Article épinglé

Affichage des articles dont le libellé est la Montagne (Sainte-Geneviève) de l'Esprit. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est la Montagne (Sainte-Geneviève) de l'Esprit. Afficher tous les articles

dimanche 26 octobre 2025

Notes sur Michèle Bernstein

 

 
    Portrait par Ivan Chtcheglov
 
Bien qu’ancienne habituée de Chez Moineau ayant notamment assisté à la projection mouvementée du premier film de Guy Debord, Hurlements en faveur de Sade, le 13 octobre 1952, elle reprend contact avec lui à l’occasion de l’exposition Avant la Guerre – 66 métagraphies influentielles organisée à la galerie du Double Doute, passage Molière à Paris du 11 juin au 7 juillet 1954 et n’intègre le groupe lettriste qu’en juillet 1954 à partir du no 3 de Potlatch où elle signe au début Michèle-Ivich Bernstein.  
 
« Pour moi, elle [Michèle Bernstein] est la plus situationniste de tous. À Cosio [l’IS est formellement créée en juillet 1957 à la conférence d'unification de Cosio di Arroscia] elle reprenait tout le monde sur le fait qu’on ne dit pas situationnisme mais situationniste, parce que quand ça devient un isme, il y a de fortes chances pour que ça tourne à l’idéologie, à la secte, à la religion. » 
Ralph Rumney, Le Consul, 1999, p. 116.
 

 (Radio France) Michèle Bernstein, la chanson et la montagne Sainte-Geneviève : Avec Michèle Bernstein et Serge Korber... Retrouvailles au quartier latin ! dans Étonnez-moi Benoît !

dimanche 12 octobre 2025

« L’école Polytechnique est sous l’emprise des multinationales »

  

Financements privés, cours orientés, discours sur l’écologie censurés... L’école d’ingénieurs Polytechnique est sous l’influence des multinationales, dénonce l’Observatoire des multinationales. Quitte à museler ses étudiants.

Sa gouvernance, ses financements, son secteur de recherche et même sa vie étudiante : l’École polytechnique est largement influencée par les grandes entreprises, révèle le rapport

Auteur principal de ce travail, Romain Poyet connaît de l’intérieur cette école d’ingénieurs dont les élèves sont sous statut militaire : il y a étudié trois ans avant de rejoindre l’Observatoire. Pour Reporterre, il décrit une école prestigieuse de plus en plus soumise aux logiques du CAC 40, au détriment de sa mission d’intérêt général et de l’urgence écologique.

Reporterre — Votre enquête montre que des dirigeants de grandes entreprises occupent des postes clés dans les instances de Polytechnique. Que révèle cette présence sur la manière dont l’école est gouvernée ?

Romain Poyet — Un modèle de réussite qui domine, à Polytechnique, c’est celui du PDG du CAC 40, du grand patron d’une multinationale. Les conférences proposées aux élèves, les intervenants, les anciens élèves mis en avant : beaucoup d’éléments convergent vers cette image.

Dans les instances de gouvernance se trouve un nombre disproportionné de dirigeants de très grandes entreprises françaises et internationales. Sur 24 membres du conseil d’administration de Polytechnique, 6 représentent des grandes entreprises (dont TotalEnergies, Sanofi et Thales) et le conseil d’administration de la Fondation de l’X [qui finance et soutient le développement de l’école] est également largement composé de grands patrons (Arkema, Sopra Steria, Sanofi, Thales, etc.). Cela crée un effet d’entre-soi, où un petit cercle de décideurs pèse sur l’orientation de l’école.

 
Parrains des anciennes promotions. Capture d’écran/Observatoire des multinationales  
 

vendredi 10 octobre 2025

Polytechnique, une école d’État sous emprise

 SOURCE: https://multinationales.org/fr/enquetes/polytechnique-une-ecole-d-etat-sous-emprise/

Organes de gouvernance, chaires, partenariats, start-ups, associations d’élèves et d’anciens élèves… La place croissante des grandes entreprises à tous les niveaux de l’École polytechnique et leur influence sur le contenu de la recherche et de l’enseignement posent question dans un contexte d’urgence climatique.

Téléchargez la publication

Téléchargez le PDF (2.5 Mio

La tentative de Total d’implanter un bâtiment sur le campus de l’École polytechnique, puis celle de LVMH deux ans plus tard, ont suscité d’importantes mobilisations de la part des élèves, du personnel et de la société civile.

Dans son rapport Polytechnique : une école d’État sous emprise, l’Observatoire des multinationales montre que derrière ces affaires médiatisées, les grandes entreprises françaises et étrangères continuent de tisser leur toile à tous les niveaux de l’École polytechnique, influençant le contenu de la recherche et de l’enseignement.

 

lundi 22 septembre 2025

Le Pinel du "Formulaire", un soir de fin d'été et 70 ans plus tard

 

"Et l'étrange statue du Docteur Philippe Pinel, bienfaiteur des aliénés, dans les derniers soirs de l'été. Explorer Paris"

Citation extraite d'Ivan Chtcheglov, Formulaire pour un urbanisme nouveau, septembre 1953 

 

No hay ninguna descripción de la foto disponible.  

La photo a été prise place Pinel (située entre les stations de métro Nationale et Place d'Italie) à la fin de l'été 2023, juste avant l'orage qui s'annonce dans le ciel. En 1953, cette statue se trouvait devant l'hôpital Pitié-Salpétrière (boulevard de l'Hôpital). Les deux sites sont proches, dans le 13° arrondissement de Paris.

À l'époque du Formulaire, cet arrondissement (au sud de la montagne Sainte-Geneviève) a été bien exploré  par Ivan Chtcheglov et Guy Debord: certaines de ces parties, comme la Butte-aux-Cailles, étaient qualifiées de "dépendances" du "Continent Contrescarpe".

 


mercredi 10 septembre 2025

Rue Galande, par Jean-Michel Mension

 

Fin des années 1950

EXTRAIT DE LA TRIBU

Vous étiez les seuls Français à fréquenter cette rue et ces bistrots ?
Les seuls. Il y avait celle-là et la rue Galande, qui était moins complètement arabe, un petit peu mélangée, mais avec deux ou trois bistrots strictement arabes. Nous, on était l’exception. De participer à la vie des Maghrébins c’était une façon très claire de prendre parti contre la bourgeoisie, contre les cons, contre les Français. Maintenant c’est peut-être difficile de ressentir la question coloniale comme on la ressentait à l’époque, c’était politique et en même temps viscéral… et puis il y avait quand même la tradition surréaliste, le grand discours contre le colonialisme… C’était un truc élémentaire et tout le monde était dans cette attitude-là, même les gars qui n’avaient jamais fait de politique.

