
Mon
dernier article repose sur des documents rendus publics par WikiLeaks
il y a quinze ans. « J’en avais repéré certains à l’époque, pris des
notes, mais je n’avais finalement rien publié. Le voici donc avec un
léger retard ».
Par Laurent Dauré, 19 avril 2025
François
Hollande, Ségolène Royal, Lionel Jospin, Pierre Moscovici, Hubert
Védrine… Les « éléphants » du Parti socialiste faisaient régulièrement
de discrètes visites à l’ambassade des États-Unis à Paris lorsque George
W. Bush occupait la Maison Blanche. Ils tentaient de séduire Washington
en édulcorant leur opposition à la guerre en Irak. Les télégrammes
diplomatiques révélés par WikiLeaks en 2010, que nous avons explorés,
montrent un pathétique défilé de courtisans s’efforçant d’inciter
l’Oncle Sam à favoriser leurs ambitions et l’accession au pouvoir de
leur camp. Escamotées par les médias français – et en premier lieu Le
Monde, pourtant partenaire de WikiLeaks à l’époque –, ces informations
mettent en lumière la soumission dont est capable la « gauche »
vis-à-vis de Washington, alors occupé à ravager l’Irak et l’Afghanistan.
Certains
documents révélés par WikiLeaks n’ont toujours pas été exploités quinze
ans après leur publication. C’est notamment le cas pour le dossier
appelé « Cablegate »,
un lot de plus de 250 000 télégrammes confidentiels issus du réseau
diplomatique états-unien portant presque tous sur la période 2003-2010.
Obtenue grâce à la lanceuse d’alerte Chelsea Manning, ancienne analyste
du renseignement militaire de l’armée US, cette manne d’une valeur
informative exceptionnelle a été confiée prioritairement à de grands
journaux internationaux partenaires de l’organisation fondée par Julian
Assange : The New York Times, The Guardian, Der Spiegel, El País et Le Monde.
Le quotidien français affirme fièrement fin décembre 2010 avoir publié « plus de cent vingt articles […] après étude des 251 287 télégrammes diplomatiques américains obtenus par WikiLeaks ». Le nombre peut donner l’impression que Le Monde a
traité de façon sinon exhaustive, du moins très complète, des documents
qui concernent la France. Il apparaît cependant que le journal a
effectué une sélection étroite, survolant ou laissant complètement de
côté des informations pourtant éclairantes sur la politique hexagonale.
On constate par exemple que le Parti socialiste et ses responsables ont été particulièrement ménagés. Il est normal que Le Monde ait
rendu compte en détail des éléments portant sur Nicolas Sarkozy,
locataire de l’Élysée au moment des publications ; surtout qu’il y avait
de la matière, entre autres sur « la fascination réciproque entre le président français et les Américains » (voir cet article).
Mais le quotidien classé – de manière erronée – au centre gauche a
largement occulté les documents qui mettaient en évidence le tropisme
pro-américain partagé par le PS, principal parti d’opposition à
l’époque.
Les documents révélés par WikiLeaks montrent en effet
que les « éléphants » de la rue de Solférino étaient des habitués de
l’ambassade des États-Unis à Paris et y tenaient des propos d’une
extrême complaisance à l’égard de Washington, jusqu’à critiquer la
position de la diplomatie française à la veille de la guerre d’agression
contre l’Irak en 2003.
Courtiser l’Oncle Sam en prenant le contre-pied de Chirac et Villepin sur l’Irak
1. François Hollande
Un télégramme rapporte
une rencontre qui a eu lieu le 8 juin 2006 entre, d’une part, François
Hollande et Pierre Moscovici, à l’époque respectivement premier
secrétaire et secrétaire national aux relations internationales du PS –
et par ailleurs député européen –, et d’autre part, l’ambassadeur des
États-Unis en France, Craig R. Stapleton. Nommé par le président George
W. Bush, celui-ci a été en poste à Paris de 2005 à 2009. Pour la petite
histoire, la femme du diplomate se trouve être une cousine de George H.
W. Bush, père du maître de la Maison Blanche de l’époque et ancien
président lui-même, de 1989 à 1993 (il est décédé en 2018).
