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mardi 7 octobre 2025

"Dépaysement"/ situationnistes et surréalistes

Le dépaysement se nourrit de repaysements (par une procédure de collage)... c'est l'histoire de la psychogéographie, mais à raconter plus tard.

 

 Ivan Chtcheglov/

"L’activité principale des habitants sera la DERIVE CONTINUE. Le changement de paysage d’heure en heure sera responsable du dépaysement complet." (Formulaire pour un urbanisme nouveau, 1953) 

Guy Debord/

"IL FAUT ABOUTIR À UN DEPAYSEMENT PAR L'URBANISME, à un urbanisme non utilitaire, ou plus exactement conçu en fonction d’une autre utilisation." (Manifeste pour une construction de situations, 1953)

"Mais enfin l'usage des taxis, par exemple, peut fournir une ligne de partage assez claire : si dans le cours d'une dérive on prend un taxi, soit pour une destination précise, soit pour se déplacer de vingt minutes vers l'ouest, c'est que l'on s'attache surtout au dépaysement personnel." (Théorie de la dérive, 1956)

 Ralph Rumney/

"La psychogéographie se préoccupe du rapport entre les quartiers et les états d’âmes qu’ils provoquent. Venise, comme Amsterdam et le Paris d’antan, se prête à plusieurs possibilités de dépaysement." (Le Consul, 1999)

 Louis Aragon/

"Ce qui caractérise le miracle, ce qui fait crier au miracle, cette qualité du merveilleux, est sans doute un peu la surprise, comme on a voulu faiblement le signaler. Mais c'est bien plus, dans tous les sens qu'on peut donner à ce mot, un extraordinaire dépaysement." (La peinture au défi, 1930) 

André Breton/

 "La surréalité sera d'ailleurs fonction de notre volonté de dépaysement complet de tout (et il est bien entendu qu'on peut aller jusqu'à dépayser une main en l'isolant d'un bras, que cette main y gane en tant que main, et aussi qu'en parlant de dépaysement, nous ne pensons pas seulement à la possibilité d'agir dans l'espace)." (Avis au lecteur pour La Femme 100 têtes de Max Ernst, 1929)

"Nous ne voyions alors dans le cinéma, quel qu'il fût, que substance lyrique exigeant d'être brassée en masse et au hasard. Je crois que ce que nous mettions au plus haut en lui, au point de nous désintéresser de tout le reste, c'était son pouvoir de dépaysement." (Comme dans un bois, 1951)

 

 

Max ERNST, 
Au-dessus des nuages, marche la Minuit. 
Au-dessus de la Minuit, plane l'oiseau invisible du jour. 
Un peu plus haut que l'oiseau, l'éther pousse et les toîts flottent
Collage, 1920.

dimanche 5 octobre 2025

La Zone. Au pays des chiffonniers (Georges Lacombe, 1929, 15mn)

Version courte et de meilleure qualité que celle de youtube:

https://ia804507.us.archive.org/7/items/530lazone1/530,lazone%20(1).mp4 

 

Extraits de "Comme dans un bois" (André Breton, 1951)

 Quand j’avais « l’âge du cinéma » (il faut bien reconnaître que dans la vie cet âge existe - et qu'il passe) je ne commençais pas par consulter le programme de la semaine pour savoir quel film avait chance d’être le meilleur et pas davantage je ne m’informais de l’heure à laquelle tel film commençait. Je m’entendais très spécialement avec Jacques Vaché pour n’apprécier rien tant que l’irruption dans une salle où l’on donnait ce que l’on donnait, où l’on en était n’importe où et d’où nous sortions à la première approche d’ennui – de satiété – pour nous porter précipitamment vers une autre salle où nous nous comportions de même, et ainsi de suite (évidemment ce serait trop grand luxe aujourd'hui). Je n’ai jamais rien connu de plus magnétisant : il va sans dire que le plus souvent nous quittions nos fauteuils sans même savoir le titre du film, qui ne nous importait d'aucune manière. Quelques heures du dimanche suffisaient à épuiser ce qui s’offrait à Nantes : l’important est qu’on sortait de là « chargé » pour quelques jours, sans qu’entre nous il y eût là rien de délibéré, les jugements qualitatifs étaient bannis. [...] 

Nous ne voyions alors dans le cinéma, quel qu'il fût, que substance lyrique exigeant d'être brassée en masse et au hasard. Je crois que ce que nous mettions au plus haut en lui, au point de nous désintéresser de tout le reste, c'était son pouvoir de dépaysement.

Ce dépaysement est à plusieurs étages, je veux dire admet différents paliers. La merveille, auprès de quoi le mérite d'un film déterminé est peu de chose, réside dans la faculté dévolue au premier venu de s'abstraire de sa propre vie quand le cœur lui en dit, au moins dans les grandes villes, sitôt franchie une de ces portes amorties qui donnent dans le noir. De l'instant où il a pris place jusqu'à celui où il glisse dans la fiction qui se déroule sous ses yeux, il passe par un point critique aussi captivant et insaisissable que celui qui unit la veille au sommeil (le livre et même la pièce de théâtre sont incomparablement plus lents à produire le déclic). Le spectateur solitaire que j'ai en vue, perdu au milieu de ses inconnus sans visages, d'où vient que sur le champ il épouse avec eux cette aventure qui n'est ni la sienne ni la leur? Quelles radiations, quelles ondes qui ne défieraient peut-être pas tout tracé permettent cet unisson? On rêve de ce qui pourrait s'entreprendre à la faveur de cette constellation, tant qu'elle dure... Il est une manière d'aller au cinéma comme d'autres vont à l'église et je pense que, sous un certain angle, tout à fait indépendamment de ce qui s'y donne, c'est là que se célèbre le seul mystère absolument moderne. […]

(« Ce qui donne la Clé d'Ouverture, c'est le Sens de la Nuit dévoilé. Il n'y a pas d'autre clé, et il ne peut y en avoir. Car le Secret de Réussite consiste uniquement à briser les antinomies. Et seule la Nuit a ce pouvoir. » Le cinéma est le premier pont grand ouvert qui relie le « jour » à cette Nuit.)


André Breton, «Comme dans un bois», L'âge du cinéma, n° 4/5 (spécial surréaliste), août-novembre 1951, pp. 27-29. 

mardi 30 septembre 2025

Violons d'Ingres (Jacques-Bernard Brunius, 1937)

 

Hommage aux inventeurs du dimanche, aux adultes restés fidèles aux «rêveries de l’enfance», à travers le portrait d'inventeurs et d'artistes. Longues séquences consacrées au douanier Rousseau et au Facteur Cheval.

samedi 27 septembre 2025

Autour d'une évasion (Brunius, 1933)

 Eugène Dieudonné, anarchiste, ancien bagnard, et accusé d'être un membre de la bande à Bonnot, témoigne du quotidien des prisonniers en Guyane. Après la condamnation au bagne, l’exclusion de la société et l’infernale traversée sur le "La Martinière", les bagnards débarquent à Saint-Laurent-du-Maroni. Le travail du forçat consiste à abattre du bois dans la forêt guyanaise et à l’acheminer vers la scierie par le chemin de fer ou par transport fluvial. Les jeux et les chansons se déroulent dans la promiscuité des dortoirs. Dieudonné raconte l’évasion d’un prisonnier médecin : la descente des rapides, la recherche de l’or, son installation en Guyane brésilienne et le "rachat de ses fautes" par la pratique de la médecine auprès de la population. 