Roger Langlais, pour mémoire

SOURCE: https://acontretemps.org/spip.php?article682
Article mis en ligne le 24 décembre 2018 par Freddy Gomez

■ Roger Langlais (1941-2018), solitaire et fraternel, était de cette sorte d’homme qu’on pourrait qualifier de généreux discret. Si discret qu’on ignore encore des pans entiers de son œuvre, picturale notamment. Si discret que chacune de ses manifestations de présence venait à l’improviste, à la dérobade, subrepticement. Il fut un abonné attentif d’À contretemps qui nous fit parfois savoir que sa lecture lui réservait quelques plaisirs. C’était assez pour nous, car nous savions l’homme doté d’une érudition aussi fine que discrète et, de ce fait même, capable d’apprécier à sa juste valeur la perspective critique dans laquelle nous prétendions nous situer. Il arriva même qu’il nous prodiguât des conseils, qu’il nous servît de passeur, qu’il nous offrît des illustrations. Sur le seuil, toujours à sa manière, il était des nôtres, de notre famille d’ombres.

Nous fûmes quelques-uns, le 14 septembre dernier, à nous retrouver au Cimetière parisien de Saint-Ouen pour un dernier salut à Roger. La cérémonie fut discrète, aussi discrète qu’il l’eût souhaité, pourfendeur du « culte de la charogne ». Il faut avoir, pour les amis disparus, le sens de l’hommage. Les deux témoignages qui suivent y prétendent. Notre amitié à Fatia, sa compagne, et à Florian, son fils.– À contretemps.

Hommage à l’en-dehors

Quand un ami disparaît, à la peine s’ajoutent souvent les regrets de n’avoir pas su ou pu réaliser, par trop d’affairement sans doute, par négligence un peu, des projets que le temps aura irrémédiablement engloutis dans le puits sans fond des illusions perdues. Concernant Roger Langlais, mon plus grand regret sera de ne pas avoir donné suite à un entretien pour lequel Monica Gruszka et moi-même l’avions sollicité en 2001 et auquel il semblait disposé à se prêter. Au point de nous adresser, dans le prolongement de cette rencontre, quelques pièces d’archives et des repères chronologiques devant, écrivait-il, « “nous“ servir peut-être ». Ils ne servirent pas, mais ils font trace, ici même, dans cette évocation de « Rojelio », comme il signait les lettres qu’il m’adressait.

Roger fut depuis ses origines, un fidèle et attentif abonné d’À contretemps en version papier. Malgré nos sollicitations, il n’y écrivit pas, mais il lui arriva, parfois, de s’improviser conseiller « littéraire », de nous ouvrir des pistes, de nous offrir des illustrations et même de nous mettre en relation avec de précieux collaborateurs, comme Alain Segura, qui devint un ami. Lorsque, en 2014, décision fut prise de renoncer à la version papier d’À contretemps, trop absorbante pour nos faibles forces, pour consacrer nos efforts, dès l’année suivante – dans une perspective renouvelée et moins strictement bibliographique, pourrait-on dire –, au site du même nom, Roger continua de nous suivre, en nous prodiguant ça et là approbations ou critiques, selon ses humeurs et convictions.

J’ai connu Roger au mitan des années 1980. Il exerçait alors la fonction de correcteur. Un peu en franc-tireur. Adhérent du syndicat, il se situait dans cette mouvance anarchiste nettement anti-syndicaliste, mais qui voyait au moins un avantage au fait d’appartenir à cette fraternelle confrérie disposant du contrôle de l’embauche en presse parisienne : une manière de vivre, à bon tarif et sans aliéner trop de son temps à la tâche salariée. Après avoir exercé ses talents au Matin de Paris, il se retrouva à L’Humanité, ce qui, convenons-en, dut avoir quelque chose de jouissif pour cet iconoclaste qui, quelques années plus tôt, avait concocté, pour le premier numéro de L’Assommoir [1], dont il était directeur de publication, un fort dossier sur « La France stalinienne », orné en couverture d’un portrait choc du « petit père des peuples » à moustache tricolore.

Sans tonitruance – plutôt le contraire, on lui aurait donné quitus de sa réserve –, Roger était fait du bois qui étaye la passion du négatif. Cultivé jusqu’à l’invraisemblable, cet ancien bouquiniste accordait patience à ses intuitions et conscience à ses refus. Il avait plusieurs cordes à son arc, qu’il savait tendre à l’extrême pour décocher ses flèches. On l’aurait dit sorti d’un brûlot de l’anarchie « fin de siècle » passé des mains des surréalistes à celles des situationnistes. C’est ainsi que Roger, passionné de Libertad et ami d’Ivan Chtcheglov, fut aussi l’inspirateur de la superbe « une » du Monde libertaire de novembre 1966 – n° 126 – où un faire-part annonçait : « André Breton est mort. Aragon est vivant… C’est un double malheur pour la pensée honnête. »

En amont, il avait été membre du groupe Spartacus [2], où il fit, en principe, ses premières armes polémiques. De 1961 à 1963, sous la houlette de G. Munis et animé dans un premier temps par Louis Janover et Bernard Pécheur, le groupe, en solo ou en coproduction, s’illustra en effet dans la rédaction de tracts au ton généralement incendiaire [3]. De courte durée, l’expérience se prolongea, après autodissolution de Spartacus en mai 1963, par l’édition de deux tracts, réalisés par les seuls Roger Langlais et Bernard Pécheur : « Refus d’obéir » (14 juillet 1963) et « Un cadavre ne fait pas le printemps » (juillet 1964).

Quatre ans plus tard, au début de 1968, il récidiva, avec Guy Bodson et Bernard Pécheur, en créant le groupe « Pour une critique révolutionnaire » dont la production fut vaste, cinq années durant, en brochures, textes, correspondances, tracts, affiches sérigraphiées [4] et typographiques, fac-similés, papillons, journaux sérigraphiés, détournements de journaux (bulletin de la Compagnie internationale pour l’informatique [CII], Rouge, Vive la révolution) et de comics. En 1971, le groupe comptait une vingtaine de membres à Paris, dans les Hauts-de-Seine et dans le Val-de-Marne.

