Le
8 mars dernier, Jean-Pierre Garnier était à Madrid, où il prenait la
parole dans le cadre des Journées de la Fondation de recherches
madrilènes [1] (thème de ces journées : « Ville et reproduction sociale : comment en sortir ? »). Voici le texte de son intervention.
Je
prendrai comme point de départ le motif central de ces journées : la
perte dont la gauche a souffert dans sa capacité à réfléchir sur la
dimension de classe de l’urbanisation contemporaine, et ce que cela
implique sur les terrains théoriques et politiques. Mon propos traitera
des voies et des moyens d’une renaissance de la pensée critique « radicale »
à propos de la ville. Et ceci parce que, pour nous, c’est-à-dire pour
les gens qui n’ont pas renoncé aux idéaux d’une transformation sociale
autre que celle imposée par l’évolution du capitalisme [2], la recherche urbaine se trouve à la croisée des chemins. L’alternative est claire : nouveau cours ou alignement ?
Pour commencer, il faut revenir aux causes de ce que nous pouvons appeler une « dépolitisation »
des problématiques au cours des années 80-90 du siècle dernier. Je
proposerai quelques hypothèses et analyses sur cette évolution — ou
plutôt sur cette involution — idéologique dans le champ de la recherche
urbaine, un phénomène qui n’est pas exclusif de l’Espagne, et qui a
caractérisé l’ensemble des pays du sud de l’Europe, la France en premier
lieu. J’ai traité spécifiquement de cette affaire dans le chapitre d’un
livre publié en espagnol en 2006 aux éditions Virus [3].
Mais ce que je pensais et écrivais à ce moment-là ne me paraît plus
tout aussi valable aujourd’hui. Non pour ce qui est des causes du succès
puis de l’éclipse de la pensée critique sur l’urbain, mais en ce qui
concerne la perspective assez pessimiste où s’inscrivait mon
interprétation. En effet, depuis quelques années, au moins en France, on
observe un début de réveil de cette pensée, en particulier dans le
domaine de la géographie urbaine et, dans une moindre mesure, dans celui
de la sociologie urbaine. Il s’agit d’un réveil encore timide, sans
échos dans les institutions qui forment les architectes et les
urbanistes. Il n’a pas non plus encore donné naissance à un courant
critique nouveau au sein des disciplines mentionnées, même si la
thématique ambiguë de la « justice spatiale »
gagne en influence dans la géographie urbaine. À cela, il faut ajouter
qu’aucun penseur anticonformiste de haut niveau n’a émergé en France au
point de s’imposer dans le champs scientifique, même local.
Cependant,
ce réveil embryonnaire est évident. Il se manifeste principalement au
travers de la découverte ou de la redécouverte de deux auteurs
marxistes, l’un importé, le géographe anglais David Harvey, et l’autre
exhumé, le sociologue français Henri Lefebvre. Du premier, des livres et
des articles ont commencé à être traduits en français ; du second, on
réédite peu à peu des morceaux de son œuvre. Et, bien qu’ils soient
encore minoritaires parmi les nouvelles générations, des professeurs et
des chercheurs sont de plus en plus nombreux à trouver dans ces écrits
une source d’inspiration, à tel point que des collègues plus âgés qui
avaient abandonné depuis longtemps leurs positions « contestataires »
de jeunesse, et même des réformistes ou des réformateurs de toujours
qui n’avaient jamais partagé ces idéaux, se mettent maintenant à « prendre le train en marche » pour ne pas paraître « dépassés »,
qualificatif disqualifiant qu’eux-mêmes avaient précisément l’habitude
d’accoler jusqu’à ’il y a peu aux approches matérialistes et
progressistes du phénomène urbain.