Elle est « tombée de l’armoire » quand elle a appris ce qui s’était joué début septembre. Agnès Levallois souligne le soutien constant des équipes du Seuil à un ouvrage qui s’est très bien vendu depuis deux mois, témoin de l’intérêt du public pour Gaza, a contrario de la doxa ambiante.
Mais Agnès Levallois n’est pas totalement surprise. Elle constate le « resserrement » du débat d’idées en France. Le 7 novembre, elle devait participer à une rencontre sur le Liban, organisé par la vénérable Association Neuilly Liban en compagnie de Joseph Maïla, professeur à l’ESSEC, et Karim Emile Bitar, professeur à l’École normale supérieure (ENS). Cette réunion devait être présentée par le journaliste du Monde Benjamin Barthe dans une salle municipale de la ville, après accord du maire, Jean-Christophe Fromentin. Mais, face à une campagne locale de dénigrement et de menaces menée notamment par le Crif et le rabbin, Neuilly prend peur, ce qui est amusant à écrire, et ne veut plus prêter sa salle. La veille de sa tenue, la rencontre est annulée… Quant à Benjamin Barthe, il fait l’objet de campagnes diffamatoires depuis des mois, dont la très réactionnaire Eugénie Bastié se fait le relais dans un article du Figarovox le 17 décembre.
Cela marque un climat, tout comme la tentative maladroite d’envoyer un ouvrage aux oubliettes. Depuis la rentrée de septembre, on ne compte plus les réunions interdites par les préfets — celles de Salah Hammouri, l’auteur de Prisonnier de Jérusalem (édition Libertalia, 2023), en particulier. Partout, des pressions, des menaces, de la surveillance policière. Du 13 au 16 décembre, l’association Histoires de se rencontrer au cinéma organisait au Mas d’Azil, un superbe village d’Ariège à l’esprit rebelle et culturel, une rétrospective du cinéaste Eyal Sivan en présence de la philosophe Marie-José Mondzain et de l’auteur de ces lignes. Salle et rencontres pleines, de longs échanges d’idées et de perspectives dans une ambiance chaleureuse. Alentour, des gendarmes se tenaient en faction dans leurs breaks bleus, observant sans discrétion les participant·es et relevant les plaques d’immatriculation des voitures pendant les séances.
Alliance entre ultra-laïcs islamophobes et riches réactionnaires catholiques
Accompagnant ce climat étouffant, se trame une alliance naissante entre les riches catholiques réacs — les familles Bolloré, Montagne, Stérin notamment — et les soutiens financiers de courants politiques ultra-laïcs et islamophobes, Daniel Kretinsky en particulier.
Ce milliardaire tchèque s’est bâti en France, en moins de dix ans, un empire économique et médiatique d’une puissance inédite, de l’énergie à la grande distribution. Il s’est allié à Denis Olivennes, son homme dans les médias. Ce dernier, aux commandes de nombreux magazines, dirige en coulisses Libération, à qui Kretinsky va à nouveau avancer 15 millions d’euros. Mais il est aussi le patron de Franc-Tireur, l’hebdo de Caroline Fourest et Raphaël Enthoven. On retrouvera les mêmes, et bien d’autres, à « Réels Tv », le projet de télé qu’Olivennes pilote et entend consacrer à la lutte contre « la désinformation ». Ce chaud partisan d’Israël, qui a commencé sa carrière politico-médiatique au Parti socialiste, a en horreur tout ce qui ressemble à un syndicaliste ou à un militant de gauche. Cela promet…
Entre la chorale de Denis Olivennes et les chœurs de Vincent Bolloré, c’est la même gamme qui est chantée, les mêmes obsessions racistes, la même vision biaisée de la France, tandis que la gauche a perdu la voix.
C’est encore brumeux, mais suffisamment précis pour déclencher divers levers de bouclier. D’abord quand tous ces gens se sont alliés au début de l’automne pour reprendre l’École supérieure de journalisme (ESJ-Paris). Puis fin novembre, à l’intérieur du groupe Bayard. Les salarié·es se sont mis en grève contre l’embauche à un poste dirigeant d’Alban du Rostu, l’ancien bras droit du « jeune » (50 ans) milliardaire Pierre-Édouard Stérin.
Les salarié·es de Bayard ont obtenu, le 2 décembre, le renoncement à son entrée dans leur groupe marqué par le christianisme social et la culture populaire. On peut se réjouir avec l’intersyndicale de Bayard (CFDT, CFTC, CFE-CGC-CSN, CGT, SNJ) d’une « victoire sur toute la ligne ». Mais Alban du Rostu est jeune, désormais connu, et il se dit qu’il échange avec Jordan Bardella. Il ne devrait pas connaître un long passage par la case chômage. D’autant qu’il est soutenu par Denis Olivennes.