Lors
de ce petit-déjeuner à la résidence de l’ambassadeur, François Hollande a
tenu à prendre ses distances vis-à-vis du non français à la guerre en
Irak clairement exprimée par le président Jacques Chirac et son ministre
des Affaires étrangères Dominique de Villepin. On se souvient bien sûr
du discours retentissant de ce dernier devant le Conseil de sécurité des Nations unies le 24 février 2003.
Craig Stapleton précise que « Hollande a donné une version légèrement différente de l’argument que nous entendons habituellement » (de la part de ses visiteurs français faut-il comprendre). L’argument en question : «
Si les Français dans leur majorité sont en désaccord avec
l’intervention américaine en Irak, Chirac et Villepin n’auraient
cependant pas dû affronter les États-Unis aussi ouvertement. » Des
interlocuteurs français défilaient donc à l’ambassade US pour critiquer
le baroud d’honneur de la diplomatie d’inspiration gaulliste…
Cherchant
à faire passer le message qu’une France gouvernée par le PS ne
s’opposerait jamais frontalement aux États-Unis comme l’avaient fait
Chirac et Villepin sur le dossier irakien, François Hollande confie à
l’ambassadeur que le président français « a commis une erreur en
n’indiquant pas clairement dès le départ jusqu’où il était prêt à aller
pour s’opposer aux États-Unis. Si Chirac avait communiqué plus
clairement sa position sur le sujet, il n’aurait pas donné l’impression
erronée que la France finirait par se rallier à la cause ».
Voilà «
l’originalité » de la position du finasseur François Hollande
(aujourd’hui député Nouveau Front populaire après avoir été président de
la République française – si, si, vous pouvez vérifier – de 2012 à
2017). Précisons pour ceux qui y verront une circonstance aggravante que
c’est bien George W. Bush qui est alors à la Maison Blanche – et non
Barack Obama –, quand le premier secrétaire du PS s’efforce ainsi de
gagner les bonnes grâces de l’Oncle Sam.
2. Pierre Moscovici
Sur la même ligne, Pierre Moscovici, qui n’en était pas à sa première discussion avec l’ambassadeur, «
a réitéré ses appels au dialogue afin d’essayer de trouver un accord
lorsque les États-Unis et la France se trouvent en désaccord, ajoutant
que les différences devraient être l’exception et non la règle ». La volonté de montrer patte blanche à Washington est tellement appuyée qu’on ressent de la gêne à la lecture du télégramme.
Plus
embarrassant encore, l’eurodéputé s’était entretenu quelques jours plus
tôt avec la néoconservatrice forcenée Victoria Nuland, alors
représentante permanente des États-Unis auprès de l’Otan. Il vaut la
peine de citer un large extrait du télégramme rendant
compte de cette rencontre qui a eu lieu le 29 mai 2006 à Bruxelles,
siège à la fois de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord et de
l’Union européenne :
« Moscovici a affirmé que la direction du
PS était favorablement disposée à l’égard des États-Unis et a décrit le
PS comme étant en fin de compte moins anti-américain que Chirac. Bien
qu’il soit susceptible d’être plus dur sur les questions de principe, il
a estimé que le PS serait plus souple dans la pratique. Il a dépeint
Chirac comme un dogmatique qui s’est trop plié à l’opinion nationale [sic] et
l’a accusé d’avoir activement travaillé contre les États-Unis dans la
période précédant la guerre en Irak et d’avoir menacé de mettre son veto
“trop tôt”, avant que l’ONU n’ait eu l’occasion d’explorer toutes les
voies possibles. Bien que le PS soit également opposé à la guerre en
Irak, il a soutenu que, contrairement à Chirac, il n’aurait pas non plus
rompu le dialogue avec les États-Unis. Moscovici a affirmé que,
historiquement, c’est lorsque la gauche était au pouvoir que les
relations entre la France et les États-Unis avaient été les plus fortes,
principalement parce que le PS n’adoptait pas certaines attitudes
négatives à l’égard des États-Unis. Le PS, a-t-il dit, fondera ses
relations avec les États-Unis sur une analyse froide plutôt que sur
l’émotion, en tenant compte des valeurs fondamentales que partagent
l’Europe et l’Amérique. »
Au moment où le secrétaire national
aux relations internationales du PS tient ces propos, la guerre soutenue
par la fauconne Victoria Nuland a déjà coûté la vie à plusieurs
centaines de milliers d’Irakiens (l’armée US dévastait par ailleurs
l’Afghanistan depuis 2001, une intervention qui avait évidemment le
plein aval de la diplomate). Mais défions-nous de « l’émotion » et
enorgueillissons-nous des « valeurs » partagées…
Pierre Moscovici
est aujourd’hui premier président de la Cour des comptes, nommé par
Emmanuel Macron, après avoir été ministre de l’Économie et des Finances
sous la présidence de François Hollande, puis commissaire européen aux
Affaires économiques et financières, à la Fiscalité et à l’Union
douanière au sein de la commission Juncker. Gageons qu’il a ferraillé
dur avec Washington dans ces fonctions.