En 1976, il choisit et présenta, pour les Éditions Galilée, des écrits d’Albert Libertad, édités sous le titre Le Culte de la charogne et autres textes [5] et, selon le même principe, d’Émile Pouget, réunis sous celui du Père Peinard. En 1977, ce fut chez Plasma – collection « Table rase » – qu’il édita, sous le titre Coup pour coup, des textes d’Émile Henry et réédita, dans la même collection, Hurrah !!! ou la Révolution par les Cosaques d’Ernest Cœurderoy. Dirigé par le regretté Pierre Drachline, qui fut son ami, Plasma lui offrit, de surcroît, la possibilité de travailler, avec Marcel Mariën, en 1978, à une édition, en fac-similé, des douze numéros de la revue surréaliste belge Les Lèvres nues (1954-1958) et de réaliser, avec son complice Bernard Pécheur, les deux premiers numéros de l’époustouflante revue L’Assommoir, déjà évoquée.

On pourrait s’en tenir là… Après tout, c’est déjà bien pour une vie d’en-dehors entêté à fuir la lumière. Dans son cas, pourtant, il ne saurait être dit qu’il ne restera du temps traversé que les traces, tangibles, qu’il y aura laissées. Ce serait manquer au principe d’affinité. Il y avait, chez cet anarchiste radicalement existentiel, une double disposition – qui est rare – pour l’excès et pour la retenue. C’est ainsi, du moins, que j’ai perçu Roger, et c’est pourquoi j’aimais à le fréquenter. On gagne toujours à côtoyer des êtres qui s’apprécient jusque dans leurs différences, toujours affirmées. Pour le moins une pleine estime réciproque, qui fait une base sûre pour l’amitié. Dans ce monde étrange qui se détruit sans cesse, il s’agit de se reconnaître encore comme éléments connivents.

Freddy GOMEZ

Un opposant à presque tout

Il est bien difficile d’évoquer un ami qui vient de disparaître, sans doute parce qu’un peu de soi-même s’emporte avec lui. Je revois Roger, l’ami Roger Langlais, assis sur le muret à côté de ses boîtes de bouquiniste, son mégot de Gitane maïs coincé aux lèvres, les jambes croisées, les pieds ballants, et cet air mi-amusé, mi-méfiant à me considérer. Amusé, parce que ma visite dominicale était plus que prévisible, méfiant parce que l’actualité fournissait toujours une occasion d’échanger nos points de vue, parfois divergents. Je revois son œil en alerte, son profil légèrement tendu. C’était il y a des années, mais ces années n’ont pas la valeur que le temps leur accorde. Roger avait acquis à ce poste une présence intemporelle.

Puis-je dire que je l’ai connu ? Je suis convaincu du contraire. Roger ne se livrait pas. Il pouvait dérouler une analyse et l’explorer dans tous ses recoins, sans y mêler des observations personnelles, encore moins intimes. Il savait exposer une forme précise d’objectivité, qui exprimait ce qu’il pensait, à laquelle il n’y avait rien à ajouter, et parfois aussi rien à redire.

Des années avant Mai 68, il avait chevauché le monde de l’art et de la poésie. Ses connaissances étaient exceptionnelles dans des genres littéraires considérés comme mineurs. Mais il faut poser mieux son personnage. Roger était le Parisien que le Moyen Âge a suscité dans les universités de la Montagne-Sainte-Geneviève. Il était aussi le « petit romantique » des années 1830, mais indifférent à toute forme de reconnaissance dont il n’aurait pas su ni voulu s’accommoder.

Le sens du négatif à l’œuvre dans la société le travaillait, il était un opposant à presque tout, calmement mais résolument, avec cet air d’indifférence que les anarchistes affichent en tirant sur leur pipe. Anarchiste, Roger l’était noblement, c’est-à-dire avec hauteur et dégagement. Aucun propos militant n’est jamais sorti de sa bouche.

C’est son rapport aux livres et à l’écriture qui m’avait lié à lui. Mais sa palette d’expression était vaste. Graveur, peintre, dessinateur, il abritait tous les talents qu’un inspiré réunit en sa demeure.

Sa silhouette, pour moi, est à jamais inscrite sur un fond de ciel de Paris.

Alain SEGURA

jeudi 4 septembre 2025

Théorie de la dérive

 
 Rue de la Montagne Sainte-Geneviève, vue de la fontaine près du Tonneau d'or
 
 

Entre les divers procédés situationnistes, la dérive se définit comme une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement ludique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade.

Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent. La part de l’aléatoire est ici moins déterminante qu’on ne croit : du point de vue de la dérive, il existe un relief psychogéographique des villes, avec des courants constants, des points fixes, et des tourbillons qui rendent l’accès ou la sortie de certaines zones fort malaisés.

Mais la dérive, dans son unité, comprend à la fois ce laisser-aller et sa contradiction nécessaire : la domination des variations psychogéographiques par la connaissance et le calcul de leurs possibilités. Sous ce dernier aspect, les données mises en évidence par l’écologie, et si borné que soit à priori l’espace social dont cette science se propose l’étude, ne laissent pas de soutenir utilement la pensée psychogéographique.
Avis sur le casino Gaming Club , y compris bonus, promotions, programme VIP !
L’analyse écologique du caractère absolu ou relatif des coupures du tissu urbain, du rôle des microclimats, des unités élémentaires entièrement distinctes des quartiers administratifs, et surtout de l’action dominante des centres d’attraction, doit être utilisée et complétée par la méthode psychogéographique. Le terrain passionnel objectif où se meut la dérive doit être défini en même temps selon son propre déterminisme et selon ses rapports avec la morphologie sociale. Chombart de Lauwe dans son étude sur "Paris et l’agglomération parisienne" (Bibliothèque de sociologie contemporaine, PUF, 1952) note qu’ "un quartier urbain n’est pas déterminé seulement par les facteurs géographiques et économiques mais par la représentation que ses habitants et ceux des autres quartiers en ont " ; et présente dans le même ouvrage - pour montrer "l’étroitesse du Paris réel dans lequel vit chaque individu géographiquement un cadre dont le rayon est extrêmement petit " - le tracé de tous les parcours effectués en une année par une étudiante du XVIe arrondissement : ces parcours dessinent un triangle de dimension réduite, sans échappées, dont les trois sommets sont l’Ecole des Sciences Politiques, le domicile de la jeune fille et celui de son professeur de piano. Autodesk Inventor LT 2016 - abcoemstore.com/product/autodesk-inventor-lt-2016/ introduces 3D mechanical CAD and Digital Prototyping into 2D workflows.