Olivennes (qui est aussi un ami de Vincent Montagne du Seuil) aime bien être le nouvel ami d’Alban du Rostu. Dans un tweet, il le juge « sympa, pro, pas sectaire ». Il a essayé de fourguer à Stérin l’hebdomadaire Marianne, à la ligne politique erratique. Et il vient de débarquer sa directrice, Natacha Polony, ce 19 décembre. Polony disait partout dans Paris ces dernières semaines que ses ennuis ont commencé quand elle s’est affrontée à Bernard-Henri Lévy, dit BHL, le 24 mars 2024, sur le plateau de Léa Salamé, à propos de Gaza. Caroline Fourest, l’amie de Denis Olivennes et de BHL (Paris est un village), elle aussi très pro-israélienne, menait campagne contre Polony, qui l’avait virée de Marianne. L’extrême droite « pas sectaire » n’a pas réussi à récupérer l’hebdomadaire après un niet de la rédaction. Mais Olivennes veut venger l’affront à BHL, un autre de ses amis.
Tout en annonçant une sévère cure d’austérité pour Marianne, avec réduction de la rédaction et de la pagination, il nomme à sa tête un Bolloré-boy, le vieux roublard de la télé Frédéric Taddéi, qui était ces derniers temps à Europe 1. Il a aussi collaboré à Cnews, dont il a d’ailleurs été viré. L’homme traine la sulfureuse réputation d’aimer ouvrir ses micros à des complotistes et à des antisémites, comme Dieudonné ou Marc-Édouard Nabe. Mais, ce n’est pas forcément pour déplaire aux amis réactionnaires d’Olivennes, qui montre avec ce petit coup de force que ce déontologue autoproclamé assume aussi le tordu. Avec Taddeï à Marianne, ce titre tombe dans l’escarcelle des nouveaux réacs, sans dépenser un sou. Kretinsky reste propriétaire et Olivennes patron. Pauvres confrères, qui vont connaître des heures noires.
Une guerre idéologique
Côté réac encore plus engagé que Taddeï, Alban du Rostu est une des têtes pensantes de cette extrême droite identitaire. Il a conçu pour Stérin le projet Pericles, dévoilé cet été par l’Humanité. Il suffit de décliner l’acronyme Pericles — Patriotes, enracinés, résistants, identitaires, chrétiens, libéraux, européens, souverainistes — pour comprendre de quoi il s’agit : mettre le pays sous cloche identitaire, « remporter des victoires idéologiques », et se débarrasser de ces Français qui osent les mariages mixtes et manifestent pour la Palestine.
Ces gens sont des tyrans en mots. Pour le moment, ils s’affairent avec Jordan Bardella et Marine Le Pen. Mais leur projet de purification est terrifiant, et ils le préparent en se débarrassant de ces affreux « islamo-gauchistes » qui selon eux pullulent. Hugues Jallon est le premier d’une liste, Natacha Polony est une cousine éloignée, mais elle n’a pas manqué de courage sur Gaza. Le mot purification n’est pas trop fort : des listes de noms d’avocats et de journalistes à purger circulent déjà sur des sites identitaires.
Le redressement « spirituel » de la France qu’appelle de leurs vœux les catholiques réactionnaires et leurs alliés les libéraux islamophobes est ainsi en marche. Flics partout, libertés nulle part est moins un slogan libertaire qu’un programme politique. Un de leurs objectifs communs : ne plus entendre parler de cette sale guerre livrée à Gaza. Mais aussi de ces libertés qui s’éteignent l’une après l’autre au pays des droits de l’homme.
C’est une guerre idéologique qui se livre en France. Elle ne fait que commencer sur les fronts éditoriaux. Julia Cagé, experte des médias et présidente de la Société des lecteurs du Monde, constate, non sans inquiétude que « le laissez-faire face à Bolloré, pour piétiner l’idée de liberté éditoriale, dans les médias et l’édition, a été le libérateur de tout ». Des « pro-business semblant sans idéologie » s’alignent, un par un, derrière Bolloré et Bardella. Leurs partisans s’échinent à nous faire croire que la France est livrée, avec France Inter, Le Monde, Médiapart et bien d’autres titres, à la croisade woke (et pro-palestinienne), alors qu’en réalité ils mettent la main sur d’énormes pactoles médiatiques et éditoriaux. « Stérin se cache à peine », ajoute d’ailleurs Julia Cagé. Olivennes non plus. Inutile de continuer à s’aveugler : les nouveaux réacs sont en train de marquer de nombreux points.
lundi 9 décembre 2024
1er décembre 1944 : Le massacre de Thiaroye : Morts par la France
Source: https://www.initiative-communiste.fr/articles/international/1er-decembre-1944-le-massacre-de-thiaroye-morts-par-la-france/
Je suis le nouveau prof d′histoire,
le cours d’aujourd′hui c’est sur Thiaroye 44
Disiz la peste de son vrai nom Serigne M’Baye Gueye[1]

Qui a déjà entendu parler du massacre de Thiaroye ? Pour les Français, même militants, c’est un massacre parmi tant d’autres, mais pour les Africains, Thiaroye ne fut pas un fait divers. Il fut et il reste un marqueur pour toutes les générations. Aujourd’hui d’importantes cérémonies d’hommage sont prévues au Sénégal afin de faire la lumière sur ce crime colonial si peu connu en France et qui s’inscrit dans la droite ligne de tous les crimes impérialistes.