Engène Dieudonné est gracié après l'intervention d'Albert Londres, auquel le film est dédié.



Lien pour film de meilleur qualité, mais faut raquer (ou le trouver dans une bibliothèque): 

https://www.capuseen.com/films/4226-autour-d-une-evasion  

 

Contexte du film:

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-fabrique-de-l-histoire/l-affaire-eugene-dieudonne-ou-la-fabrication-d-un-evenement-mediatique-6840537 

 

mercredi 10 septembre 2025

Marianne Nikolic, par Alain Segura

 SOURCE: http://www.pleinchant.fr/titres/Fontsecrete/Segura.html


Marianne Nikolic et Alice Becker-Ho

               

Marianne Nikolic est née à Budapest le 10 juillet 1919. Un document officiel retrouvé permet de retracer ses origines familiales. Budapest est alors une ville très cosmopolite. Son père est un diplomate, le nom de jeune fille de son épouse est allemand. De sa mère, qui disparut très vite, elle avait conservé l’image d’une femme vive, aimant les toilettes, au tempérament fougueux que Marianne attribuait à des origines tziganes. Elle aimait s’en réclamer et dire qu’elle lui ressemblait.

Pendant ses jeunes années elle voyagea seule avec son père. Elle gardait de ce temps-là un souvenir radieux, sans doute enjolivé par la nostalgie. Quand elle eut seize ans, une nouvelle épouse apparut et bientôt un autre enfant. C’en était fini de la vie à deux, des voyages en train et des grands hôtels. Marianne songea dès lors à quitter le foyer, ce qu’elle fit sans se retourner, les poches vides.

Elle fit des études de piano et vécut à Belgrade avec un ami musicien qu’elle suivit à Rome en 1941. L’Italie fasciste et l’Allemagne nazie avaient envahi les Balkans. De retour à Belgrade, vers la fin de l’année 1943, Marianne s’empressa de rejoindre le combat des Partisans.

Après la guerre, elle intègre une troupe de théâtre de marionnettes où elle fait la connaissance d’un poète qui allait devenir son mari, Radovan Ivsic. Parmi de nombreux travaux littéraires, ils traduisent Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Ils viendront ensemble à Paris au début des années 50. Des contacts noués depuis la Yougoslavie avec les avant-gardes artistiques, les conduisent à partager les activités du groupe surréaliste qu’ils fréquenteront, en ce qui concerne Marianne, jusqu’à la mort d’André Breton.

Je connus Marianne à l’automne 67 grâce à des amis anarchistes. Elle vivait séparée de Radovan depuis plusieurs mois. Elle habitait désormais seule leur appartement de la rue Galande.

J’étais alors très jeune et je me tenais prudemment à l’écart. Drapée dans un long ciré noir, ses phrases avaient le tranchant d’un rasoir. Il n’était pas bon non plus d’affronter son regard. Ces mêmes amis anarchistes, proches des situationnistes, la présentèrent à Guy Debord. Guy, à l’époque, était souvent entouré de courtisans. Rien de tel avec Marianne qui posait des questions dérangeantes : « Qu’est-ce que c’est ce groupe où il n’y a pas de femmes ? » Elle frappait avec force jusque dans les retranchements où s’abritait la bonne conscience révolutionnaire, trop souvent ouvriériste. « Nous n’avons jamais subi pareille critique », s’étonna Guy qui lui trouva aussitôt un surnom : La dernière surréaliste.

C’est à l’automne 68 que je commençai à me rendre rue Galande. Nous étions quelques amis à partager avec elle de longues séances de lecture, souvent quotidiennes, le soir, jusqu’à l’heure du dernier métro.

Marianne faisait de temps à autre des voyages en Yougoslavie pour le compte d’une société d’import-export spécialisée dans la mode.

Elle commença à peindre, quand elle emménagea rue Charlot, pour justifier le statut d’artiste qu’elle avait déclaré à la propriétaire d’un modeste atelier, en bien piètre état, mais sur lequel elle avait jeté son dévolu.

Elle fut aussi dactylo, en arrivant à Paris, dans un bureau des Champs-Élysées où elle tapait d’un seul doigt, sous l’œil amusé mais bienveillant des secrétaires. Au début des années 70, elle trouva un emploi de correctrice d’édition à mi-temps, même si pour venir à bout d’un travail qu’elle effectuait scrupuleusement chez elle, il lui fallait le poursuivre une bonne partie de la nuit.

Elle s’éteignit à l’hôpital Saint-Antoine, le 14 août 1995.

Depuis je me revois souvent reprendre en pensée le chemin étoilé qui conduisait à son atelier.

 


 

lundi 9 décembre 2024

Sayat Nova : La Couleur de la grenade (Pardjanov, 1969)


 Sayat-Nova / Tsvet granata (Саят-Нова / Цвет граната)

Sergueï Paradjanov
URSS (Arménie) / 1969 / 79 min / DCP / VOSTF / Version restaurée

Avec Sofiko Tchiaoureli, Melkop Alekian, Vilen Galstian, Georgi Gegeckori.

Fruit d'une recherche formelle qui tient autant du rêve que du fantasme contre l'ordre établi, Sayat Nova revisite l'histoire du poète du même nom, troubadour du XVIIIe siècle, connu pour avoir écrit en arménien, géorgien et azéri. Une diversité culturelle que Paradjanov transpose dans une série de tableaux vivants, soigneusement composés, où chaque couleur, texture et geste deviennent les fils multiples d'une tapisserie aussi harmonieuse qu'énigmatique. Une célébration de l'identité transcaucasienne qui vaut au cinéaste censure et emprisonnement, et dont l'esthétique visuelle unique inspirera nombre d'artistes, de Godard à Lady Gaga.

« Aimable public, ne va pas chercher dans ce film la vie de Sayat-Nova, grand poète arménien du XVIIIe siècle. Nous n'avons que tenté de rendre par les moyens du cinéma l'univers imagé de cette poésie dont le chantre russe Valéri Brioussov disait : "La poésie arménienne du Moyen-Âge est une des éclatantes victoires de l'esprit humain inscrites dans les annales de notre monde." » (Sergueï Paradjanov)

Andriech (Paradjanov, 1954)

 

 

Андриеш

Sergueï Paradjanov, Yakiv Bazelyan
URSS (Ukraine) / 1954 / 73 min / DCP / VOSTF

Avec Kostya Russu, Nodar Šašik-ogly, Ljudmila Sokolova.

Un jeune pâtre se voit offrir par Voinovan, patron des bergers, une flûte enchantée qui procure de la joie à tous ceux qui l'écoutent, mais dont la mélodie éveille la colère d'un sorcier malfaisant. Version longue du film de fin d'études de Paradjanov, Andriech dévoile son goût pour la magie et le surréalisme folklorique.

vendredi 15 novembre 2024

A propos d’Ado Kyrou, écrivain, critique cinématographique et cinéaste (Athènes, 1923 – Paris, 1985)

SOURCE: https://dicodoc.blog/2018/03/04/3664/#_ftnref4

E COMME ENTRETIEN – Litsa Boudalika

Comment avez-vous découvert Ado Kyrou ? L’avez-vous connu personnellement ?