Le Monde a expédié en une brève de
128 mots le télégramme relatant l’entrevue avec Victoria Nuland,
édulcorant au passage l’asservissement atlantiste qu’il dévoile de la
part d’un haut responsable du PS.
3. Ségolène Royal
Lors d’une rencontre avec l’ambassadeur Stapleton le 8 février 2006, Ségolène Royal «
s’est efforcée de faire preuve d’ouverture à l’égard des États-Unis.
Faisant écho aux remarques d’autres interlocuteurs politiques, elle a
dûment rappelé son opposition à l’invasion américaine de l’Irak, mais
s’est longuement attardée à assurer l’ambassadeur qu’un gouvernement
socialiste n’aurait “jamais mené de campagne active contre les
États-Unis en Afrique”, par exemple, et aurait géré les différends d’une
manière plus compréhensive et moins conflictuelle que le président
Chirac et le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Villepin ».
Alors
en campagne pour les primaires du PS (qu’elle remportera devant
Dominique Strauss-Kahn et Laurent Fabius) en vue de l’élection
présidentielle de 2007, Ségolène Royal cherchait elle aussi à se montrer
amène envers les États-Unis dans l’espoir probable que ceux-ci et leurs
relais d’influence ne contrarient pas ses ambitions, voire les
soutiennent.
Celle qui perdra finalement au second tour face à Nicolas Sarkozy – dont il était difficile de surpasser l’atlantisme – « s’est donné beaucoup de mal pour exprimer son ouverture et son amitié à l’égard des États-Unis ». Ségolène Royal est même allée jusqu’à assurer à l’ambassadeur états-unien, « en faisant une référence à la série “Desperate Housewives”, qu’elle ne rejetait pas la culture populaire américaine »…
4. Lionel Jospin
Quant
à l’ancien Premier ministre Lionel Jospin, censément « retiré de la vie
politique » après son élimination dès le premier tour de l’élection
présidentielle de 2002, il a lui aussi courtisé Washington lors d’un déjeuner avec l’ambassadeur Stapleton le 2 novembre 2005 : «
Jospin n’a pas ménagé ses efforts pour proclamer son admiration envers
les États-Unis et sa conviction que des valeurs fondamentales communes
unissent les États-Unis et la France (et l’Europe), en dépit de
profondes divergences sur l’Irak et le rôle des institutions
multilatérales. Jospin s’est montré sceptique quant à la possibilité de
créer une autonomie gouvernementale démocratique dans une société qui
n’y est pas adaptée, tout en reconnaissant que le retrait américain
d’Irak ne ferait qu’engendrer le chaos [sic]. Jospin a également
déploré, selon ses mots, que les États-Unis “se détournent” de leur rôle
historique de soutien et de légitimation des institutions
multilatérales, telles que l’ONU. Malgré ces divergences, Jospin a
insisté sur le fait qu’être alliés et amis impliquait la liberté de ne
pas être d’accord sur des questions importantes et de le faire savoir.