Il y a 80 ans, le 1er décembre 1944, à 15 kilomètres de Dakar au Sénégal, l’armée française commit en effet un épouvantable massacre. Le jour n’était pas encore levé sur le camp de Thiaroye (vaste camp de 40 km2), lorsque les tirailleurs dits « sénégalais » (il s’agissait en fait de soldats qui avaient été raflés dans l’ensemble de l’Afrique coloniale française) virent entrer des troupes coloniales dans le camp. Ces unités militaires – plus de mille « indigènes » et plus d’une centaine d’Européens, encore sous l’autorité vichyste – assistées d’armes lourdes – un char, des automitrailleuses, des half-tracks – rabattirent les tirailleurs sur une esplanade. Deux heures plus tard les corps des « tirailleurs » s’entassaient sur la vaste place rouge de sang.
Morts POUR la France ou morts PAR la France ?
Après la défaite de mai-juin 1940, ces troupes coloniales avaient été faites prisonnières et enfermées dans des Frontstalags[2] où elles furent d’abord gardées par des nazis puis carrément par leurs propres officiers (à partir de 1943, les Allemands obtinrent effectivement du gouvernement de Vichy que ces soldats soient surveillés par des gardiens français) lorsque les Allemands partirent s’embourber dans les vastes plaines russes. Quelle humiliation pour ces valeureux soldats qui étaient venus se battre pour la « mère patrie »[3] !

La guerre finie, 1200 à 1800 tirailleurs sénégalais qui avaient enduré le froid, la faim, la peur, la captivité et la souffrance, durent quitter la métropole – quelques centaines ayant refusé dès la France puis au Maroc de s’embarquer – en n’ayant touché qu’un quart de leur solde, et débarquèrent sur leur terre natale le 21 novembre 1944. À 15 km de Dakar, dans le camp de Thiaroye, ils attendirent donc leurs arriérés de solde, de prime, de démobilisation comme cela avait été le cas pour le reste des troupes françaises, refusant de rentrer dans leurs villages perdus du Soudan ou de Haute Volta sans leur dû. À leur départ de France, les autorités leur avaient expliqué que le paiement de leur solde ne pouvait pas se faire en métropole car soi-disant la monnaie française n’avait pas cours en Afrique équatoriale française et qu’ils seraient donc payés en Afrique.
Mais une fois arrivés à Dakar, plus question de paiement. Les pauvres tirailleurs eurent alors l’audace de protester. Le 28 novembre 1944, le général Marcel Dagnan se rendit à la caserne de Thiaroye, accompagné de quelques officiers, soi-disant pour écouter leurs doléances mais en fait surtout pour leur réitérer l’ordre arrogant de rentrer dans leurs villages. Les tirailleurs durcirent alors un peu le ton en réclamant leurs droits. Afin de pouvoir se sortir au plus vite de ce guêpier, le général leur fit la promesse qu’ils recevraient leur dû. Mais en fait de dû, il les accusa immédiatement de mutinerie.
Ces humbles soldats, originaires de toute l’Afrique occidentale française, furent rassemblés sur une esplanade et littéralement massacrés à la mitrailleuse[4]. Le bilan officiel de l’époque fut de 35 morts ! Allons donc ! Plus de 500 cartouches ont été retrouvées sur place ! Certains historiens, comme Armelle Malon, estiment plutôt que l’épouvantable bilan serait plutôt de l’ordre de 400 morts enfouis dans des fosses communes. Les rapports militaires contradictoires, totalement à charge, sont la preuve que « la fraude, l’écriture de faux, a été réalisée à une grande échelle. […] Dans la moiteur de l’Afrique tropicale – certes relative au mois de décembre à Dakar – c’est bien le haut commandement militaire français qui est impliqué dans cet « acte honteux », comme l’écrit Martin Mourre[5], chercheur affilié à l’Institut des mondes africains (IMAf-EHESS). Dans la préface de la thèse de ce chercheur, l’historien congolais Elikia M’bokolo qualifie ce massacre de « crime de guerre » et il ajoute : « Voilà ce que fut la tragédie de Thiaroye ! Que dis-je, non pas une tragédie, un crime de toute évidence ! Un crime de plus dans la longue, trop longue liste des crimes coloniaux »[6].

De fait, il s’agit bien d’un crime colonial. En effet, au lieu de suivre les demandes du député radical de gauche Gaston Monnerville qui réclamait une commission d’enquête, les autorités militaires désireuses d’inverser la charge de la responsabilité, arrêtèrent les prétendus meneurs et, en mars 1945 dans un procès militaire expéditif (pléonasme), condamnèrent 34 d’entre eux à de très lourdes peines allant de une à dix années de prison, principalement pour des faits de rébellion. Certains d’entre eux furent incarcérés à Gorée. Ce nom ne vous dit rien ? C’est de là que partirent durant plusieurs siècles, des bateaux chargés d’esclaves pour les Amériques. Vous rendez-vous compte du symbole ? D’autres furent emprisonnés en Mauritanie, dans des zones désertiques, dans des chaleurs éprouvantes. Finalement ils furent libérés, puis graciés au printemps 1947 (mais cinq d’entre eux étaient déjà morts et pour cause), ce qui ne les rétablissait absolument pas dans leurs droits.