            La lecture de son ouvrage « Le surréalisme au cinéma » A, je l’ai faite vers l’âge de seize ans, peu avant mon cursus d’études en réalisation Cinéma/TV. A Bruxelles, comme ailleurs, vers la fin des années ’70, une bonne initiation au cinéma passait souvent par la fréquentation de la Cinémathèque, aujourd’hui appelée « Cinematek » – oui, avec un -k à la fin, comme Kyrou. Sa monographie sur Luis Bunuel B a aussi été un fidèle compagnon de route pendant mes études artistiques. Normal, les apprentissages n’ont pas attendu les autoroutes de l’information pour instaurer un accompagnateur discret, voire un professeur, en chaque auteur que l’on choisit de lire.

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Signature d’Ado Kyrou, depuis L’AGE D’OR DE LA CARTE POSTALE, Paris, édtions BALLAND, 1966

            Bien que ses idées avant-gardistes sur le cinéma aient été, depuis plus d’un demi-siècle, bien partagées, l’œuvre d’Ado Kyrou, écrite et filmique, reste assez méconnue. Ses écrits – à la fois révélateurs d’une érudition cinématographique rare et parés d’une posture assez subversive – lui valent-ils comme une sorte de …non-droit de cité dans la nébuleuse culturelle française? Encourager le spectateur à s’exprimer à haute voix dans les salles obscures, à aller voir les « mauvais » films qui, de son point de vue, sont parfois « sublimes », s’en prendre à Camus et à Truffaut pour dénoncer certaines assertions qu’il trouve conservatrices, rejeter quasi en bloc Bresson, Cocteau et Hitchcock, cela crée des inimitiés, peut-être même posthumes…

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Page de couverture « Le Manuel du parfait petit spectateur », écrit par Ado Kyrou, 
illustré par Siné, Paris, éditions LE TERRAIN VAGUE, 1958.

Page source : http://seriouspublishing.blogspot.gr/2008/12/manuel-du-parfait-petit-spectateur-ado.html

            Aux polémiques autrefois ouvertes autour du cinéma  – souvenons-nous  du  clivage à la fois esthétique et politique entre les revues « Positif » et « Cahiers du Cinéma » C –  a, peu à peu, succédé le conformisme, qui, déjà en 1980, le faisait affirmer que «les choses sont aujourd’hui données comme des cachets blancs qu’on avale» ; lui qui, par-delà la critique « de la réalité manifeste » revendiquait celle de la « réalité latente », invitant ainsi le critique de cinéma à entrer dans la poésie en dépassant le stade du journalisme, puisque « grands mythes et élans libérateurs se cristallisent sur l’écran, lieu prédestiné du hasard objectif ».

            Bien plus tard – dans les années 2000, une époque où j’enseigne le documentaire de manière intensive – je remets la main, quasi incidemment, sur un enregistrement intégral, effectué en 1980 par un camarade de classe, dans le cadre d’un exercice pratique de  « portrait radiophonique » en école de cinéma. Là, je découvre son récit de vie, depuis ses origines familiales et ses années athéniennes sous l’occupation, jusqu’à son exil en France en 1945 ; ses engagements politiques et syndicaux, son entrée dans le groupe surréaliste de l’après-guerre et, bien sûr, son approche de critique et de praticien du cinéma. Autant parler d’un trésor de témoignage par cet « éternel révolté »D disparu à l’âge de 63 ans d’une rupture d’anévrisme en automne 1985, à Paris.

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Portrait d’Ado Kyrou, image extraite d’un entretien vidéo (en grec) 
avec Nikos Giannopoulos (1985)

Page source : http://www.dailymotion.com/video/xvdvx5

Je ne l’ai donc pas connu personnellement, si ce n’est par ce témoignage unique ou encore les archives de l’INA E qui, par bribes, retracent son parcours d’auteur, de critique cinéma et de cinéaste d’inspiration surréaliste. Dans un monde culturel tout aussi sectorisé que celui de l’industrie, sa notoriété le cantonne exclusivement dans la critique cinématographique d’avant-garde, au point que l’on méconnaît aujourd’hui le Kyrou amateur de cartes postales et d’imagerie populaire F, le court-métragiste de talent et le téléaste de service public audiovisuel en fiction, en reportage, en variétés… Et aussi en film documentaire qui, en télévision, était produit sur support pellicule 16mm jusqu’au début des années ’80, comme son « Zen sans gêne », d’une durée de 8 minutes et disponible en clair sur la toile : http://www.ina.fr/video/CPB8005286407/le-zen-sans-gene-video.html 

Dans sa période de collaborations régulières à l’ORTF et France 2, entre 1968 et 1984, les documentaires de 52’ qu’il réalise s’intitulent: « Le vieux Trocadéro », « Les francs-maçons à visage découvert », « Vivre le chômage », « Le musée Grévin », « L’habitat social: un constat », « Les artisans de l’éphémère », « Les gardiens du temps », « Ces enfants-là »…  Flux télévisuel oblige, l’enquête et le témoignage y sont nettement privilégiés, ce qui n’empêche pas une construction cinématographique rigoureuse et des envolées poétiques lors de nombreux passages dans la continuité audio-logo-visuelle. Accompagnement musical éclectique, reconstitution, farce et clin d’œil font partie des procédés fréquemment adoptés à la mise en scène ou au montage, qu’il évoque dans ces termes : « Il y a quinze jours, j’ai fini un film de commande – on est obligé de faire des films de commande de temps en temps – sur le Salon des arts ménagers. Et il y avait une section rétrospective avec de vieux appareils et de vieilles machines-à-coudre etc… J’ai fait un plan d’une vieille machine-à-coudre – très belle – et je l’ai couplée avec un parapluie… Bon, c’est la rencontre de la machine-à-coudre et du parapluie de Lautréamont G, personne ne comprendra ou alors une personne sur mille, mais, moi, ça me fait plaisir. Donc, si tu veux, cet état d’esprit de la blague, même personnelle, reste aussi vivace que toujours. (…) J’ai toujours dit – et Breton était d’ailleurs d’accord avec moi – que le surréalisme est avant tout un état d’esprit. Il n’existait pas de groupe surréaliste quand Rimbaud ou quand Lautréamont écrivaient ou quand Bosch peignait. Le groupe a simplement rassemblé, codifié et mis au clair. Et permis à tout le monde d’entrer, disons, dans la poésie.» Kyrou admet avoir appris énormément à travers le traitement du réel à la télévision. « J ‘en ai fait une soixantaine, des films d’une heure à peu près. Je sais que si un jour je refais du cinéma, j’introduirai de façon encore plus présente la réalité, c’est-à-dire que j’y introduirai même du documentaire à l’intérieur. »

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Photographie du groupe surréaliste au café de la place Blanche en 1953.
© Man Ray Trust / ADAGP, Paris, 2005.
Ado Kyrou est le cinquième en commençant par la gauche à partir du  rang du haut.
 
