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mercredi 10 septembre 2025

Mode d'emploi du détournement (Guy Debord, Gil J Wolman, 1956)



Les Lèvres Nues,  n°8 
Mai 1956
 [Nota Bene : Le texte original ne comporte aucune image. L'image finale est celle de la couverture de la revue.]
Tous les esprits un peu avertis de notre temps s'accordent sur cette évidence qu'il est devenu impossible à l'art de se soutenir comme activité supérieure, ou même comme activité de compensation à laquelle on puisse honorablement s'adonner. La cause de ce dépérissement est visiblement l'apparition de forces productives qui nécessitent d'autres rapports de production et une nouvelle pratique de la vie. Dans la phase de guerre civile où nous nous trouvons engagés, et en liaison étroite avec l'orientation que nous découvrirons pour certaines activités supérieures à venir, nous pouvons considérer que tous les moyens d'expression connus vont confluer dans un mouvement général de propagande qui doit embrasser tous les aspects, en perpétuelle interaction, de la réalité sociale
Sur les formes et la nature même d'une propagande éducative, plusieurs opinions s'affrontent, généralement inspirées par les diverses politiques réformistes actuellement en vogue. Qu'il nous suffise de déclarer que, pour nous, sur le plan culturel comme sur le plan strictement politique, les prémisses de la révolution ne sont pas seulement mûres, elles ont commencé à pourrir. Non seulement le retour en arrière, mais la poursuite des objectifs culturels "actuels", parce qu'ils dépendent en réalité des formations idéologiques d'une société passée qui a prolongé son agonie jusqu'à ce jour, ne peuvent avoir d'efficacité que réactionnaire. L'innovation extrémiste a seule une justification historique.
Dans son ensemble, l'héritage littéraire et artistique de l'humanité doit être utilisé à des fins de propagande partisane. Il s'agit, bien entendu, de passer au-delà de toute idée de scandale. La négation de la conception bourgeoise du génie et de l'art ayant largement fait son temps, les moustaches de la Joconde ne présentent aucun caractère plus intéressant que la première version de cette peinture. Il faut maintenant suivre ce processus jusqu'à la négation de la négation. Bertold Brecht révélant, dans une interview accordée récemment à l'hebdomadaire "France-Observateur", qu'il opérait des coupures dans les classiques du théâtre pour en rendre la représentation plus heureusement éducative, est bien plus proche que Duchamp de la conséquence révolutionnaire que nous réclamons. Encore faut-il noter que, dans le cas de Brecht, ces utiles interventions sont tenues dans d'étroites limites par un respect malvenu de la culture, telle que la définit la classe dominante : ce même respect enseigné dans les écoles primaires de la bourgeoisie et dans les journaux des partis ouvriers, qui conduit les municipalités les plus rouges de la banlieue parisienne à réclamer toujours "le Cid" aux tournées du T.N.P., de préférence à "Mère Courage".
A vrai dire, il faut en finir avec toute notion de propriété personnelle en cette matière. Le surgissement d'autres nécessités rend caduques les réalisations "géniales" précédentes. Elles deviennent des obstacles, de redoutables habitudes. La question n'est pas de savoir si nous sommes ou non portés à les aimer. Nous devons passer outre.
Tous les éléments, pris n'importe où, peuvent faire l'objet de rapprochements nouveaux. Les découvertes de la poésie moderne sur la structure analogique de l'image démontrent qu'entre deux éléments, d'origines aussi étrangères qu'il est possible, un rapport s'établit toujours. S'en tenir au cadre d'un arrangement personnel des mots ne relève que de la convention. L'interférence de deux mondes sentimentaux, la mise en présence de deux expressions indépendantes, dépassent leurs éléments primitifs pour donner une organisation synthétique d'une efficacité supérieure. Tout peut servir.
Il va de soi que l'on peut non seulement corriger une oeuvre ou intégrer divers fragments d'oeuvres périmées dans une nouvelle, mais encore changer le sens de ces fragments et truquer de toutes les manières que l'on jugera bonnes ce que les imbéciles s'obstinent à nommer des citations. De tels procédés parodiques ont été souvent employés pour obtenir des effets comiques. Mais le comique met en scène une contradiction à un état donné, posé comme existant. En la circonstance, l'état de choses littéraire nous paraissant presque aussi étranger que l'âge du renne, la contradiction ne nous fait pas rire. Il faut donc concevoir un stade parodique-sérieux où l'accumulation d'éléments détournés, loin de vouloir susciter l'indignation ou le rire en se référant à la notion d'une oeuvre originale, mais marquant au contraire notre indifférence pour un original vidé de sens et oublié, s'emploierait à rendre un certain sublime.