Il n’est pas douteux que de tels schémas, exemples d’une poésie moderne susceptible d’entraîner de vives réactions affectives - dans ce cas l’indignation qu’il soit possible de vivre de la sorte - , ou même la théorie, avancée par Burgess à propos de Chicago, de la répartition des activités sociales en zones concentriques définies, ne doivent servir aux progrès de la dérive.

Le hasard joue dans la dérive un rôle d’autant plus important que l’observation psychogéographique est encore peu assurée. Mais l’action du hasard est naturellement conservatrice et tend, dans un nouveau cadre, à tout ramener à l’alternance d’un nombre limité de variantes et à l’habitude. Le progrès n’étant jamais que la rupture d’un des champs où s’exerce le hasard, par la création de nouvelles conditions plus favorables à nos desseins, on peut dire que les hasards de la dérive sont foncièrement différents de ceux de la promenade, mais que les premières attirances psychogéographiques découvertes risquent de fixer le sujet ou le groupe dérivant autour de nouveaux axes habituels, où tout les ramène constamment.

Une insuffisante défiance à l’égard du hasard, et de son emploi idéologique toujours réactionnaire, condamnait à un échec morne la célèbre déambulation sans but tentée en 1923 par quatre surréalistes à partir d’une ville tirée au sort : l’errance en rase campagne est évidemment déprimante, et les interventions du hasard y sont plus pauvres que jamais. Mais l’irréflexion est poussée bien plus loin dans Médium (mai 1954), par un certain Pierre Vendryes qui croit pouvoir rapprocher de cette anecdote - parce que tout cela participait d’une même libération antidéterministe - quelques expériences probabilistes, par exemple sur la répartition aléatoire de têtards de grenouille dans un cristallisoir circulaire, dont il donne le fin mot en précisant : "il faut, bien entendu, qu’une telle foule ne subisse de l’extérieur aucune influence directrice ". Dans ces conditions, la palme revient effectivement aux têtards qui ont cet avantage d’être "aussi dénués que possible d’intelligence, de sociabilité et de sexualité ", et, par conséquent, "vraiment indépendants les uns des autres ".

Aux antipodes de ces aberrations, le caractère principalement urbain de la dérive, au contact des centres de possibilités et de significations que sont les grandes villes transformées par l’industrie, répondrait plutôt à la phrase de Marx : "Les hommes ne peuvent rien voir autour d’eux qui ne soit leur visage, tout parle d’eux-mêmes. Leur paysage même est animé."

On peut dériver seul, mais tout indique que la répartition numérique la plus fructueuse consiste en plusieurs petits groupes de deux ou trois personnes parvenues à une même prise de conscience, le recoupement des impressions de ces différents groupes devant permettre d’aboutir à des conclusions objectives. Il est souhaitable que la composition de ces groupes change d’une dérive à l’autre. Au-dessus de quatre ou de cinq participants, le caractère propre à la dérive décroît rapidement, et en tout cas il est impossible de dépasser la dizaine sans que la dérive ne se fragmente en plusieurs dérives menées simultanément. La pratique de ce dernier mouvement est d’ailleurs d’un grand intérêt, mais les difficultés qu’il entraîne n’ont pas permis jusqu’à présent de l’organiser avec l’ampleur désirable.

La durée moyenne d’une dérive est la journée, considérée comme l’intervalle de temps compris entre deux périodes de sommeil. Les points de départ et d’arrivée, dans le temps, par rapport à la journée solaire, sont indifférents, mais il faut noter cependant que les dernières heures de la nuit sont généralement impropres à la dérive.

Cette durée moyenne de la dérive n’a qu’une valeur statistique. D’abord, elle se présente assez rarement dans toute sa pureté, les intéressés évitant difficilement, au début ou à la fin de cette journée, d’en distraire une ou deux heures pour les employer à des occupations banales ; en fin de journée, la fatigue contribue beaucoup à cet abandon. Mais surtout la dérive se déroule souvent en quelques heures délibérément fixées, ou même fortuitement pendant d’assez brefs instants, ou au contraire pendant plusieurs jours sans interruption. Malgré les arrêts imposés par la nécessité de dormir, certaines dérives d’une intensité suffisante se sont prolongées trois ou quatre jours, voire même d’avantage. Il est vrai que dans le cas d’une succession de dérives pendant une assez longue période, il est presque impossible de déterminer avec quelque précision le moment où l’état d’esprit propre à une dérive donnée fait place à un autre. Une succession de dérives a été poursuivie sans interruption notable jusqu’aux environs de deux mois, ce qui ne va pas sans amener de nouvelles conditions objectives de comportement qui entraînent la disparition de bon nombre des anciennes.

L’influence sur la dérive des variations du climat, quoique réelle, n’est déterminante que dans le cas de pluies prolongées qui l’interdisent presque absolument. Mais les orages ou les autres espèces de précipitations y sont plutôt propices.

Le champ spatial de la dérive est plus ou moins précis ou vague selon que cette activité vise plutôt à l’étude d’un terrain ou à des résultats affectifs déroutants. Il ne faut pas négliger le fait que ces deux aspects de la dérive présentent de multiples interférences et qu’il est impossible d’en isoler un à l’état pur. Mais enfin l’usage des taxis, par exemple, peut fournir une ligne de partage assez claire : si dans le cours d’une dérive on prend un taxi, soit pour une destination précise, soit pour se déplacer de vingt minutes vers l’ouest, c’est que l’on s’attache surtout au dépaysement personnel. Si l’on tient à l’exploration directe d’un terrain, on met en avant la recherche d’un urbanisme psychogéographique.

Dans tous les cas le champ spatial est d’abord fonction des bases de départ constituées, pour les sujets isolés, par leurs domiciles, et pour les groupes, par les points de réunion choisis. L’étendue maximum de ce champ spatial ne dépasse pas l’ensemble d’une grande ville et de ses banlieues. Son étendue minimum peut être bornée à une petite unité d’ambiance : un seul quartier, ou même un seul îlot s’il vaut la peine ( à l’extrême limite la dérive statique d’une journée sans sortir de la gare Lazare).