page source: andrebreton.fr
 
 Ses lettres de noblesse en court-métrage cinéma se situent dans la période 1957-1963, en plein essor du genre en France. Sur dix courts-métrages répertoriés à son nom, six sont des documentaires – films d’art inclus. L’archive, écrite ou audio-visuelle, y occupe une place prépondérante, à commencer par « Le temps des assassins » (15’, 1962), véritable plaidoyer antifasciste retraçant l’histoire de la 2ème guerre mondiale, co-signé avec Jean Vigne et entièrement réalisé à partir d’images d’actualités. Lors d’une présentation publique de son œuvre à la cinémathèque d’Athènes en 2012, en toute fin de projection, un spectateur s’est levé pour demander comment se procurer une copie du film, précisant qu’on devrait l’inclure dans le catalogue de toutes les vidéothèques scolaires. Pour « La déroute » (16’, 1957) – son tout premier court-métrage produit par le talentueux Anatole Dauman et encadré par Georges Franju au poste de conseiller technique – Kyrou aborde l’exploitation mercantile de la défaite des troupes napoléoniennes à Waterloo. Signé par Henri Colpi au montage, narré par Jean Servais à partir de textes de Victor Hugo, le film possède toutes les qualités d’un classique de ces années-là, dans le sens où sa partition cinématographique déploie un découpage et une continuité très soignée et ponctuée par les textes de Victor Hugo : « Ce fut là un lieu funèbre, le commencement de l’obstacle, la première résistance que rencontre à Waterloo ce grand bûcheron de l’Europe qu’on appelait Napoléon; le premier nœud sous le coup de hache. »
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Photogramme extrait du court-métrage LE PALAIS IDEAL réalisé par Ado Kyrou (1958)

Page source : http://animulavagula.hautetfort.com/tag/michel+guillemot

Lors de l’entretien sonore, le cinéaste se remémore son expérience en court-métrage cinéma : « J’en ai fait une vingtaine, je crois, vingt-deux. J’avais des producteurs, toujours ; une seule fois, j’ai produit un film sur le château du Facteur Cheval H – ça s’appelait « Le Palais idéal » – sans être payé et sans payer l’équipe, avec un prêt que m’avait fait mon ex-belle-mère »I. Ainsi, grâce au geste de sa mécène, Ado Kyrou peut enfin traiter un sujet cher aux surréalistes – auquel Jacques Brunius avait consacré un film dans les années ’30. Il s’agit du phénomène de l’artiste singulier Ferdinand Cheval connu aussi comme Facteur Cheval (1836-1924), originaire de Hauterives (Drôme). Nous sommes en 1956, une époque où la notoriété artistique du bâtisseur solitaire reste encore à faire. Ici, le cinéaste Kyrou opte pour le récit du facteur à la première personne, depuis ses premières intuitions jusqu’à l’achèvement du palais entièrement construit de ses mains, et selon les mots de l’artiste, grâce à « un génie bienfaisant (qui l’a) tiré du néant ». L’histoire de Ferdinand Cheval est narrée par Gaston Modot tandis qu’à l’image, le personnage est incarné par Monsieur Chautand, facteur à Hauterives en 1957 que la caméra de Kyrou suit jusqu’aux derniers gestes du personnage en train de bâtir, à l’âge de 86 ans, sa propre demeure éternelle qu’il nommera « le tombeau du silence et du repos sans fin ». La collaboration de Kyrou avec un maître du jazz comme André Hodeir et le Jazz Groupe de Paris, ainsi qu’un travail méticuleux de couplage son/image, créent la rencontre poétique entre l’étrangeté de l’œuvre monumentale de Ferdinand Cheval et son récit : « Fils de paysan et fils de mes oeuvres, facteur rural comme mes 25000 camarades, je déambulais chaque jour de Hautes Rives à Tersanne, courant tantôt dans la neige et la glace, tantôt dans la campagne fleurie. J’avais bâti dans un rêve, un château, un palais ou des grottes, je ne sais trop bien vous l’exprimer, le tout si joli, si pittoresque que l’image en demeura vivante pendant au moins dix ans dans mon cerveau. Je m’ traitais moi-même de fou, d’insensé. J’étais pas maçon, sculpteur, je ne connaissais pas l’ ciseau. Pour l’architecture, n’en parlons pas, je ne l’ai jamais étudiée. Or, au moment où mon rêve sombrait peu à peu dans les brouillards de l’oubli, mon pied heurtait une pierre si bizarre que je l’ai ramassée. Le lendemain, au même endroit, j’en trouvai une plus belle. Puisque la nature peut faire la sculpture, moi je ferai la maçonnerie et l’architecture. » Ainsi parlait Cheval dans ce petit bijou cinématographique, austère et lyrique à la fois, où le cinéaste, entre reconstitution, respect du document et merveille du monument, revisite l’univers poétique du personnage.

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Le Palais idéal, œuvre monumentale de Ferdinand Cheval, carte postale d’époque

page source : www. facteur-cheval.fr

Pouvez-vous nous donner les éléments les plus importants de sa biographie.

Citoyen Kyrou naît dans l’Athènes de l’entre-deux guerres en 1923, au sein d’une famille aisée, et selon ses propres mots, « bourgeoise et, même, tout-à-fait réactionnaire ». Les Kyrou sont d’origine chypriote et propriétaires-éditeurs du quotidien conservateur « Estia », dont la direction lui est à priori destinée. Il en sera tout autrement pour le jeune Adonis qui, collégien dans les années ’30, commence par refuser de porter l’uniforme des jeunesses fascistes. Il ne tardera pas à rejoindre la résistance communiste pendant l’occupation où il n’a pas été accepté « les bras ouverts, c’est-à-dire qu’il y avait une méfiance, toujours – normale, normale. Et ils m’ont mis à l’épreuve. Alors, mettre à l’épreuve, ça donnait des résultats quelques fois tragiques pour un gosse de cet âge-là. J’ai eu des fois à trimballer, dans des sacs, des morceaux de mitraillette d’un bout d’Athènes à l’autre à pied, Alors, je me souviens de ma trouille, comme un gosse qui a peur, peur, comme les gosses dans « Les misérables », comme Cosette dans la forêt, quoi. J’allais d’Omonia à Pangràti, à pied, avec deux grands sacs. Les Allemands, je le voyais, ils étaient autour de moi, oui. Mais tu vois, ça, ça forme aussi.»

Peu après la libération d’automne 1944 – Churchill et Staline négocient le sort des Balkans et placent la Grèce sous influence britannique J – le pays ne tardera pas à sombrer, cinq ans durant,  dans une sanglante guerre civile ayant marqué la mémoire de plusieurs générations dans le pays. Gravement blessé à la colonne vertébrale, Kyrou survit aux balles des milices d’extrême droite et après quelques mois d’hôpital, il rejoint, en toute clandestinité, la France. « Un ami qui était le directeur du journal communiste « Rizospastis » m’a dit : « Comme je considère que tu es un bon communiste, ne va pas dans les pays dits ‘socialistes’.». C’est comme ça que je suis arrivé en France, avec des faux papiers, que je suis allée clandestinement sur un bateau anglais. J’ai mis presque trois mois pour arriver d’Athènes à Paris, c’était juste la fin de la guerre. Puis, je me suis trouvé tout seul, sans connaître personne. »

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Extrait de l’ouvrage d’Ado Kyrou L’AGE D’OR DE LA CARTE POSTALE, Paris, édtions BALLAND, 1966

page source: http://www.wanted-rare-books.com/carte-postale-kyrou.htm

Il est peut-être parmi les premiers en ce début de l’année 1945 mais près de 150 de ses congénères suivront à bord du bateau « Mataroa », certains d’entre eux comme étudiants boursiers de la France, fuyant clairement les représailles du fait de leur participation à la résistance. Ils s’appellent Kostas Axelos, Cornelius Castoriadis, Kostas Papaïoannou et seront philosophes. Nikos Svoronos deviendra historien, Mimika Kranaki, tête chercheuse en philosophie, poétesse et romancière. Georges Candylis, urbaniste auprès du Corbusier ainsi que l’architecte Yannis Xenakis, arrivé en 1947, qui sera compositeur.