L’avocat des tirailleurs sénégalais, maître Lamine GUEYE écrivit à propos de ces malheureux le 7 décembre 1944 à Gaston Monnerville : « Des hommes qui avaient combattu pour la France, avaient été prisonniers en France, avaient par miracle échappé à la mort. Quand ils sont revenus sur le sol natal, au moment de revoir leur foyer et leur famille, ils ont été tués par des balles françaises, pour une misérable question de sous. »[7].
Qu’à cela ne tienne, le général de la division Sénégal/Mauritanie, Marcel DAGNAN, ne démordra pas de son arrogante assurance : « Il était nécessaire de rétablir la discipline et l’obéissance par d’autres moyens que les discours et la persuasion. Tout est rentré tragiquement dans l’ordre. » Sinistre expression favorite des massacreurs de ce monde.

« L’ordre règne à Varsovie[8] », « l’ordre règne à Paris[9] », « l’ordre règne à Berlin[10] ». Tous les demi-siècles, les gardiens de « l’ordre » lancent ainsi dans un des foyers de la lutte mondiale leurs bulletins de victoire. Et ces « vainqueurs » qui exultent ne s’aperçoivent pas qu’un « ordre », qui a besoin d’être maintenu périodiquement par de sanglantes hécatombes, va inéluctablement à sa perte », prédisait déjà Rosa Luxembourg le 14 janvier 1919 (avant d’être assassinée le lendemain).
De l’hommage en poèmes, en musique et images à la lutte anticoloniale.
En réalité, en guise d’ordre, craignant des émeutes à Dakar et l’émotion que pouvait provoquer en métropole cet abominable massacre, les autorités françaises firent tout pour étouffer ce crime contre l’humanité. Mais par les ruelles, par les marchés, le bruit se répandit bien vite et s’amplifia en France, dans les textes des intellectuels, dans les rangs de l’Assemblée… Ainsi Léopold Sedar Senghor, alors député du Sénégal, qui fut lui aussi simple soldat fait prisonnier durant la Deuxième guerre mondiale et qui aurait pu faire partie des victimes, écrivit un poème « Tyaroye » paru dans « Hostie noires » en 1948.
« Prisonniers noirs, je dis bien prisonniers français, est‐ce donc vrai que la France n’est plus la France ? […] Non, vous n’êtes pas des morts gratuits. Vous êtes les témoins de l’Afrique immortelle, vous êtes les témoins du monde nouveau qui sera demain. »
Certes il n’eut guère d’influence lors de sa sortie. D’autant que dès que Senghor devint président du Sénégal en 1960, il ne revint jamais sur cet événement. Les militants de la gauche sénégalaise virent dans ce silence la preuve que Senghor n’avait pas rompu avec l’ancienne puissance coloniale. Ce beau chant funèbre en effet garantissait à ces victimes de la barbarie impérialiste « une survie dans l’honneur, dans l’espoir d’une future vie dans la mémoire de l’Afrique immortelle »[11], mais surtout permit à Senghor « d’éviter de parler des exactions du système colonial, purement et simplement, le travail forcé il ne s’indigne que des mauvais traitements […]. Il ne considère pas que la colonisation est un système, mais que c’est quelque chose que l’on peut corriger. »[12]

Beaucoup plus politique, en 1949, Fodeba Keita, écrivain guinéen engagé dans la dénonciation de l’arbitraire colonial, écrivit et mit en musique dans une œuvre audio, Aube africaine. Interdit en 1949 par un arrêté du gouverneur du Sénégal, il fut fort heureusement édité en France en 1950 par Pierre Seghers, un éditeur proche du Parti communiste français dans un recueil intitulé Poèmes africains.[13] En réaction à cette interdiction, le Réveil, le journal du Rassemblement démocratique Africain (RDA qui venait d’être fondé en 1946), insistait alors sur le fait que le système colonial passait aussi par la déculturation.
« Tous les Africains constateront qu’au moment où ces disques africains sont interdits, nous sommes envahis par une quantité de disque d’inspiration anglaise ou américaine dans lesquels l’exotisme du tam-tam ou de la guitare couvre une vulgarité décevante ; des disques où il n’y a que du rythme, du bruit que cadencent des chants faits de résignation »[14].
Le chant de Fodeba Keïta, au son de la guitare et du tam tam, ne fut pas celui de la résignation. Bien au contraire, il racontait l’histoire d’un paysan, Naman, appelé sous les drapeaux, décoré pour sa bravoure, blessé, puis fait prisonnier et finalement ramené à Thiaroye où un matin,
« C’était l’aube. Nous étions à Thiaroye-sur-Mer. Les premiers rayons du soleil frôlant à peine la surface de la mer doraient ses petites vagues moutonnantes. Au cours d’une grande querelle qui nous opposait à nos chefs blancs à Dakar, une balle a trahi Naman. Il repose en terre sénégalaise. […] Les corbeaux, en bandes bruyantes, venaient annoncer aux environs, par leur croassement, la tragédie qui ensanglantait l’aube de Tiaroye… »
Franz Fanon, à travers l’hommage qu’il rendra à ce poème, en montrera, dans Les damnés de la terre en 1961, toute la dimension politique, lui qui avait bien compris qu’ « il existe […] une complicité objective du capitalisme avec les forces violentes qui éclatent dans le territoire colonial ».