On sait que Lautréamont s'est avancé si loin dans cette voie qu'il se trouve encore partiellement incompris par ses admirateurs les plus affichés. Malgré l'évidence du procédé appliqué dans "Poésies", particulièrement sur la base de la morale de Pascal et Vauvenargues, au langage théorique - dans lequel Lautréamont veut faire aboutir les raisonnements, par concentrations successives, à la seule maxime - on s'est étonné des révélations d'un nommé Viroux, voici trois ou quatre ans, qui empêchaient désormais les plus bornés de ne pas reconnaître dans "les Chants de Maldoror" un vaste détournement, de Buffon et d'ouvrages d'histoire naturelle entre autres. Que les prosateurs du "Figaro", comme ce Viroux lui-même, aient pu y voir une occasion de diminuer Lautréamont, et que d'autres aient cru devoir le défendre en faisant l'éloge de son insolence, voilà qui ne témoigne que de la débilité intellectuelle de vieillards des deux camps, en lutte courtoise. Un mot d'ordre comme "le Plagiat est nécessaire, le progrès l'implique" est encore aussi mal compris, et pour les mêmes raisons, que la phrase fameuse sur la poésie qui "doit être faite par tous".
L'oeuvre de Lautréamont - que son apparition extrêmement prématurée fait encore échapper en grande partie à une critique exacte - mis à part, les tendances au détournement que peut reconnaître une étude de l'expression contemporaine sont pour la plupart inconscientes ou occasionnelles; et, plus que dans la production esthétique finissante, c'est dans l'industrie publicitaire qu'il faudra en chercher les plus beaux exemples.
On peut d'abord définir deux catégories principales pour tous les éléments détournés, eet sans discerner si leur mise en présence s'accompagne ou non de corrections introduites dans les originaux. Ce sont les détournements mineurs, et les détournements abusifs.
Le détournement mineur est le détournement d'un élément qui n'a pas d'importance propre et qui tire donc tout son sens de la mise en présence qu'on lui fait subir. Ainsi des coupures de presse, une phrase neutre, la photographie d'un sujet quelconque.
Le détournement abusif, dit aussi détournement de proposition prémonitoire, est au contraire celui dont un élément significatif en soi fait l'objet; élément qui tirera du nouveau rapprochement une portée différente. Un slogan de Saint-Just, une séquence d'Eisenstein par exemple.
Les oeuvres détournées d'une certaine envergure se trouveront donc le plus souvent constituées par une ou plusieurs séries de détournements abusifs-mineurs.
Plusieurs lois sur l'emploi du détournement se peuvent dès à présent établir. C'est l'élément détourné le plus lointain qui concourt le plus vivement à l'impression d'ensemble, et non les éléments qui déterminent directement la nature de cette impression. Ainsi dans une métagraphie relative à la guerre d'Espagne la phrase au sens le plus nettement révolutionnaire est cette réclame incomplète d'une marque de rouge à lèvres : "les jolies lèvres ont du rouge". Dans une autre métagraphie ("Mort de J.H.") cent vingt-cinq petites annonces sur la vente de débits de boissons traduisent un suicide plus visiblement que les articles de journaux qui le relatent.
Les déformations introduites dans les éléments détournés doivent tendre à se simplifier à l'extrême, la principale force d'un détournement étant fonction directe de sa reconnaissance, consciente ou trouble, par la mémoire. C'est bien connu. Notons seulement aussi cette utilisation de la mémoire implique un choix du public préalable à l'usage du détournement, ceci n'est qu'un cas particulier d'une loi générale qui régit aussi bien le détournement que tout autre mode d'action sur le monde. L'idée d'expression dans l'absolu est morte, et il ne survit momentanément qu'une singerie de cette pratique, tant que nos autres ennemis survivent.
Le détournement est d'autant moins opérant qu'il s'approche d'une réplique rationnelle. C'est le cas d'un assez grand nombre de maximes retouchées par Lautréamont. Plus le caractère rationnel de la réplique est apparent, plus elle se confond avec le banal esprit de répartie, pour lequel il s'agit également de faire servir les paroles de l'adversaire contre lui. Ceci n'est naturellement pas limité au langage parlé. C'est dans cet ordre d'idées que nous eûmes à débattre le projet de quelques-uns de nos camarades visant à détourner une affiche antisoviétique de l'organisation fasciste "Paix et Liberté" - qui proclamait, avec vues de drapeaux occidentaux emmêlés, "l'union fait la force" - en y ajoutant la phrase "et les coalitions font la guerre".