L’exploration d’un champ spatial fixé suppose donc l’établissement de bases, et le calcul des directions de pénétration. C’est ici qu’intervient l’étude des cartes, tant courantes qu’écologiques ou psycho-géographiques, la rectification et l’amélioration de ces cartes. Est-il besoin de dire que le goût du quartier lui-même inconnu, jamais parcouru n’intervient aucunement ? Outre son insignifiance, cet aspect du problème est tout à fait subjectif, et ne subsiste pas longtemps. Ce critère n’a jamais été employé, si ce n’est occasionnellement, quand il s’agit de trouver les issues psychogéographiques d’une zone en s’écartant systématiquement de tous les points coutumiers. On peut alors s’égarer dans des quartiers déjà fort parcourus.

La part de l’exploration au contraire est minime, par rapport à celle d’un comportement déroutant, dans le "rendez-vous possible". Le sujet est prié de se rendre seul à une heure qui est précisée dans un endroit qu’on lui fixe. Il est affranchi des pénibles obligations du rendez-vous ordinaire, puisqu’il n’a personne à attendre. Cependant ce "rendez-vous possible" l’ayant mené à l’improviste en un lieu qu’il peut connaître ou ignorer, il en observe les alentours. On a pu en même temps donner au même endroit un "autre rendez-vous possible" à quelqu’un dont il ne peut prévoir l’identité. Il peut même ne l’avoir jamais vu, ce qui incite à lier conversation avec divers passants. Il peut ne rencontrer personne, ou même rencontrer par hasard celui qui a fixé le "rendez-vous possible". De toute façon, et surtout si le lieu et l’heure ont été bien choisis, l’emploi du temps du sujet y prendra une tournure imprévue. Il peut même demander par téléphone un autre "rendez-vous possible" à quelqu’un qui ignore où le premier l’a conduit. On voit les ressources presque infinies de ce passe-temps.

Ainsi, quelques plaisanteries d’un goût dit douteux, que j’ai toujours vivement appréciées dans mon entourage, comme par exemple s’introduire nuitamment dans les étages des maisons en démolition, parcourir sans arrêt Paris en auto-stop pendant une grève des transports, sous le prétexte d’aggraver la confusion en se faisant conduire n’importe où, errer dans ceux des souterrains des catacombes qui sont interdits au public, relèveraient d’un sentiment plus général qui ne serait autre que le sentiment de la dérive.

Les enseignements de la dérive permettent d’établir les premiers relevés des articulations psychogéographiques d’une cité moderne. Au-delà de la reconnaissance d’unités d’ambiances, de leurs composantes principales et de leur localisation spatiale, on perçoit les axes principaux de passage, leurs sorties et leurs défenses. On en vient à l’hypothèse centrale de l’existence de plaques tournantes psychogéographiques. On mesure les distances qui séparent effectivement deux régions d’une ville, et qui sont sans commune mesure avec ce qu’une vision approximative d’un plan pouvait faire croire. On peut dresser à l’aide de vieilles cartes, de vues photographiques aériennes et de dérives expérimentales une cartographie influentielle qui manquait jusqu’à présent, et dont l’incertitude actuelle, inévitable avant qu’un immense travail ne soit accompli, n’est pas pire que celle des premiers portulans, à cette différence près qu’il ne s’agit plus de délimiter précisément des continents durables, mais de changer l’architecture et l’urbanisme. Les différentes unités d’atmosphère et d’habitation, aujourd’hui, ne sont pas exactement tranchées, mais entourées de marges frontières plus ou moins étendues. Le changement le plus général que la dérive conduit à proposer, c’est la diminution constante de ces marges frontières, jusqu’à leur suppression complète.

Dans l’architecture même, le goût de la dérive porte à préconiser toutes sortes de nouvelles formes du labyrinthe, que les possibilités modernes de construction favorisent. Ainsi la presse signalait en mars 1955 la construction à New York d’un immeuble où l’on peut voir les premiers signes d’une occasion de dérive à l’intérieur d’un appartement : " Les logements de la maison hélicoïdale auront la forme d’une tranche de gâteau. Ils pourront être agrandis ou diminués à volonté par le déplacement de cloisons mobiles. La gradation par demi-étage évite de limiter le nombre de pièces, le locataire pouvant demander à utiliser la tranche suivante en surplomb ou en contrebas. Ce système permet de transformer en six heures trois appartements de quatre pièces en un appartement de douze pièces ou plus."

Le sentiment de la dérive se rattache naturellement à une façon plus générale de prendre la vie, qu’il serait pourtant maladroit d’en déduire mécaniquement. Je ne m’étendrai ni sur les précurseurs de la dérive, que l’on peut reconnaître justement, ou détourner abusivement, dans la littérature du passé, ni sur les aspects passionnels particuliers que cette dérive entraîne. Les difficultés de la dérive sont celles de la liberté. Tout porte à croire que l’avenir précipitera le changement irréversible du comportement et du décor de la société actuelle. Un jour, on construira des villes pour dériver. On peut utiliser, avec des retouches relativement légères, certaines zones qui existent déjà. On peut utiliser certaines personnes qui existent déjà.

Guy-Ernest Debord

P.-S.

Publié dans Les Lèvres nues n° 9, décembre 1956 et Internationale Situationniste n° 2, décembre 1958.

[À compléter] Manifeste pour une construction de situations (Guy Debord, septembre 1953)

 

 
Mappemonde métropolitain, métagraphie de Gilles Ivain, automne 1953 (Ivan Chtcheglov)

 Partie publiée dans Œuvres, pp. 105-112:

Les gestes que nous avons eu l’occasion de faire étaient bien insuffisants, il faut en convenir.

On ne se passionne à propos des gens que pour les quitter bruyamment.

Nous nous sommes longtemps employés à obtenir des bouteilles vides, à partir de pleines. La grève générale s’est pourrie en trois semaines ; la reprise du travail marque une défaite de plus pour la Révolution en France. J’aurai vingt-deux ans dans trois mois. Perdre son temps. Gagner sa vie. Toutes les dérisions du vocabulaire. Et des promesses. Nous nous reverrons. Vous parlez.

Et Vincent Van Gogh dans son CAFÉ DE NUIT avec le vent fou dans les oreilles. Et Pascin qui s’est tué en disant qu’il avait voulu fonder une société de princes, mais que le quorum ne serait pas atteint. Et toi, écolière perdue ; ta belle, ta triste jeunesse ; et les neiges d’Aubervilliers.