« La compréhension du poème (Aube africaine) n’est pas seulement une démarche intellectuelle, mais une démarche politique. Comprendre ce poème c’est comprendre le rôle qu’on a à jouer, identifier sa démarche, fourbir ses armes. Il n’y a pas un colonisé qui ne reçoive le message contenu dans ce poème. Naman, héros des champs de bataille d’Europe, Naman qui ne cessa d’assurer à la métropole puissance et pérennité, Naman mitraillé par les forces de police au moment où il reprend contact avec sa terre natale, c’est Sétif en 1945, Fort-de-France, Saïgon, Dakar, Lagos. Tous ces nègres et tous ces bicots qui se sont battus pour défendre la liberté de la France ou la civilisation britannique se retrouvent dans ce poème de Keita Fodéba. »
Thiaroye fait bien partie de ces événements qui servent à la compréhension de l’Histoire pour engager la lutte puisque durant des décennies, les autorités françaises ont tout fait pour dissimuler cette « tache morale indélébile ».[15] Dans les années 1970, Boubacar Boris Diop écrivit la pièce Thiaroye terre rouge (qui ne sera publiée qu’en 1981), impressionnante charge contre le colonialisme, et s’engagea sur un scénario de film, Thiaroye 44, qui ne vit jamais le jour, tandis que l’historien de formation Cheikh Faty Faye livrait Aube de sang. Tout ce souffle culturel permit de sensibiliser les populations à l’idée de la nation sénégalaise et les faire adhérer à la lutte politique.
Lorsque le film le film Camp de Thiaroye, d’Ousmane Sembène (ancien tirailleur) et Thierno Faty Sow, sortit en 1988, il reçut de nombreux prix, mais ne fut pas distribué en France, alors même qu’il avait été présélectionné pour le festival de Cannes et qu’il avait obtenu un prix spécial à la Mostra de Venise[16]. Il ne fut projeté en France que dans un cinéma d’art et d’essai, et encore… dix ans plus tard. Il paraît évident qu’une fois encore c’était dû à une pression de la Françafrique : censure ? De toute évidence, puisque pour les autorités françaises, Thiaroye restait une « mutinerie ». Il ne fut projeté que cette année en 2024, au Festival de Cannes, 36 ans après son interdiction. « Personne ne voulait que ce film se fasse », se souvient le comédien ivoirien Sidiki Bakaba qui avait joué alors le rôle de l’un de ces tirailleurs. « Lors du tournage, il y avait même des hélicos de l’armée française qui venaient voler au-dessus pour nous empêcher de filmer. »
« Qu’est-ce qui est plus illégal que le colonialisme ? »
(Biram Senghor, fils de M’Bap Senghor tué à Thiaroye)

A travers leur bataille culturelle, tous ces artistes de la gauche sénégalaise des années 1980 cherchèrent à se réapproprier leur histoire : « On nous a appris une autre histoire que la nôtre […]. Nous n’avons pas réellement écrit l’histoire de nos pays ni de l’Afrique, tout a été écrit par les Français. »[17] C’est pourquoi, pour Ousmane Sembène, « point de salut pour l’Afrique dans le cadre du colonialisme, envisagé comme un système conduisant aux pires atrocités ».
Ainsi Thiaroye a fait l’objet de nombreuses réappropriations culturelles au Sénégal – bien avant que les historiens ne se saisissent de l’événement à la fin des années 1990 – mais c’est dans le domaine politique que sa mémoire est demeurée la plus vivace.
Dès les années cinquante, le massacre de Thiaroye fut intégré dans tous les débats politiques, à un moment où, rappelons-le, les luttes de libération nationale éclataient un peu partout dans l’Empire français, en Indochine, à Madagascar, au Cameroun, en Algérie… Les militants de gauche voulurent alors réinvestir la mémoire de la répression, non seulement afin de mettre en lumière ce crime colonial et réintégrer « Thiaroye » dans l’histoire nationale, comme on vient de le voir mais aussi,
« afin de le relier à un avenir national et panafricain comme de l’inscrire dans les batailles qui sont celles de la lutte des classes ». Thiaroye « est devenu un symbole des luttes anticoloniales et plus largement anti-impérialistes. C’est bien ainsi que l’interprète une frange de la jeunesse sénégalaise qui, au sortir de la guerre, et plus spécifiquement au milieu des années 1950, commence à réclamer l’indépendance »[18].
Si jusqu’aux années 80, la mémoire de Thiaroye avait été entretenue par cette intelligentsia littéraire et développée par l’opposition politique (particulièrement communiste), avec le film Camp de Thiaroye la mémoire historique commença à devenir un patrimoine commun à toute la nation sénégalaise.
Depuis le début des années 2000, Thiaroye a fait au Sénégal l’objet d’une politique mémorielle officielle. La nouvelle classe politique dirigeante sénégalaise a voulu afficher elle aussi sa volonté de se réapproprier ce récit refusant que l’histoire soit écrite par les vainqueurs qui imposent leur récit face aux victimes de la violence coloniale.