S’il était d’accord avec la politique française sur l’Irak, il avait
fortement désapprouvé la décision du président Chirac de brandir
publiquement la menace d’un veto français. »
Manifestement, un
« élément de langage » avait été élaboré au sein du PS pour amadouer
Washington sans aller jusqu’à se déclarer favorable à la guerre. Or,
d’une part nous savons aujourd’hui
que George W. Bush avait pris la décision d’envahir l’Irak dès la
mi-janvier 2003, d’autre part ses visées belliqueuses étaient
publiquement affirmées dans de nombreuses prises de parole (le 7 octobre 2002, le 28 janvier 2003, le 26 février 2003,
etc.), par conséquent, annoncer une intention de recourir au droit de
veto le 10 mars – soit dix jours avant le déclenchement de la guerre –,
comme l’a fait Jacques
Chirac, n’était ni prématuré ni excessif… Il était clair avec le duo
illuminé Bush-Cheney que l’on était dans une marche vers la guerre.
Les
caciques du PS, feignant de l’ignorer, se rendaient les uns après les
autres à l’ambassade pour dire en substance : « Si nous dirigeons la
France demain et que vous voulez mener une nouvelle guerre d’agression,
on objectera peut-être de façon courtoise mais on vous laissera faire. »
5. Bernard Kouchner
L’atlantisme
de Bernard Kouchner est plus connu et assumé. Celui qui deviendrait
bientôt ministre « d’ouverture » nommé par Nicolas Sarkozy au Quai
d’Orsay rencontra l’ambassadeur Stapleton le 12 octobre 2006 pour « faire du lobbying en faveur de sa candidature au poste de directeur général de l’Organisation mondiale de la santé » (le poste était vacant suite au décès soudain en mai de Lee Jong-wook, à la tête de l’OMS depuis 2003).
Dans un court télégramme, le diplomate états-unien écrit qu’il convient de « noter que Kouchner, l’une des personnalités politiques de centre gauche [hum…] les
plus populaires en France depuis longtemps, a été le seul dirigeant
politique de premier plan à soutenir publiquement l’intervention
états-unienne en Irak, une position qu’il a continué à défendre sur une
base humanitaire. Il est généralement bien disposé à l’égard des
États-Unis ».
Commentaire final de l’ambassadeur adressé à la maison-mère : «
Washington est en mesure de juger les candidatures concurrentes pour ce
poste-clé qui s’est retrouvé vacant de façon inattendue, mais les
antécédents, l’expérience et la vision de Kouchner méritent d’être
examinés sérieusement. » Le « French doctor » rejoindra bien la liste des candidats en lice pour diriger l’OMS, mais ne sera finalement pas élu.
6. Michel Rocard
Autre
figure « socialiste » dont la tendresse à l’égard de Washington n’était
pas dissimulée, à tel point qu’il s’évertua à transformer le PS en
Parti démocrate (la fameuse « gauche américaine ») : Michel Rocard.
Celui-ci évoqua également l’Irak lors d’une entrevue avec
Craig Stapleton le 24 octobre 2005. Alors député européen et
nourrissant toujours des ambitions présidentielles, l’ancien Premier
ministre de François Mitterrand critiqua lui aussi la position française
: « Rocard, qui n’a pas soutenu la guerre en Irak, a déclaré
que s’il avait été président, il aurait expliqué en privé son point de
vue au président Bush, mais serait ensuite resté aux côtés des
États-Unis. »
Auprès de l’ambassadeur, il « a également
exprimé sa “colère” à l’égard de Villepin pour le discours de 2003
devant le Conseil de sécurité des Nations unies, qui, selon lui, a été
contre-productif, en particulier vis-à-vis du secrétaire d’État de
l’époque, [Colin] Powell. “Nous aurions dû soutenir Powell ; au
lieu de cela, Villepin l’a poussé dans ses retranchements.” Rocard a
déclaré que s’il avait été le président de la France à ce moment-là, il
aurait écrit une lettre de quatre ou cinq pages au président Bush dès le
début, exposant ses réticences à l’égard d’une solution militaire.
Cette lettre serait restée confidentielle. Une fois que les États-Unis
ont décidé d’agir contre l’Irak, il aurait cependant gardé le silence et
n’aurait pas pris la tête de l’opposition internationale, comme l’ont
fait Chirac et Villepin ».