Le détournement par simple retournement est toujours le plus immédiat et le moins efficace. Ce qui ne signifie pas qu'il ne puisse avoir un aspect progressif. Par exemple cette appellation pour une statue et un homme : "le Tigre dit Clemenceau". De même la messe noire oppose á la construction d'une ambiance qui se fonde sur une métaphysique donnée, une construction d'ambiance dans le même cadre, en renversant les valeurs, conservées, de cette métaphysique.
Des quatre lois qui viennent d'être énoncées, la première est essentielle et s'applique universellement. Les trois autres ne valent pratiquement que pour des éléments abusifs détournés. Les premières conséquences apparentes d'une génération du détournement, outre les pouvoirs intrinsèques de propagande qu'il détient, seront la réappropriation d'une foule de mauvais livres; la participation massive d'écrivains ignorés; la différenciation toujours plus poussée des phrases ou des oeuvres plastiques qui se trouveront être à la mode; et surtout une facilité de la production dépassant de très loin, par la quantité, la variété et la qualité, l'écriture automatique d'ennuyeuse mémoire.
Non seulement le détournement conduit à la découverte de nouveaux aspects du talent, mais encore, se heurtant de front à toutes les conventions mondaines et juridiques, il ne peut manquer d'apparaître un puissant instrument culturel au service d'une lutte de classes bien comprise. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie avec laquelle on bat en brèche toutes les murailles de Chine de l'intelligence. Voici un réel moyen d'enseignement artistique prolétarien, la première ébauche d'un communisme littéraire.
Les propositions et les réalisations sur le terrain du détournement se multiplient à volonté. Limitons nous pour le moment à montrer quelques possibilités concrètes à partir des divers secteurs actuels de la communication, étant bien entendu que ces divisions n'ont de valeur qu'en fonction des techniques d'aujourd'hui, et tendent toutes à disparaître au profit de synthèses supérieures, avec les progrès de ces techniques.
Outre les diverses utilisations immédiates des phrases détournées dans les affiches, le disque ou l'émission radiophonique, les deux principales applications de la prose détournée sont l'écriture métagraphique et, dans une moindre mesure, le cadre romanesque habilement perverti.
Le détournement d'une oeuvre romanesque complète est une entreprise d'un assez mince avenir, mais qui pourrait se révéler opérante dans la phase de transition. Un tel détournement gagne à s'accompagner d'illustrations en rapports non-explicites avec le texte. Malgré les difficultés que nous ne nous dissimulons pas, nous croyons qu'il est possible de parvenir à un instructif détournement psychogéographique du "Consuelo" de George Sand, qui pourrait être relancé, ainsi maquillé, sur le marché littéraire, dissimulé sous un titre anodin comme "Grande Banlieue", ou lui-même détourné comme "La Patrouille Perdue" (il serait bon de réinvestir de la sorte beaucoup de titres de films dont on ne peut plus rien tirer d'autre, faute de s'être emparé des vieilles copies avant leur destruction, ou de celles qui continuent d'abrutir la jeunesse dans les cinémathèques).
L'écriture métagraphique, aussi arriéré que soit par ailleurs le cadre plastique où elle se situe matériellement, présente un plus riche débouché à la prose détournée, comme aux autres objets ou images qui conviennent. On peut en juger par le projet, datant de 1951 et abandonné faute de moyens financiers suffisants, qui envisageait l'arrangement d'un billard électrique de telle sorte que les jeux de ses lumières et le parcours plus ou moins prévisible de ses billes servissent à une interprétation métagraphique-spaciale qui s'intitulerait "des sensations thermiques et des désirs des gens qui passent devant les grilles du musée de Cluny, une heure environ après le coucher du soleil en novembre". Depuis, bien sûr, nous savons qu'un travail situationniste-analytique ne peut progresser scientifiquement par de telles voies. Les moyens cependant restent bons pour des buts moins ambitieux.
C'est évidemment dans le cadre cinématographique que le détournement peut atteindre à sa plus grande efficacité, et sans doute, pour ceux que la chose préoccupe, à sa plus grande beauté. Les pouvoirs du cinéma sont si étendus, et l'absence de coordination de ces pouvoirs si flagrante, que presque tous les films qui dépassent la misérable moyenne peuvent alimenter des polémiques infinies entre divers spectateurs ou critiques professionnels. Ajoutons que seul le conformisme de ces gens les empêche de trouver des charmes aussi prenants et des défauts aussi criants dans les films de dernière catégorie. Pour dissiper un peu cette risible confusion des valeurs, disons que "Naissance d'une Nation", de Griffith, est un des films les plus importants de l'histoire du cinéma par la masse des apports nouveaux qu'il représente. D'autre part, c'est un film raciste : il ne mérite donc absolument pas d'être projeté sous sa forme actuelle. Mais son interdiction pure et simple pourrait passer pour regrettable dans le domaine, secondaire mais susceptible d'un meilleur usage, du cinéma. Il vaut bien mieux le détourner dans son ensemble, sans même qu'il soit besoin de toucher au montage, à l'aide d'une bande sonore qui en ferait une puissante dénonciation des horreurs de la guerre impérialiste et des activités du Klu Klux Klan qui, comme on sait, se poursuivent à l'heure actuelle aux Etats-Unis.