Du discours anticolonialiste et anti-impérialiste, elle est passée à un discours panafricain susceptible de fédérer l’ensemble des pays voisins en proie à des guerres civiles, rappelant ainsi que ces tirailleurs n’étaient pas seulement sénégalais. Ils venaient de toutes les régions de l’ancienne Afrique occidentale française (AOF). Ils étaient aussi bien guinéens qu’ivoiriens, maliens, ou burkinabés. Tous avaient été victimes de la violence coloniale. Et c’est précisément cette image, bien plus complexe pourtant, de ce « tirailleur sénégalais », héros des deux guerres mondiales et malgré tout victime des violences coloniales, qu’ont voulu rétablir les hommes politiques (mettant plus ou moins sous le tapis qu’on l’obligea à être, entre autres violences, le bras armé de l’impérialisme européen).

De commémorations en émancipations
Ainsi, le 23 août 2004 fut organisée la première journée de commémoration des tirailleurs sénégalais, morts pour la France aux guerres 14-18 et 39-45. Cette commémoration montrait à la fois la volonté d’unir les anciens pays colonisés et frappés par le terrorisme, et la tentative de renforcer la cohésion nationale. Loin d’incriminer la France, avec qui les relations néo-coloniales étaient restées, toutes ces décennies, dirigées par des bourgeois africains compradores – les Sénégalais, selon les dires du président Abdoulaye Wade, avaient voulu instaurer « une commémoration tournante [qui] pourrait constituer une chaîne internationale de solidarité dont le noyau dur serait personnifié par l’Afrique et la France ». Et aujourd’hui encore, l’historien à l’université Columbia de New York Mamadou Diouf, qui est aussi le président du comité de commémoration du massacre de Thiaroye, écrit dans Le Monde le 11 novembre 2024 : « Ni les autorités sénégalaises, ni le comité ne sont mus par une lutte contre la France, mais par une volonté très forte d’éclairer les faits et de produire un récit historique le moins contestable possible. ».Un récit historique « le moins contestable possible » … afin de ne pas perdre les bénéfices de l’aide au développement, qui tout en étant une petite restitution des vols commis à grande échelle, ont tant servi aux élites corrompues.
Depuis 2008, l’histoire des tirailleurs fait partie des programmes scolaires au Sénégal. Le massacre est entré dans les programmes d’histoire des classes de 3e et de 1re. Ce qui n’est toujours pas le cas en France où on s’émeut le 11 novembre de leur courage et de leur sacrifice lors de la Première Guerre mondiale. Mais le seul endroit à Paris où l’on trouve des stèles en leur honneur, dans le jardin d’agronomie tropicale René Dumont du bois de Vincennes, est plus ou moins laissé à l’abandon par la mairie de Paris, pourtant responsable de de ces stèles de mémoire[20].
Il a fallu attendre 2014 pour qu’un président français, en l’occurrence François Hollande, évoque à l’occasion d’une visite officielle au Sénégal le 30 novembre, la responsabilité de la France dans ce qu’il a alors appelé une « répression sanglante ».
« Les événements qui ont eu lieu ici en décembre 1944 sont tout simplement épouvantables, insupportables. Je voulais venir ici, à Thiaroye. Je voulais réparer une injustice et saluer la mémoire d’hommes qui portaient l’uniforme français et sur lesquels les Français avaient retourné leurs fusils, car c’est ce qui s’est produit. Ce fut la répression sanglante de Thiaroye. »
Le terme de « répression » ne fut pas du goût des descendants des tirailleurs, car il sous-entendait que cette « répression » faisait suite à une révolte, une mutinerie, empêchant de ce fait la tenue du procès en révision du camp de Thiaroye. Les familles espéraient, pour le moins, que soit reconnue clairement la responsabilité de l’État français colonialiste dans ce qu’ils considéraient à juste titre être un « crime colonial ». (Alors que 350 soldats français bénéficient toujours en 2024 de plusieurs bases militaires au Sénégal dans le cadre « d’accord de défense pour lutter contre les groupes djihadistes au Sahel » et que le franc CFA est toujours en usage… sans parler de la lourde présence américaine… Belle réussite en vérité…. Colonialisme quand tu nous tiens.)
Lors de cette visite, François Hollande promit également au Sénégal les copies des archives françaises. Une commission d’historiens avait même été nommée pour faire enfin la lumière sur ce crime emblématique de l’injustice coloniale. Il n’en est rien sorti. Rien n’a filtré de ces archives. Aujourd’hui encore, les historiens et les autorités sénégalaises suspectent l’existence de documents secrets puisque des historiens ont identifié une liste d’archives non remises.