Michel Rocard affirmait ainsi en
privé qu’il fallait « soutenir Powell » et par conséquent approuver la
fable criminelle des armes de destruction massive de Saddam Hussein, une
fausse information aux conséquences cataclysmiques que le secrétaire
d’État US (décédé en 2021) avait assénée – en brandissant une capsule
censée contenir de l’anthrax – devant le Conseil de sécurité de l’ONU le
5 février 2003. Avec de pareils « opposants à la guerre en Irak » à la
tête de la France, les néoconservateurs de Washington et Londres
(Anthony Blair) auraient eu encore plus les coudées franches pour
déclencher leur projet de dévastation. Michel Rocard a carrément «
insisté sur la nécessité pour les États-Unis de maintenir le cap,
avertissant que l’Irak sombrerait dans la guerre civile si les
États-Unis quittaient le pays avant 2010-2012 »…
Là encore, Le Monde, grand admirateur de
Michel Rocard (décédé en 2016), traite par-dessus la jambe ce
télégramme : quatre petites phrases anecdotiques qui occultent
totalement l’inféodation pro-américaine de l’ancien Premier ministre
dans un article superficiel intitulé « Les visiteurs de l’ambassade » se délectant des « petites phrases » vachardes que les interlocuteurs français confiaient à Washington sur tel ou tel responsable politique hexagonal.
7. Hubert Védrine
Dans
ses interventions médiatiques, Hubert Védrine cultive une image
d’analyste équilibré et nuancé en matière de géopolitique. L’ancien
ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de cohabitation
Jospin (1997-2002) voudrait apparaître au-dessus de la mêlée. Quand il déjeune le
11 mars 2005 avec l’ambassadeur Howard H. Leach, prédécesseur de
Stapleton également nommé par George W. Bush, la teneur de ses propos
sur la situation en Irak ne cadre pas trop avec sa parole publique : «
Les élections législatives ont été un succès. Si les États-Unis
parvenaient également à réconcilier les sunnites et les chiites autour
d’une constitution – la question la plus importante pour l’avenir de
l’Irak –, la plupart des Européens seraient prêts à reconnaître que la
politique des États-Unis a toujours été la bonne en Irak. »
Hubert
Védrine envisage ici qu’une guerre d’agression barbare qui a ravagé un
pays puisse un jour être considérée comme légitime et opportune… La «
realpolitik » dans sa version non censurée n’est pas pour toutes les
oreilles.
Les élections qu’évoque le diplomate du PS ont eu lieu
le 30 janvier 2005. Les premières depuis l’invasion états-unienne de
2003, elles étaient entièrement sous le contrôle des forces
d’occupation. Elles furent boycottées par les principaux partis
sunnites, sachant que la proportion de la population s’identifiant à
cette branche de l’islam se situe autour de 35 % en Irak. Le pays
connaissait une situation de violence extrême, l’agression militaire de
Washington ayant ouvert un boulevard aux affrontements entre différentes
factions armées (le contexte favorisant le développement d’Al-Qaïda,
puis plus tard l’émergence de l’État islamique). Le jour du scrutin,
plus de cent attaques ciblèrent des bureaux de vote, tuant au moins 44
personnes. Un « succès » donc, qui d’ailleurs sera confirmé par les
nombreuses années de guerre et d’occupation états-unienne qui suivront.
Notons au passage qu’Hubert Védrine a confié à l’ambassadeur Leach qu’« il appréciait personnellement [Ariel] Sharon, le trouvait sincère et pensait donc que l’on pouvait travailler avec lui ». L’ancien Premier ministre israélien (2001-2006) était un grand criminel de guerre,
ce qui, il est vrai, est peu original si l’on considère le personnel
politique et militaire de l’État hébreu. Et puis il faut savoir séparer
l’homme du boucher.