« J’ai vécu très longtemps, plusieurs années », raconte Ado Kyrou,  « sept huit ans, oui, sans papiers, c’est-à-dire uniquement avec une carte de réfugié. J’ai fait même des travaux pour vivre; des travaux du genre débardeur aux Halles. J’ai fini ici ma licence ès Lettres, puis tout en écrivant, j’ai commence, petit a petit, à entrer dans le cinéma.  Je me suis d’abord spécialisé dans la critique cinématographique. »

Pendant plus de trente ans, les revues qu’il a fondées ou au sein desquelles il a fait équipe sont : « L’âge du cinéma », « Bizarre », « Positif », « Cinéma », « L’écran », « L’avant-scène du cinéma », « Midi-Minuit Fantastique »… K

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Portrait d’Ado Kyrou, image extraite d’un entretien avec Jacques Nahum 
pour le documentaire « Le cinéma surréaliste existe-t-il ? » réalisé dans 
le cadre de l’émission « Démons et merveilles du cinéma », ORTF,  1966

Page source : www.inamediapro.com

Sa rencontre, d’une part avec Eric Losfeld L, son éditeur, ainsi que le groupe surréaliste déterminent son orientation intellectuelle : « J’ai trouvé là des gens qui disaient ce qu’ils pensaient, pour qui, les choses n’étaient pas une fois pour toutes définies. Qui n’obéissaient pas à la règle de l’histoire, même littéraire. Des gens auprès de qui je pouvais dire que La Fontaine est un sale con, sans qu’on me dise que je fais de la provocation ou que j’essaie de faire le malin. Donc, le surréalisme m’a beaucoup aidé pour avoir cette indépendance totale envers l’événement. Cela m’a porté beaucoup d’autres choses, c’est-à-dire que j’ai connu des personnages extraordinaires. Quelqu’un comme Prévert, par exemple, était un être extraordinaire, d’une valeur morale incroyable. Bunuel, aussi. Tout ça c’était des personnages qui existaient par eux-mêmes, sans faire de numéro à l’extérieur. (…) Resnais, c’est quelqu’un que j’aime bien humainement, on habitait rue des Plantes tous les deux, lui un peu plus loin que moi. Pendant Mai ’68, on avait rendez-vous au coin de la rue et on allait à pied à Vaugirard, à l’école de Vaugirard, où il y avait toutes les réunions. C’est quelqu’un qui a beaucoup pensé au surréalisme, qui a été très proche, très propre aussi. »

Quelle importance avait le documentaire pour lui ?

 Revendiquant l’essence surréaliste du cinéma – de par le simple fait que la caméra impose toujours un point de vue – c’est la poésie et l’absurdité du réel qui l’intéressent, y compris en fiction. Parmi ses œuvres les plus réussies, on peut citer deux «hybrides », à mi-chemin du documentaire et de la fiction, l’un placé sous le signe du désir de témoigner, l’autre sous celui de la créativité exponentielle à partir de documents visuels.

Il s’agit, d’une part, de « Bloko », long-métrage (74’, 1965) se référant à la période de l’occupation allemande en Grèce. La trame fictionnelle n’est qu’un prétexte à la reconstitution de faits historiques qui se sont déroulés en été 1944 dans le faubourg athénien de Kokkinia. La cartographie « occupants – résistants – collabos – population » y est minutieusement décrite à travers le bouclage barbare de la ville, suivi d’exécutions capitales collectives. Avec le temps – et surtout, la nécessaire distance des historiens et de l’opinion publique par rapport aux faits de guerre – le film est devenu une référence dans le cinéma grec. Pourtant, le cinéaste s’en souvient tout autrement lors de sa sortie : « Le film a été très mal accueilli en Grèce parce que pour la première fois, il y avait un film sur la résistance, sur l’occupation, sans héroïsme. Il n’y avait pas de personne qui n’avait pas peur. Il n’y avait pas de ces êtres immatériels qui parsèment tout le cinéma de guerre américain ou même tout ce qui a été fait sur la résistance en Grèce. J’avais essayé, d’une part, d’être complètement réel, c’est-à-dire d’écrire les choses telles que je les ai vues. Je n’ai pas vu l’événement même mais j’ai vu des événements équivalents. »

D’autre part, « Un honnête homme », (11’, 1963, Prix Louis Lumière 1964), renvoie clairement au documentaire de création construit à partir d’un matériau assez insolite: une collection de cartes postales en noir et blanc, filmées au banc-titre. Approche surréaliste oblige, la continuité visuelle de cette imagerie « belle époque «  est ponctuée par le récit biographique, en rimes, d’un présupposé fils de sabotier du Val-de-Loire M qui arrive à Paris pour étudier mais finit par y connaître la débauche, l’amour, puis la guerre avant le retrait et la paix… A l’image, donc, le document. Au son, la fiction aux vagues similitudes autobiographiques sur fond d’exode rural.

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Image d’une carte postale depuis « Un honnête homme », court métrage d’Ado Kyrou et Prix Louis Lumière 1964 – Page source : https://ombresblanches.wordpress.com/page/5/

 Quelle place peut avoir aujourd’hui la connaissance de l’œuvre d’Ado Kyrou ?

Autant son œuvre que les points de vue qu’il a défendus rappellent l’effet d’un antidote à la culture sclérosée, si vous permettez l’expression. L’empreinte surréaliste sur son expression l’amène à affirmer « des choses qui ont paru à un certain public et surtout à une certaine élite comme des absurdités immenses. J’avais osé dire que « King Kong » était un grand film lorsque « King Kong » était considéré comme un petit film pour les petits enfants. Ou « L’île du Dr Moreau » ou n’importe quoi. Aujourd’hui, il y a des jeunes qui me demandent « Dis donc, comment avais-tu deviné que c’était un grand film ? » J’avais deviné rien du tout, ça m’avait plus, c’est tout. Et j’avais osé le dire ».

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Extrait de presse en langue avec photographie de plateau depuis le tournage « Paix et vie », Athènes, 1962. Ado Kyrou, debout derrière la caméra, porte des lunettes foncées.

Page source : http://www.askiweb.eu/

            A la revendication de la liberté de penser, s’ajoute l’intérêt historique des sujets qu’il a traités, qu’ils soient en lien avec la littérature, l’art en général et le surréalisme en particulier. Quant à son style cinématographique, nourri d’une grande exigence artistique, il semble toujours à l’affût de la singularité « pour effacer toutes les différences, pour entrer dans toutes les différences pour les comprendre. Artaud était fou, et parce qu’il était fou il était Artaud.». Certaines séquences dans ses films pourraient être revisités comme des documents à part entière. Prenons l’exemple de « La chevelure » (19’, 1961), adapté à partir de la nouvelle homonyme de Guy de Maupassant. Aux côtés d’un Jean-Louis Trintignant dans l’un de ses tout premiers rôles, Kyrou s’amuse à insérer dans le film le passage de l’homme-orchestre, personnage ambulant de l’époque qui arpentait les quartiers de Paris sous le poids d’objets-instruments reproduisant sa « musique ». Idem pour l’apparition inattendue d’Henri Langlois dans « Le vieux Trocadéro » (archives INA 1974), évoquant ses souvenirs du lieu avant la démolition, comme une caverne d’Ali Baba… Dans l’anticonformisme qui caractérise son parcours, l’histoire de la censure à la télévision française citera à nouveau son nom pour avoir « ridiculisé le personnage d’un officier de police » dans la série « Face aux Lancaster » (20X13’, 1971) N.