L’univers en cours d’éclatement. Et nous allions d’un bar à l’autre en donnant la main à diverses petites filles périssables comme les stupéfiants dont naturellement nous abusions. Tout cela n’était que relativement drôle.

Mais que deviendra-t-elle dans tous les ports illuminés de l’été, dans tous les abandons du monde, dans le vieillissement du monde ?

ON S’EN SOUVIENDRA DE CETTE PLANÈTE. Si peu. Passons maintenant aux choses sérieuses.

*

Notre temps voit mourir l’Esthétique.

« Les arts commencent, s’élargissent et disparaissent, parce que des hommes insatisfaits dépassent le monde des expressions officielles, et les festivals de sa pauvreté. » (Hurlements en faveur de Sade. Juin 52.)

Depuis un siècle toute démarche artistique part d’une réflexion sur sa matière, aboutit à une réduction plus extrême de ses moyens (explosion finale du mot, ou de l’objet pictural. Le Cinéma a suivi le même processus, accéléré par le précédent des arts plus anciens).

L’isolement de quelques mots de Mallarmé sur le blanc dominant d’une page, la fuite qui souligne l’œuvre météorique de Rimbaud, la désertion éperdue d’Arthur Cravan à travers les continents, ou l’aboutissement du Dadaïsme dans la partie d’Échecs de Marcel Duchamp sont les étapes d’une même négation dont il nous appartient aujourd’hui de déposer le bilan.

L’Esthétique, comme la Religion, pourra mettre longtemps à se décomposer. Mais les survivances n’ont pas d’intérêt. Nous devons simplement dénoncer l’espoir qui pourrait encore être placé dans ces solutions rétrogrades, et c’est le sens de notre manifestation contre Chaplin, en octobre 52.

L’Art Moderne pressent et réclame un au-delà de l’Esthétique, dont ses dernières variations formelles ne font qu’annoncer la venue. À cet égard l’importance du Surréalisme est d’avoir considéré la Poésie comme simple moyen d’approche d’une vie cachée et plus valable. Mais le matin ne garde que peu de traces des constructions oniriques inachevées. Les années passent bourgeoisement en attendant du « hasard objectif » d’improbables passantes, d’incertaines révélations.

Deux générations ne peuvent pas vivre sur le même stock d’illusions.

Le Lettrisme d’Isou a été une sorte de Dadaïsme en positif. Il propose une création illimitée d’arts nouveaux, sur des mécanismes admis. Dans l’inflation des valeurs expliquées, le dernier intérêt qui restait à ces disciplines s’en détache.

Les arts s’achèvent dans leurs dernières richesses, ou continuent pour le commerce.

« On créera chaque jour des formes nouvelles ; on ne se donnera plus la peine de les prouver, d’expliciter leur résistance par des œuvres valables… On ira plus loin afin de découvrir d’autres sources séculaires qu’on abandonnera, à leur tour, dans le même état de virtualité inexploitée. Le monde dégorgera de richesses esthétiques dont on ne saura quoi faire. » (Isou. Mémoire sur les forces futures des arts plastiques et sur leur mort. Mars 51.)

Après le procès de cet académisme idéaliste, et l’exclusion de ses tenants, j’écrivais :

« Tous les arts sont des jeux vulgaires, et qui ne changent rien. » (Notice pour la Fédération française des ciné-clubs. Novembre 52.)

Notre mépris pour l’Esthétique n’est pas choisi. Au contraire, nous étions plutôt doués pour « aimer ça ». Nous sommes arrivés à la fin. Voilà tout.

À la limite de l’Expression, que nous considérons dès maintenant comme une activité secondaire, les dernières formees découvertes participent à la fois d’une conscience claire de l’extrême usure de l’idée de communication, et d’une volonté d’intervention dans l’existence.

« Il voulait rénover l’amour par une technique filmique nouvelle. » (Gil J Wolman. L’Anticoncept. Février 52.)

Le Cinéma anticonceptuel de Wolman parvient à une œuvre muable par chaque réaction individuelle, au moyen d’une ambiance visuelle et d’un jeu vocal sans rapport avec le récit. L’Art avance alors, d’une forme donnée, vers un jeu en participation.

J’ai utilisé dans le film intitulé Hurlements en faveur de Sade (entreprise de terrorisme cinématographique) une majorité de phrases détournées : articles du Code civil, conversations anodines, ou citations d’auteurs connus, qui prennent une autre signification par leur mise en présence.

Le détournement des phrases est la première manifestation des arts d’accompagnement soumis à un autre but, dans lesquels nous voyons la seule utilisation du passé définitivement clos de l’Esthétique.

Dans la même direction Gaëtan M. Langlais a écrit Jolie Cousette avec diverses coupures de presse d’origine quelconque. Le non-rapport ne peut pas exister. Comme dans le rapprochement arbitraire d’une photo et d’un texte (illustration photographique des numéros 1 et 3 de l’Internationale lettriste) la juxtaposition de deux phrases crée forcément un nouvel ensemble, impose toujours une explication.

Le roman quadridimensionnel de Gilles Ivain « se passera dans une vingtaine d’ouvrages déjà publiés… Il débordera des cadres du FAIT littéraire pour envahir et modifier violemment la vie par tous les moyens dont le plus simple sera à l’image du phénomène d’induction magnétique. Le roman sera un corpus quadridimensionnel de signes gravés et d’images-clefs. Le roman ébauchera de nouvelles mathématiques de situations ou ne sera pas. » (Gillespie. À paraître aux éditions Julliard.)

*

Notre action dans les arts n’est que l’ébauche d’une souveraineté que nous voulons avoir sur nos aventures, livrées à des hasards communs.

Ces œuvres en marche sont seulement des recherches pour une action directe dans la vie quotidienne.

Dans un univers pragmatique, l’intention profonde de l’Esthétique a été bien moins de survivre que de vivre absolument.

Avec nous vraiment « la poésie doit avoir pour but la vérité pratique ».

Le même souci d’investir les êtres et leurs cheminements domine toute cette fin de l’Esthétique, de la proclamation initiale de Wolman : « La nouvelle génération ne laissera plus rien au hasard » à la métagraphie influentielle de Gilles Ivain.