Le commentaire final de l’ambassadeur Craig Stapleton après un petit-déjeuner avec Hubert Védrine le 25 janvier 2006 est éloquent quant à l’indépendance de cette « éminence grise » : «
Comparé à une grande partie de l’élite politique française, peut-être
précisément parce qu’il n’occupe plus de fonction gouvernementale, il
est remarquablement dépourvu de ressentiment à l’égard des États-Unis et
accepte à la fois la réalité de la puissance américaine et le fait
d’utiliser celle-ci pour atteindre les objectifs des États-Unis. » Quand un éloge accable…
8. Alain Richard
Moins
connu aujourd’hui, Alain Richard était ministre de la Défense dans le
gouvernement de cohabitation Jospin et membre des instances dirigeantes
du PS pendant de nombreuses années. Il s’est lui aussi entretenu avec
l’ambassadeur Stapleton. Le télégramme relatant cette rencontre qui a eu lieu le 9 mars 2016 est là encore édifiant : «
Comme la quasi-totalité des personnalités politiques françaises – qui
nous ont parlé en privé de ce sujet –, Richard a dénoncé “la folie” de
Chirac et du ministre des Affaires étrangères de l’époque Villepin, qui
se sont opposés de façon grandiloquente aux États-Unis et à l’opération
Iraqi Freedom (OIF). Selon Richard, les actions de Chirac et Villepin
ont peut-être offert “quelques semaines de satisfaction psychique” aux
Français [sic], mais au prix d’un affaiblissement de l’influence et de la position de la France sur la scène internationale. »
Lui aussi sur la position « contre la guerre en Irak, mais passionnément pour les États-Unis », Alain Richard «
a souligné son respect, voire son amour, pour les idéaux américains et a
longuement décrit son admiration – et celle de ses compatriotes – pour
le dynamisme de l’Amérique. Il a également fait l’éloge de l’expertise
américaine, déclarant que “sur n’importe quel sujet, vous avez les
meilleurs experts – y compris sur l’Irak”. Mais il s’est demandé à haute
voix pourquoi les États-Unis ont “ignoré leurs experts et fait une si
grosse erreur” ».
Il n’y a pas eu d’« erreur », c’est une
agression militaire pure et simple, qui sera en bonne place parmi les
plus grands crimes du xxie siècle. Mais quand on cherche à
amadouer l’administration qui en est à l’origine, mieux vaut euphémiser.
Imaginons un instant ce que penserait Jean Jaurès, fondateur du Parti
socialiste, de telles compromissions avec « le plus grand pourvoyeur de violence dans le monde », comme le disait Martin Luther King à propos du gouvernement états-unien.
Dans son commentaire final sur Alain Richard, Craig Stapleton note : « Son attachement sincère aux États-Unis était évident ».
Alors sénateur, Alain Richard quittera le PS en 2017 pour rejoindre LREM et faire campagne pour Emmanuel Macron.
La duplicité du PS
Mais,
au fait, quelle était la position officielle du Parti socialiste en
2003 quant à la stratégie Chirac-Villepin et au veto français ? Les
diplomates états-uniens qui ont rédigé les télégrammes ont fait preuve
de négligence en omettant de rappeler que Solférino soutenait le recours
à celui-ci. Ainsi, voici ce que déclarait François Hollande au Parisien le 6 janvier 2003 : «
Jacques Chirac a été étrangement discret sur la question irakienne lors
de ses voeux du 31 décembre. Or, la France préside depuis le début de
l’année le Conseil de sécurité de l’ONU. Elle doit donc tout faire pour
qu’aucune initiative ne soit prise unilatéralement, c’est-à-dire hors du
cadre des Nations unies. Et si le Conseil de sécurité est saisi, elle
doit s’opposer à toute intervention militaire dès lors qu’aucune preuve
n’est apportée par les inspecteurs sur la présence en Irak d’armements
interdits. C’est-à-dire qu’elle doit user de son droit de veto pour
empêcher un conflit dont le motif tient, chacun le voit, moins au
terrorisme qu’au pétrole, et dont les effets dépasseront le seul
territoire irakien. »
Le premier secrétaire du PS confirmera cette ligne le 26 février 2003 dans une déclaration à l’Assemblée nationale lors d’un débat sur la question irakienne : «
La France doit aller, le cas échéant, jusqu’au bout : jusqu’à user de
son droit de veto, pour éviter l’aventure, la fuite en avant et le
déchaînement des passions et des armes. Le veto, ce n’est pas seulement
une arme de dissuasion, une menace, un chantage ou une agression. C’est
le fait de dire non à la guerre préventive. C’est le moyen de refuser
une couverture légale à une intervention illégitime, de ne pas couvrir
du drapeau des Nations unies une cause qui n’est que celle de
l’administration Bush ! […] Exclure, dès à présent, a priori le
veto, comme certains le font, serait affaiblir notre position dans la
négociation diplomatique qui s’engage. On nous objectera que notre
opposition entraînerait une rupture irréversible avec les États-Unis.