Dans son récit de vie, Ado Kyrou s’attarde sur une autre expérience heureuse de production collective, cette fois: «  C’était un film qui s’appelait « Parfois le Dimanche » (1960), un film-romance avec acteurs, avec, comme fond, la guerre d’Algérie. Celui-là, je l’ai fait en coopérative avec tous les techniciens sans qu’on n’ait payé un sou. On était deux réalisateurs, Raoul Sangla et moi. On avait des acteurs, des techniciens, c’était une production assez complète pour un film de 25 minutes, où tout le monde a été payé à part égale, c’est-à-dire que le machiniste a été payé autant que nous. Une fois le film vendu – le film a fait pas mal d’argent d’ailleurs – on était tous très heureux. C’était une entreprise rare dans le cinéma, où toute coopérative, comme ça, est considérée comme dangereuse parce que les gens ne voient jamais leur argent. Mais là, c’était peut-être le système qui n’était pas un système de hiérarchie mais un système d’égalité totale… Comme on avait signé tous nos contrats après avoir demandé l’aide du syndicat, il n’y a pas eu la moindre histoire. »

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Plan du parapluie et de la machine à coudre composé lors du tournage du « Salon des arts ménagers » (Paris, 1981), en référence aux « Chants de Maldoror de Lautréamont. Cliché pris depuis l’interface des archives audiovisuelles de l’INA.

Après l’écoute du témoignage d’Ado Kyrou, j’ai éprouvé la curiosité d’aller retrouver ce plan de la rencontre de la machine à coudre et du parapluie qu’il a composé à l’occasion du programme télévisé pour le Salon des arts ménagers de 1981. Entre rasoirs à main dentelés, ventilateurs « quatre saisons » et spatules de cuisine en nylon, la nature morte …gisait à la 37ème minute de l’émission, en noir et blanc, au beau milieu d’une séquence de poêles à bois en porcelaine peinte, le tout baignant dans une sorte dans l’anachronisme que procure le visionnage des programmes de ces années-là. Il faut dire qu’Ado était le téléaste habitué pour « Aujourd’hui Madame », devenu « Aujourd’hui la vie », programme prioritairement destiné à la bonne ménagère de l’époque (années ‘60 et ’70), pour lequel il a, hormis les reportages sur le terrain, assuré les défilés annuels des grands couturiers entre la fin des années ’70 et le début des années ’80. Il a également réalisé quelques programmes musicaux pour « Dim, Dam, Dom », dont certains documents comme l’improvisation flamenco du grand guitariste gitan Manitas De Plata (1967)  https://www.youtube.com/watch?v=o92nOLWiduM ainsi que « Hey Joe » de Jimi Hendrix (1967).

Alors, on l’imagine volontiers, entre deux tournages en studio multi-caméra, bavarder à la cantine en compagnie de Carlos Vilardebo O ou de Jean-Christophe Averty P, évoquant tantôt l’essence surréaliste du cinéma tantôt les tracts du mouvement qu’il signait autrefois et qui, eux, n’ont rien perdu de leur modernité: « Ni école, ni chapelle, beaucoup plus qu’une attitude, le surréalisme est, dans le sens le plus agressif et le plus total du terme, une aventure. Aventure de l’homme et du réel lancés l’un par l’autre dans le même mouvement. N’en déplaise aux spirites de la critique attablés, toutes lumières éteintes, pour évoquer son ombre, le surréalisme continue de se définir par rapport à la vie dont il n’a cessé d’exalter les forces en s’attaquant à leur aliénation séculaire. »

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HAUTE FREQUENCE, tract surréaliste du 24 mai 1951

Notes

A Ado KYROU, Le surréalisme au cinéma, Paris, 1ère édition par LE TERRAIN VAGUE (1963) –   rééditions par  RAMSAY CINEMA (depuis 1985)

B Ado Kyrou, Luis Bunuel, Paris, édité par SEGHERS , coll. “Cinéma d’Aujourd’hui” (1962)

C Frémaux Thierry. L’aventure cinéphilique de positif (1952-1989). In: Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°23, juillet-septembre 1989. Dossier : Mai 68. pp. 21-34

http://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1989_num_23_1_2831

D Ioanna PAPASPYRIDOU, Ado Kyrou, l’éternel révolté, Mélusine XXIV – Le cinéma des surréalistes. Article accessible en ligne : https://books.google.gr/books?id=yicoXwu_FbUC&pg=PA77&lpg=PA77&dq=film+documentaire+Ado+Kyrou&source=bl&ots=aYB1mKJsYN&sig=2fMjtX4GMw26CfnUQuN1JgrNuto&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjZp7mglMfZAhUEsaQKHe_vBb4Q6AEINjAE#v=onepage&q=film%20documentaire%20Ado%20Kyrou&f=false

E INA, Institut National de l’Audiovisuel chargé de la conservation des archives radiophoniques et télévisuelles des médias de service public depuis leur existence.

F  Ado KYROU, L’âge d’or de la carte postale, Paris, éditions BALLAND, 1966

G « (…) beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! » , citation d’Isidore Ducasse dit le comte de Lautréamont, Les chants de Maldoror (1869)

Texte en ligne page 124 sur 142 : http://www.poetes.com/textes/lau_mal.pdf

H site web du Palais idéal de Ferdinand Cheval : www.facteurcheval.com

I Article du quotidien le Dauphiné “Un film inédit sur le Facteur Cheval” relatant comment la copie du film d’Ado Kyrou a rejoint le site du älais idéal  en 2010: http://www.ledauphine.com/drome/2010/09/25/un-film-inedit-sur-le-facteur-cheval-et-son-palais-ideal

J À propos de “ l’accord des pourcentages” du 10 octobre 1944: https://www.herodote.net/10_octobre_1944-evenement-19441010.php

K Liste des articles de critique cinéma signés par Ado Kyrou https://calindex.eu/auteur.php?op=listart&num=14

L À propos d’Eric Losfeld: https://www.babelio.com/auteur/ric-Losfeld/170033  http://www.telerama.fr/livre/les-memoires-frondeuses-d-eric-losfeld-editeur-des-surrealistes,155586.php

M  Y aurait-il ici un clin-d’oeil au court-métrage de Jacques Demy “Le sabotier du Val-de-Loire” (26’, 1955)°?

N À propos de cet épisode de censure : http://www.tele70.com/article-30963759.html

O Carlos Vilardebo , cinéaste et téléaste d’origine portugaise, né en 1921: http://www.imdb.com/name/nm0897404/

P  Jean-Christophe Averty http://theconversation.com/jean-christophe-averty-melies-du-petit-ecran-74034


mardi 15 octobre 2024

Du Trop De Réalité et Ce Qui N'a Pas De Prix : Annie Le Brun à Tropiques

 

C’est la guerre, une guerre qui se déroule sur tous les fronts et qui s’intensifie depuis qu’elle est désormais menée contre tout ce dont il paraissait impossible d’extraire de la valeur. S’ensuit un nouvel enlaidissement du monde. Car, avant même le rêve ou la passion, le premier ennemi aura été la beauté vive, celle dont chacun a connu les pouvoirs d’éblouissement et qui, pas plus que l’éclair, ne se laisse assujettir.