Le 18 juin 2024, l’État français, à la demande d’Emmanuel Macron, le président « philosophe et historien », a annoncé l’octroi de la mention « Morts pour la France » à six tirailleurs sénégalais (quatre Sénégalais, un Ivoirien et un Burkinabé) exécutés (assassinés serait un mot plus juste) ce 1er décembre 1944 à Thiaroye. Le nouveau Premier ministre sénégalais Ousmane Sonko a aussitôt répliqué que ce n’était pas à la France de fixer unilatéralement le nombre d’Africains assassinés, ni la portée de la reconnaissance qu’ils méritent. Il est clair que les autorités françaises doivent enfin comprendre qu’elles ne peuvent plus mener une politique, même mémorielle, de type colonial dont les Africains (et pas uniquement les Sénégalais) ne veulent définitivement plus, comme le prouvent les réactions des pays du Sahel. Rien ne peut et rien ne doit se faire sans les pays concernés, à commencer par le Sénégal. Et ce, malgré toutes les entraves mises par la « Grande muette », cette hiérarchie militaire qui ne veut pas qu’on revienne sur le récit officiel. Car il est évident que s’ils sont « morts pour la France », ils ne pouvaient pas être des mutins.

C’est pourquoi en ce mois de novembre 2024, des historiens, membres d’associations, avocats et élus se sont réunis au palais Bourbon pour réclamer la reconnaissance officielle par l’État français de l’exécution de ces tirailleurs et le versement de réparations à leurs descendants, comme le réclame Birame Senghor depuis des décennies. On ne peut pas se contenter de la grâce si généreusement offerte en 1947. Il faut les réhabiliter. Pour cela, il faut ouvrir un nouveau procès en révision. Pour le moment, les propos tenus par Jean-Louis Thériot, ministre délégué aux Anciens combattants et à la Mémoire lors de la commission Défense le 14 octobre 2024, ne donnent guère d’espoir sur une suite favorable. Cela ressemble toujours à « une misérable question de sous » comme le disait Lamine Gueye.
« Toutes les archives concernant la mort des tirailleurs ont été scannées et transmises au gouvernement sénégalais. Rien ne prouve à ce jour l’existence de fosses communes. Le gouvernement sénégalais a créé une commission mais n’a transmis aucune demande financière à la France »[21].
Voilà qui n’augure rien de bon. Macron se rendra-t-il à Dakar le 1er décembre pour les commémorations du massacre, comme cela avait été annoncé lors des festivités du débarquement ? Peut-être, mais pourquoi faire ? S’acquitter enfin de la « dette de sang » française ? Rien ne semble le confirmer.
Le Sénégal, par l’ensemble des commémorations prévues du 1er décembre 2024 jusqu’à avril 2025, envisage une intégration panafricaine, fondée sur la rupture avec l’alignement hérité de la guerre froide et la « Françafrique », et espérons-le sur « l’union libre de peuples libres ». Espérons aussi que cette émancipation nationale soit accompagnée d’une véritable émancipation sociale faute de quoi, en régime capitaliste, ce fédéralisme resterait, comme le disait Lénine, « ou impossible ou réactionnaire ». Les nouveaux gouvernants sénégalais veulent proposer une histoire africaine du monde, faire mentir le très minable discours de Dakar d’un autre président-historien français, Nicolas Sarkozy, (discours il est vrai écrit par Henri Guaino), qui avait osé dire le 27 juillet 2007 :

« Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire […]. Jamais il ne s’élance vers l’avenir […]. Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout est écrit d’avance. […] Il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès ».
Ce discours colonialiste qu’on daterait aisément du XIXe siècle, oublieux « de la Françafrique, de ses scandales, de la collusion des intérêts politiques et pétrochimiques, de son soutien aux « satrapes » dans un « système de corruption réciproque »[22] correspond toujours aujourd’hui à L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, comme le disait Lénine.
En attendant, à partir du 21 novembre 2024 (jour anniversaire du retour des tirailleurs au Sénégal en 1944), à Bordeaux, Paris et Poitiers, et dans le cadre du 80e anniversaire de la Libération de la France, le réseau Mémoires & Partages propose aux établissements scolaires et à tous les publics, l’exposition documentaire Morts pour la France : les Tirailleurs de Thiaroye 44. Espérons que cette exposition, non visible à l’heure où ces lignes sont écrites, saura dépasser le stade de « la mémoire qui ne vaut pas que pour le souvenir mais aussi et surtout pour le devenir » et permettra de franchir ce qu’Amilcar Cabral appelait la « crise de la connaissance ».
A l’heure où en France le racisme « décomplexé » est une opinion comme les autres, où les immigrés sont devenus plus que jamais les nouveaux boucs émissaires de la crise économique, sociale et politique, où le nouveau ministre de l’Intérieur, le vendéen Bruno Retailleau, ose déclarer que « l’immigration n’est pas une chance » – reprenant sans vergogne la formule de Jean-Marie Le Pen en 1995 : « L’immigration n’est pas une chance pour la France, c’est même un fléau » – il est bon d’ouvrir de nouvelles fenêtres sur de nouveaux horizons. La jeunesse immigrée pourra peut-être ainsi renouer certains fils de son histoire et se poser les questions que l’enseignement dévalué de la République ne lui a pas permis de se poser depuis tant d’années.

Concluons par ces mots du rappeur franco-sénégalais, Disiz la Peste, qui soufflent le vent d’une fenêtre à jamais ouverte :
« Mais cette nuit du 1er décembre 44 alors qu’ils dorment,
l’armée française est venue comme une traître.