Mais ce ne serait pas la première de notre histoire récente :
souvenons-nous de notre départ de l’organisation militaire en 1966 ou de
notre contentieux à l’époque de la guerre du Vietnam. »
Relisons
maintenant ce que François Hollande dira en catimini trois ans plus
tard à la résidence de l’ambassadeur états-unien autour d’un
petit-déjeuner : « Chirac et Villepin n’auraient […] pas dû affronter les États-Unis aussi ouvertement ». Une colonne vertébrale en caoutchouc. Celle de Lionel Jospin est également très souple. Il écrit dans une tribune publiée le 28 février 2003 : « Notre pays devrait […] faire usage de son droit de veto au Conseil de sécurité ». Or, comme on l’a vu, lors du déjeuner avec l’ambassadeur Stapleton en novembre 2005, « il avait fortement désapprouvé la décision du président Chirac de brandir publiquement la menace d’un veto français »…
Le double discours de Pierre Moscovici est tout aussi renversant. Quand Libération lui demande fin février 2003 de s’expliquer sur le fait que le PS invite Chirac à recourir au veto, il répond : « La guerre en Irak n’a pas d’objet. Elle n’est ni justifiée ni justifiable. Il faut donc tout tenter pour l’éviter. […] La menace de l’usage du droit de veto s’inscrit dans cette cohérence du refus de la guerre. C’est une arme de dissuasion. » Trois années passent et lors du tête-à-tête avec Victoria Nuland, Pierre Moscovici «
a dépeint Chirac comme un dogmatique qui s’est trop plié à l’opinion
nationale et l’a accusé d’avoir activement travaillé contre les
États-Unis dans la période précédant la guerre en Irak et d’avoir menacé
de mettre son veto “trop tôt” ».
Ces revirements à 180°
sont-ils sincères ou purement tactiques, afin d’obtenir pour le PS et
eux-mêmes la faveur de Washington sous direction néoconservatrice ? Le
degré de duplicité est tel qu’il devient impossible de savoir ce que ces
grosses légumes politiciennes pensent vraiment. Peut-être les
deux… en même temps, selon les circonstances et l’objectif. Quoi qu’il
en soit, on perçoit parfois un certain scepticisme chez les diplomates
états-uniens quant à la bonne foi de leurs interlocuteurs.
Le Monde « couvre » le PS
Le Monde a
eu l’obligeance de ne pas pointer les contradictions et volte-face des
éléphants, ce qui a épargné à ceux-ci des justifications acrobatiques.
Plus généralement, la rédaction du « quotidien de référence » a choisi
d’occulter les serments pro-américains que les dirigeants du Parti
socialiste venaient glisser à l’ambassade lors de la présidence de
George W. Bush. Le journal a jugé plus digestes pour ses lecteurs des
articles sur « Sarkozy l’Américain » (le scoop…) ou, lorsqu’il était
question du PS, sur la rivalité entre Ségolène Royal et Dominique Strauss-Kahn.
Plus
intéressé par les observations critiques, voire ironiques, des
diplomates états-uniens sur les responsables français que par les propos
enjôleurs que ces derniers leur tenaient, Le Monde s’est
détourné d’informations pourtant d’intérêt public. En ce qui concerne le
traitement du PS, on peut parler de dissimulation, tant les documents
révélés par WikiLeaks sont impitoyables sur la fausseté de ses caciques
et leur servilité à l’égard des États-Unis. Le journal des élites a
ainsi « couvert » le parti politique qui avait sa préférence.
Par Laurent Dauré