Y aura considérablement aidé la collusion de la finance et d’un certain art contemporain, à l’origine d’une entreprise de neutralisation visant à installer une domination sans réplique. Et comme, dans le même temps, la marchandisation de tout recours à une esthétisation généralisée pour camoufler le fonctionnement catastrophique d’un monde allant à sa perte, il est évident que beauté et laideur constituent un enjeu politique.

Jusqu’à quand consentirons-nous à ne pas voir combien la violence de l’argent travaille à liquider notre nuit sensible, pour nous faire oublier l’essentiel, la quête éperdue de ce qui n’a pas de prix ?


vendredi 20 septembre 2024

Les livres d'André Masson (Les livres de ma vie, 1968)

 Jean-Marie Apostolidès évoque dans Héroïsme et victimisation le rôle de la littérature dans la formation de ce qu'il appelle "l'espace permissif", le for intérieur de la sensibilité moderne. Il en fait une étude de cas dans sa biographie de Debord (2015), en détaillant les nombreuses identifications littéraires constitutives de "moi symbolique" de ce dernier (dommage qu'Apostolidès n'est pas aussi axé son étude sur le cinéma, si pourvoyeur d'idéalités pour Debord).

Dans la vidéo en lien, les propos d'André Masson (1896-1987) sont exemplaires de ces dernières générations du XXº siècle structurées par le livre, par l'élan du livre. Et notamment les lectures de Nietszche, aussi influentes dans la génération 68 que dans celle intermédiaire de Debord (1931-1994).

 
Dessin pour Sade, 1927

D'autres auteurs cités par Masson font aussi partie du panthéon littéraire debordien (la trace de Nietzsche est certes bien plus manifeste chez Vaneigem que Debord, mais bien présente dans sa bibliothèque personnelle), que l'on pourrait ranger dans la catégorie romantique du "maudit" : Sade, Mallarmé, Lautréamont. Surtout Nietszche et Mallarmé, qui forment une sorte d'arc de tension. Comme le dit Masson, ses deux auteurs aux antipodes eurent "le pouvoir de le créer" (11m58s).

https://www.dailymotion.com/video/x21dy0t 


mercredi 28 août 2024

À propos de Maurice Barrès et son "crime à la sûreté de l'Esprit"

 Naguère admirateurs de Maurice Barrès, André Breton, Louis Aragon, Philippe Soupault et quelques autres lui intentèrent publiquement un "procès" symbolique, longuement annoncé dans la presse, pour "attentat à la sûreté de l'esprit". Il eut lieu à la salle des sociétés savantes, le 13 mai 1921. L'acte d'accusation et les témoignages parurent dans le numéro 20 de la revue du groupe, Littérature, qu'ils occupent tout entier en août 1921.
La note figurant dans Littérature avant l'acte d'accusation de Breton rend compte de l'appareil judiciaire déployé pour cette séance dont le sérieux tranche avec les habituelles manifestations dada ; on sait maintenant avec quel soin elle fut préparée : demandes de témoignages, qui furent adressées mêmes aux personnalités les plus hostiles à Dada, fréquentation du Palais de Justice, afin de rendre plus vraisemblable et plus percutante la parodie des formes qu'on se proposait.
Les journaux ont rapporté avec plus ou moins de détails le déroulement de la séance.
Derrière le légitime écœurement d'une génération devant l'attitude de l'homme Barrès pendant la guerre, se trame l'histoire d'un mouvement fait de tensions (Soupault récuse l'idée même de jugement, Aragon voulut défendre l'accusé, etc), d'ambiguïtés et d'humour. 

 

 

Mort il y a cent ans, qui était Maurice Barrès ?

SOURCE:  https://www.philomag.com/articles/mort-il-y-cent-ans-qui-etait-maurice-barres

dulé par les écrivains de son temps, Maurice Barrès est aujourd’hui tombé dans un relatif oubli. Chantre du nationalisme français et figure de proue de l’antidreyfusisme, ses mauvais combats auront, malgré des prises de position fluctuantes, indéniablement entaché son œuvre littéraire. Qui était réellement ce sulfureux mentor des lettres françaises ?

Disparu le 4 décembre 1923, Maurice Barrès a été l’un des écrivains les plus importants et influents de son temps. François Mauriac, André Breton, Pierre Drieu La Rochelle, Louis Aragon, jusqu’à Marcel Proust ou encore André Malraux… tous reconnaissent son génie littéraire et, pour beaucoup, vantent la générosité de l’écrivain dans ses recommandations et ses appuis. On a coutume, pour le présenter, de distinguer deux, voire trois Barrès : celui de la trilogie romanesque Le Culte du moi (1888-1993) d’une part, puis du Roman de l’énergie nationale (1897-1902), d’autre part, et enfin de l’essai Les Diverses Familles spirituelles de la France (1917).

Le moi contre les barbares

La première trilogie, composée des romans Sous l’œil des barbares (1888), Un homme libre (1889) et Le Jardin de Bérénice (1891), lui assure un succès fulgurant. Elle impose comme « prince de la jeunesse » celui qui déclarait « j’écris pour les enfants et les tout jeunes gens » (Un homme libre). Dans une fibre mi-nihiliste mi-romantique, parfois assez proche de l’anarchisme individualiste développé par Max Stirner dans L’Unique et sa propriété (1844) – que l’écrivain n’a, à notre connaissance, pas lu –, Barrès fait dans ces romans de l’entité du « moi » « l’unique réalité » (Sous l’œil des barbares), dont il s’agit d’assurer les possibilités de déploiement, ce qui suppose une défense contre autrui : « les barbares ». « Chacun, hors de moi, n’est que barbare », stipule ainsi le jeune homme, qui invite dans une sorte de solipsisme littéraire à un recentrement égotique sur sa propre individualité, à une pensée solitaire faisant signe vers l’épanouissement de sa propre sensibilité. Dans le second roman, il fixe à cet effet une méthode en trois principes : « Premier principe : nous ne sommes jamais si heureux que dans l’exaltation. Deuxième principe : ce qui augmente beaucoup le plaisir de l’exaltation, c’est de l’analyser. Troisième principe : il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible. » Cette volonté d’analyse de soi le fait remonter à son territoire, la Lorraine, ainsi qu’à son passé et à ses ancêtres : « Chaque individu possède la puissance de vibrer à tous les battements dont le cœur de ses parents fut agité au long des siècles. » Ainsi, dès la période « anar » du jeune Maurice Barrès, on voit poindre, au-delà de l’individualisme égotique, le chantre de « la terre et [d]es morts » qui s’affirmera dans Le Roman de l’énergie nationale. À cette date-là, Barrès est d’ailleurs déjà engagé en politique. Comme Paul Déroulède, le fondateur de la Ligue des patriotes, il rêve d’un pouvoir à la fois populaire et autoritaire, sans pour autant vouloir rompre avec la République. Il se tourne à cet effet vers le populisme porté par le général Georges Boulanger, en allant, rappelle l’historien Michel Winock (À l’ombre de Maurice Barrès, dir. Antoine Compagnon, Gallimard, 2023), jusqu’à s’affirmer pour sa part socialiste, et se fait élire député boulangiste de Nancy en 1889. Le même Michel Winock relève que Barrès, qui nourrit un antiparlementarisme de plus en plus grand allant de pair avec le désir d’un régime présidentialiste, notamment à partir du scandale de Panama, en 1892, commence peu à peu à emprunter à Édouard Drumont son antisémitisme à des fins d’unification des exploités, allant jusqu’à signer une brochure Contre les étrangers, en 1893, puis diriger la revue nationaliste La Cocarde de 1894 à 95.