Coup de mitraillettes.
Arrachés de leurs rêves,
on les tue simplement, froidement et plein de haine.
Ce fut le début du remerciement
la suite c’est maintenant
pour tous les immigrés en France »[23]

[1] Cours d’histoire est extrait du deuxième album du rappeur Disiz La Peste sorti en 2003 : Jeu de société.
[2] Camps de prisonniers à l’extérieur du Reich, sur le sol français en zone occupée, car les nazis ne voulaient pas de Noirs sur le sol aryen.
[3] Durant la Première guerre mondiale, 200 000 Africains venus d’AOF ont servi la France, dont 150 000 sur le sol européen ; 30 000 d’entre eux ne sont pas revenus. Entre 1939 et 1945, 180 000 soldats africains ont fait partie des troupes coloniales et 70 000 d’entre eux furent fait prisonniers par les Allemands. Près de 29 000 sont morts sur les champs de bataille.
[4] Voilà qui rappelle la triste histoire des soldats français de la garnison de Nancy, qui avaient eu le 30 août 1790 l’audace de réclamer leur solde, et que le marquis de Bouillé, aux ordres de notre héros national La Fayette, avait massacrés. Plusieurs centaines de morts. Les survivants furent soit emprisonnés, soit pendus et l’un d’eux subit même le supplice de la roue ! Marat prit leur parti en publiant un pamphlet, « L’affreux réveil », dans lequel il dénonçait les « menées atroces » des « ennemis de la Révolution ».
[5] https://books.openedition.org/pur/152435?lang=fr#bodyftn36 Martin Mourre, Thiaroye 1944, Histoire et mémoire d’un massacre colonial, Presses universitaire de Rennes, janvier 2022.
[6] https://academieoutremer.fr/presentation-bibliotheque-les-recensions-du-carasom/?aId=2814 Recension de Jean Nemo : Thiaroye 1944 : histoire et mémoire d’un massacre colonial
[7] Malheureusement, une fois devenu président de l’Assemblée nationale du Sénégal (de 1960 à 1968), il ne fit plus jamais allusion à ce carnage, se terrant ainsi dans un silence complice par intérêt politique vis-vis de la France.
[8] En référence à la déclaration du ministre des affaires étrangères, le comte Sebastiani en 1831, lors du massacre des Polonais par les troupes tsaristes.
[9] En référence à l’épouvantable massacre des Communards en 1871 par les troupes versaillaises.
[10] En référence au massacre des Spartakistes à Berlin en janvier 1919, par les troupes allemandes et les corps francs envoyés par « le chien sanguinaire » Gustav Noske (ministre SPD de la défense en 1918), qui assassineront R. Luxemburg et K. Liebknecht.
[11] Riesz Janos, « Thiaroye 1944 : un événement historique et ses (re)présentations littéraires », in Bonnet Véronique (dir.), Conflits de mémoire, Paris, Karthala, 2004, p. 311.
[12] Dieng Amady Aly, Mémoires d’un étudiant, Vol. II, De l’université de Paris à mon retour au Sénégal, Dakar, Codesria, 2011, p. 146.
[13] Réveil, 28 novembre 1949. La postface d’Aube Africaine parue en 1994 signale que ce texte et le poème Minuit sont les deux seuls textes de la période coloniale à avoir fait l’objet d’une interdiction en AOF.
[14] Non signé, « Les disques de Fodéba Keita “Minuit” et “Aube africaine” sont interdits », Réveil, 28 novembre 1949.
[15] Mamadou Diouf, professeur d’Histoire et d’Études africaines à l’Université de Colombia à New York, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2024/11/11/mamadou-diouf-l-histoire-imperiale-ne-peut-plus-etre-enoncee-exclusivement-par-la-france_6387736_3212.html
[16] On peut voir le film sur ce site : https://www.au-senegal.com/camp-de-thiaroye-au-festival-de-cannes,8943.html
[17] Entretien de Martin Mourre avec Ben Diogaye Beye, Dakar en décembre 2010.
[18] https://books.openedition.org/pur/152435?lang=fr#bodyftn36 Thiaroye 1944, Histoire et mémoire d’un massacre colonial
Martin Mourre, Presses universitaire de Rennes, janvier 2022. Cet ouvrage est la version « grand public » d’une thèse de 2014 de l’auteur, De Thiaroye on aperçoit l’île de Gorée. Histoire, anthropologie et mémoire d’un massacre colonial au Sénégal.
[19] Thiam Abdoulaye, « Journée du tirailleur. Moment intense de communion », Le Soleil, 24 août 2006, discours du premier ministre Macky Sall en août 2006.
[20] https://www.facebook.com/cultureprime/videos/11-novembre-les-soldats-oubliés/1065471988233670/
[21] https://blogs.mediapart.fr/armelle-mabon/blog/141124/letat-francais-et-le-massacre-de-thiaroye-80-ans-apres
[22] https://www.huffingtonpost.fr/actualites/article/le-discours-de-dakar-une-insulte-a-l-afrique_2592.html
[23] Serigne M’Baye Gueye, Thiaroye, Sunu Music.