*

Le Décor nous comble et nous détermine. Même dans l’état actuel assez lamentable des constructions des villes, il est généralement très au-dessus des actes qu’il contient, actes enfermés dans les lignes imbéciles des morales et des efficacités primaires.

IL FAUT ABOUTIR À UN DÉPAYSEMENT PAR L’URBANISME, à un urbanisme non utilitaire, ou plus exactement conçu en fonction d’une autre utilisation.

La construction de cadres nouveaux est la condition première d’autres attitudes, d’autres compréhensions du monde.

Le même désir suit son cours souterrain dans plusieurs siècles d’efforts libérateurs, depuis les châteaux inaccessibles décrits par Sade jusqu’aux allusions des surréalistes à ces maisons compliquées de longs corridors assombris qu’ils auraient souhaité d’habiter.

Le charme — au sens le plus fort — que continuent d’exercer les grands châteaux du passé, les villages cernés de palissades des beaux temps du Far West, les maisons inquiétantes du port de Londres — caves communiquant avec la Tamise — ou les dédales des temples de l’Inde ne doit pas être abandonné à une faible évocation périodique dans les cinémas, mais utilisé dans des constructions nouvelles concrètes.

Le prestige des Enfants terribles sur toute une génération tient finalement au climat créé par une construction inusitée d’un lieu, et le parti pris d’y vivre exlusivement : une chambre abstraite, une ville chinoise aux murailles de paravents. « Une seule chambre île déserte entourée de linoléum » (page 163). Une phrase du livre révèle clairement toutes les chances d’aventures contenues dans une maison, à la suite d’une « erreur » dans les plans classiques de l’architecture : « Ils avaient remarqué une de ses vertus, et non la moindre : la galerie dérivait en tous sens, comme un navire amarré sur une seule ancre. Lorsqu’on se retrouvait dans n’importe quelle autre pièce, il devenait impossible de la situer et, lorsqu’on y pénétrait, de se rendre compte de sa position par rapport aux autres pièces » (page 159).

La nouvelle architecture doit tout conditionner :

Une nouvelle conception de l’ameublement, de l’espace et de la décoration pour chaque pièce. Une nouvelle utilisation des sensations thermiques, des odeurs, du silence et de la stéréophonie. Une nouvelle image de la Maison (escaliers, caves, couloirs, ouvertures) qui va être étendue à la notion de complexe architectural, unité plus large que la maison actuelle, et qui sera la réunion de tous les bâtiments — nettement séparés de l’extérieur — contribuant à créer un climat, ou un heurt de plusieurs climats.

Parvenant alors à l’utilisation des autres arts, pris à n’importe lequel de leurs stades passés comme objets pratiques d’accompagnement, l’architecture redeviendra cette synthèse directrice des arts qui marquait les grandes époques de l’Esthétique.

Tous les exemples déjà en vue pour ces complexes introduisent de toute évidence une architecture baroque, à la fois contre le genre « présentation harmonieuse des formes » et contre le genre « maximum de confort pour tous ».

(Qu’est-ce que M. Le Corbusier soupçonne des besoins des hommes ?)

L’Architecture en tant qu’art n’existe qu’en s’évadant de sa notion utilitaire de base : l’Habitat.

Il est assez symptomatique de constater que dans cette discipline, dont tant d’œuvres ont été limitées par une intention utilitaire (buidings géants pour loger le plus de monde possible ou cathédrales pour prier), la direction à la fois gratuite et influentielle dont je parle est annoncée depuis quelque temps par le merveilleux PALAIS IDÉAL du facteur Cheval, certainement plus important que le Parthénon et Notre-Dame réunis ; et par les réalisations étonnantes que permet le dernier point de la technique du matériau : murs en air comprimé, toits en verre, etc.

L’apparition récente en Amérique de maisons intimement mêlées à la végétation environnante va aussi dans le sens prévisible de notre urbanisme qui sera une juxtaposition déroutante de la nature à l’état sauvage et des complexes architecturaux les plus raffinés, dans les quartiers centraux des villes.

Cet effort pourra se développer dans deux voies parallèles : création de villes dans les conditions géographiques et climatiques les plus favorables. Arrangement des villes préexistantes et dont certaines, comme Paris, permettent de pressentir beaucoup de cet avenir. (Des lieux comme la place Dauphine ou la cour de Rohan constituent une base très attirante pour un complexe architectural.) L’Urbanisme nouveau devra intégrer les formes des constructions anciennes, et en bâtir d’absolument inédites.

Les quartiers des villes permettront par leur diversité et leur opposition (cf. le projet de Gilles Ivain pour des quartiers-états d’âme) de voyager longtemps dans une seule agglomération, sans l’épuiser mais en s’y découvrant.

L’Urbanisme envisagé comme moyen de connaissance s’annexera tous les domaines mineurs qui cessent en ce moment de nous préoccuper en eux-mêmes. Il utilisera à la fois le dernier état des arts plastiques pour décorer ses rues, ses places, ses terrains vagues, ses forêts soudaines — et les résultats de la Poésie délaissée pour les nommer (Allée Jack l’Éventreur. Quartier Noble et Tragique. Rue des Châteaux de Louis II de Bavière. Impasse du Chien Andalou. Palais de Gilles de Rais. Rue Barrée. Chemin de la Drogue). Il fera le meilleur emploi des lumières par les fenêtres, des rues totalement noires, des rivières dissimulées et des labyrinthes ouverts la nuit.

L’avenir est, si l’on veut, dans des Luna-Park bâtis par de très grands poètes.

Pour reprendre le cas des villes actuelles, plusieurs quartiers peuvent être très rapidement détournés de leur usage. À Paris l’île Saint-Louis peut être gardée comme elle est mais en faisant sauter les ponts, et peuplée en tout d’une vingtaine d’habitants, nomades parmi tous les appartements déserts. Quelques anachronismes somptuaires d’aujourd’hui coûtent plus cher.

Encore plus vite fait, on peut utiliser certaines surprenantes réclames au néon comme : ABATTOIRS, AVORTEMENTS, RESTAURANT TRÈS MAUVAIS.

Car pourquoi l’humour serait-il exclu ?

Il va de soi que ces villes s’étendront avec l’évolution de la condition actuelle de l’Homme, utilisé et salarié.

*

Le Destin est Économique. Le sort des hommes, leurs désirs, leurs « devoirs » ont été entièrement conditionnés par une question de subsistance.