La terre et les morts

Le nationalisme barrésien va s’affiner peu à peu, trouvant dans l’affaire Dreyfus l’une des grandes occasions de son déploiement. Dans l’ouvrage collectif dirigé par Antoine Compagnon, l’historien Grégoire Kauffmann, critiquant la thèse de l’historien Zeev Sternhell selon laquelle Barrès serait le père de tous les fascismes (Maurice Barrès et le nationalisme français, 1972) relève que le roman Les Déracinés, contrairement à ce qu’affirme Sternhell, n’a pas réellement pu être influencé par l’affaire, celle-ci ne commençant à proprement parler qu’à la fin 1897 (alors que le roman paraît en avril de cette année), lorsque la culpabilité du capitaine est contestée par les premiers dreyfusards. Il n’empêche que Barrès était déjà un antisémite zélé, lui qui, en 1986, a fait partie d’une commission chargée de départager les candidats à un concours organisé par le journal antisémite La Libre Parole, fondé par Drumont, « sur les moyens pratiques d’arriver à l’anéantissement de la puissance juive en France ».

Alors que le jeune Léon Blum, qui l’a lu et l’admire, lui rend visite lorsque l’affaire explose, en espérant le rallier au dreyfusisme, il se voit éconduit par celui qui commence à fustiger les « intellectuels », un terme qu’il popularise, dans leur défense de cet individu contre l’institution millénaire qu’est l’armée. Ce sera le prélude à la terrible sentence de celui qui s’impose comme le maître à penser de l’antidreyfusisme : « Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race » (Ce que j’ai vu à Rennes, 1904).

On semble bien loin du Barrès individualiste du culte du moi. Première pièce de la trilogie Le Roman de l’énergie nationale (avec L’Appel au soldat, publié en 1900, et Leurs Figures, en 1902), le roman Les Déracinés, plus grand succès de l’auteur, portait déjà les indices d’un tel glissement puisqu’il raconte la création d’un Moi-Individu qui, pour se défendre et s’affirmer contre tout ce qui n’est pas Soi, évolue vers un Moi-Nation. Le lien social devient envisagé de manière organique, à tel point que l’auteur y a cette phrase : « L’individu n’est rien, la société est tout. » Malgré tout, on n’y relève pas de culte de la force ou du chef, fondamentaux constitutifs du fascisme.

C’est une radicalisation du motif de l’individu, entendu comme le prolongement des ancêtres entrevu dans Un homme libre, qui se précise dans ces années-là. Celui-ci trouve notamment à se confirmer dans son célèbre discours du 10 mars 1899 à la Ligue de la patrie française, qu’il vient de rejoindre, intitulé La Terre et les morts, dans lequel Barrès insiste sur la nécessité de « restituer à la France une unité morale, de créer ce qui nous manque depuis la Révolution : une conscience nationale », puis dans son essai Scènes et doctrines du nationalisme (1902). Ce sont aussi des années durant lesquelles l’auteur s’oppose à la laïcité portée par la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905, défendant, bien qu’il ne soit pas lui-même catholique pratiquant, la nécessité d’un retour au christianisme comme élément unificateur de la nation française. Tout l’enjeu est de redonner à la France une âme. Le nationalisme, qui passe par la décentralisation et le régionalisme, et l’amour de la patrie doivent être les principes permettant d’arrimer l’individuel, qui a toujours une histoire singulière avec son milieu d’origine, au collectif. Pour l’écrivain Emmanuel Godo, qui vient de faire paraître Maurice Barrès. Le grand inconnu 1862-1923 (Tallandier, 2023), la mort de ses parents (son père en 1898 et sa mère en 1901) expliquerait davantage cette prise de conscience nationaliste que l’affaire Dreyfus en elle-même, dans une volonté pour l’auteur de se ressaisir, comprendre d’où il vient ainsi que ce qu’il doit à ses ancêtres.

Un troisième Barrès ?

Grand écrivain de la revanche contre l’Allemagne, Barrès a publié une autre trilogie romanesque, Les Bastions de l’Est, composée d’Au service de l’Allemagne (1905), Colette Baudoche (1909, qui a connu un grand succès) et Le Génie du Rhin (1921). Durant la Première Guerre mondiale, il est ainsi un acteur majeur de la propagande de guerre, chantre du jusqu’au-boutisme, ce qui lui vaudra le sobriquet de « rossignol des carnages » par l’écrivain Romain Rolland. Il se fait le soutien journalistique des Poilus, qui lui écrivent des lettres, dans le quotidien L’Écho de Paris. Peu avant la fin de la guerre, il atténue son antisémitisme, rendant hommage au patriotisme des Juifs français dans Les Diverses familles spirituelles de la France (1917), un essai dans lequel il érige ces derniers au rang d’élément du génie national, au côté des traditionalistes, des protestants et des socialistes (il faut d’ailleurs mentionner qu’il fut le premier à se rendre au chevet de Jaurès assassiné, en 1914). De la même manière, il choquera les milieux traditionalistes et catholiques avec Un Jardin sur l’Oronte (1922), une histoire d’amour sulfureuse entre un croisé et une musulmane. Des éléments qui, sans l’absoudre de ses terribles combats, montre peut-être, comme veulent le croire plusieurs auteurs de la monographie À l’ombre de Maurice Barrès, que l’homme a su évoluer et se tenir éloigné d’une forme de fanatisme, et qu’esthète avant tout, il n’a pas eu beaucoup de convictions définitives. C’est en tout cas en partie au motif de ce caractère changeant que les dadaïstes ont organisé, en 1921, un procès fictif, présidé par André Breton, contre Maurice Barrès, accusé de « crime contre la sûreté de l’esprit », durant lequel les différentes parties, disant déplorer l’évolution de l’auteur depuis Le Culte du moi, l’ont condamné à vingt ans de travaux forcés.

Finalement, est-ce son caractère sulfureux ou au contraire son aspect indécis et changeant qui auront eu raison de sa mémoire, le faisant tomber dans l’oubli ? Pour Antoine Compagnon, qui rappelle qu’on pouvait jusqu’en 1966 facilement se procurer ses œuvres, la question est à poser en ces termes. Car des auteurs bien plus radicaux et constants dans leur abomination tels que Drieu La Rochelle ou Louis-Ferdinand Céline n’ont pour leur part pas été oubliés et ont même eu droit à une consécration par la Pléiade. Finalement, nous dit Compagnon, Barrès est à la fois jugé infréquentable et trop lisse pour pouvoir incarner la figure – paradoxalement attirante s’il en est – du « mal absolu » : « Barrès ne fut pas assez odieux, pas assez haïssable, mais trop divisé, trop compliqué, pour que nous en fassions l’incarnation du mal absolu. »

SUITE AVEC UN ARTICLE DE LA DROITE INTELLECTUELLE ESTHéTICO-BIDON, qui ne tire pas les conséquences de la "décadence" en se faisant hara-kiri (c'est du Mishima syndical!).