L’évolution machiniste et la multiplication des valeurs produites vont permettre de nouvelles conditions de comportement, et les réclament dès maintenant, alors que le problème des loisirs commence à se poser avec une urgence sensible à tout le monde. L’organisation des loisirs, pour une foule qui est un peu moins astreinte à un travail ininterrompu, est déjà une nécessité d’État ; même quand ces gens se contentent des divertissements du type Parc des Princes, pour leurs sinistres dimanches.

Après quelques années passées à ne rien faire au sens commun du terme, nous pouvons parler de notre attitude sociale d’avant-garde, parce que dans une société encore provisoirement fondée sur la production, nous n’avons voulu nous préoccuper sérieusement que des loisirs.

Persuadés que les seules questions importantes de l’avenir concerneront le JEU, à mesure que la désaffection pour les valeurs absolues des morales et des gestes ira croissant, nous avons joué dans cette attente à travers les rues pauvres des faits permis ; dans les bosquets de briques du quai Saint-Bernard dont nous refaisions la forêt.

Mais en appliquant à ces faits de nouvelles intentions de recherches — une méthode dont le discours n’est pas encore écrit — on pourra en déduire les lois, vaguement pressenties, des seules constructions qui en définitive nous importent : DES SITUATIONS BOULEVERSANTES DE TOUS LES INSTANTS.

L’Internationale lettriste publiait en février 53 un tract dont toute l’aggressivité désespérée se justifiait dans sa dernière phrase :

« Les rapports humains doivent avoir la passion pour fondement, sinon la Terreur. »

Cette passion qu’il est tout de même difficile de trouver dans nos « fréquentations » (nous savons de quoi ces choses-là sont faites, comme disait terriblement Jacques Rigaut), nous voulons la situer dans le renouvellement constant du monde ; où des inconnus se rencontreraient partout, s’en iraient sans jamais y croire, simplement parmi le tragique et les merveilles de leur promenade terrestre.

« Toutes les filles arborescentes de la rue ont un passé alors quand serons-nous libres des vierges perpétuelles sans mémoire et qui ne parlent pas. » (Gil J Wolman. L’Anticoncept.)

Ce désir d’une vie plus vraie, simplement jouée, est contemporain d’une perte d’importance des sujets classiques de passion.

« Nous aurons déterminé des jeux nouveaux et leur avenir avant que vous n’ayez atteint l’âge de pleurer sérieusement pour de petites choses. » (Première lettre à Missoum, sur le détournement des mineures.)

À ce dépassement fait écho la définition de Gilles Ivain :

« Le continent choisi comme jouet. »

(Récemment Gil J Wolman me rappelait que je lui avait avoué autrefois : « Je n’ai jamais su que jouer. » Je crois que cette vérité devra être, après tous les trucages également inutiles de l’affection ou de l’hostilité, le dernier jugement sur mon compte.)

*

Épars dans le siècle, des signes d’un nouveau comportement se manifestent. Ils crient dans le fracas. EN MARGE de l’Histoire, de ces bombes qu’ont jetées les petites nihilistes russes pendues à quinze ans ; ou dans le récit fermé des Enfants terribles et leur inceste inaccompli, ou dans la façon émouvante et burlesque de vivre de quelques personnes que j’ai bien connues.

Il faut établir une description complète de ces comportements et parvenir jusqu’à leurs lois.

La piste d’une vie gratuite a été plusieurs fois relevée, et des voyageurs pressés l’ont suivie sans en revenir — comme Jacques Vaché qui écrivait : « mon but actuel est de porter une chemise rouge, un foulard

(LA SUITE MANQUE)

 

Rédigé par Guy Debord en septembre 1953, le Manifeste pour une construction de situations, inédit, est composé de onze feuillets dactylographiés portant en tête l’inscription : « Exemplaire spécialement corrigé à l’intention de Gil J Wolman, G E ».

Métagraphie Paris-Monde de Gilles Ivain (Ivan Chtcheglov), automne 1953


 

                                            Prenez la "fuyante rue Gérard" jusqu'à Cuernavaca...

dimanche 10 août 2025

Quelques cocktails situationnistes

Extrait d'une lettre de Guy Debord à Ivan Chtcheglov du 9 août 1963:

 

Voici, retrouvés dans une note d’époque – dont l’écriture était fortement tremblée – quelques cocktails que nous avons nommés et bus vers le début de 1954 :
 
le Déséquilibré : 2 rhums, 1 Ricard.
Il existe aussi (plutôt même) sous la forme du Double-déséquilibré.
 
La Première communion : 1 Raphaël, 1 kirsch (pour petites filles). Pour exclus ou crypto-troubles comme Conord – un ou deux inventés justement à l’usage de celui-là :
la Douce exclusion : 1 café + 1 Raphaël,
et le Dernier espoir : 1 munich, 1 Suze.
 
D’autre part, nous appréciions nous-mêmes :
le Trafic d’influence : 1 Phœnix, 1 mascara, 1 Raphaël, et la Parfaite délinquance : 3 rhums, 1 Raphaël, 1 Pernod, 1 chartreuse, 1 kirsch, 1 vin blanc.
 
Et oui, l’humour n’a pas manqué. L'aventure... Voilà pourquoi aujourd’hui nous sommes si intelligents.
 
 
(“Mort de J.H. ou Fragiles tissus”. Credit: Guy Debord)
 
 
 

mardi 13 mai 2025

On the Passage of Michèle Bernstein Through Time (2021)


 Après Tous les chevaux du roi (1960), le deuxième roman de Michèle Bernstein, La nuit, en 1961, a également été écrit pour de l'argent, et à nouveau cannibalise l'intrigue de Les liaisons dangereuses, mettant en vedette les mêmes personnages que ses débuts: Gilles, Geneviève, Carole et Bertrand. L'histoire reste la même, mais le livre est différent, cette fois parodiant le style du nouveau roman, avec ses phrases allongées et son sens non linéaire du temps et du lieu. Alors que ses protagonistes dérivent dans les rues de Paris, à travers les enchevêtrements d'un ménage à trois, et l'ennui d'une fête d'été sur la Côte d'Azur, la NUIT est jonchée de détournements - des citations non attribuées et des clins d'œil complices aux pratiques situationnistes - et d'indices qui donnent un aperçu de la vie et de l'esprit du couple qu'elle formait avec Guy Debord: une vie de bohème sur le territoire du Continent Contrescarpe.