Un tel détournement, bien modéré, n'est somme toute que l'équivalent moral des restaurations des peintures anciennes dans les musées. Mais la plupart des films ne méritent que d'être démembrés pour composer d'autres oeuvres. Evidemment, cette reconversion de séquences préexistantes n'ira pas sans le concours d'autres éléments : musicaux ou picturaux, aussi bien qu'historiques. Alors que jusqu'à présent tout truquage de l'histoire, au cinéma, s'aligne plus ou moins sur le type de bouffonnerie des reconstitutions de Guitry, on peut faire dire à Robespierre, avant son exécution : "malgré tant d'épreuves, mon expérience et la grandeur de ma tâche me font juger que tout est bien".
Si la tragédie grecque, opportunément rajeunie, nous sert en cette occasion à exalter Robespierre, que l'on imagine en retour une séquence du genre néo-réaliste, devant le zinc, par exemple, d'un bar de routiers - un des camionneurs disant sérieusement à un autre : "la morale était dans les livres des philosophes, nous l'avons mise dans le gouvernement des nations". On voit ce que cette rencontre ajoute en rayonnement à la pensée de Maximilien, à celle d'une dictature du prolétariat.
La lumière du détournement se propage en ligne droite. Dans la mesure où la nouvelle architecture semble devoir commencer par un stade expérimental baroque, le complexe architectural - que nous concevons comme la construction d'un milieu ambiant dynamique en liaison avec des styles de comportement - utilisera vraisemblablement le détournement des formes architecturales connues, et en tout cas tirera parti, plastiquement et émotionnellement, de toutes sortes d'objets détournés : des grues ou des échafaudages métalliques savamment disposés prenant avantageusement la relève d'une tradition sculpturale défunte. Ceci n'est choquant que pour les pires fanatiques du jardin à la française. On se souvient que, sur ses vieux jours, d'Annunzio, cette pourriture fascisante, possédait dans son parc la proue d'un torpilleur. Ses motifs patriotiques ignorés, ce monument ne peut qu'apparaître plaisant.
En étendant le détournement jusqu'aux réalisations de l'urbanisme, il ne serait sans doute indifférent à personne que l'on reconstituât minutieusement dans une ville tout un quartier d'une autre. L'existence, qui ne sera jamais trop déroutante, s'en verrait réellement embellie.
Les titres mêmes, comme on l'a déjà vu, sont un élément radical du détournement. Ce fait découle de deux constatations générales qui sont, d'une part, que tous les titres sont interchangeables, et d'autre part qu'ils ont une importance déterminante dans plusieurs disciplines. Tous les romans policiers de la "série noire" se ressemblent intensément, et le seul effort de renouvellement portant sur le titre suffit à leur conserver un public considérable. Dans la musique, un titre exerce toujours une grande influence, et rien ne justifie vraiment son choix. Il ne serait donc pas mauvais d'apporter une ultime correction au titre de la "Symphonie héroïque" en en faisant, par exemple, une "Symphonie Lénine".
Le titre contribue fortement à détourner l'oeuvre, mais une réaction de l'oeuvre sur le titre est inévitable. De sorte que l'on peut faire un usage étendu de titres précis empruntés à des publications scientifiques ("Biologie littorale des mers tempérées") ou militaires ("Combats de nuit des petites unités d'infanterie") ; et même de beaucoup de phrases relevées dans les illustrés enfantins ("De merveilleux paysages s'offrent à la vue des navigateurs").
Pour finir, il nous faut citer brièvement quelques aspects de ce que nous nommerons l'ultradétournement, c'est-à-dire les tendances du détournement à s'appliquer dans la vie sociale quotidienne. Les gestes et les mots peuvent être chargés d'autres sens, et l'ont été constamment à travers l'histoire, pour des raisons pratiques. Les sociétés secrètes de l'ancienne Chine disposaient d'un grand raffinement de signes de reconnaissance, englobant la plupart des attitudes mondaines (manière de disposer des tasses ; de boire ; citations de poèmes arrêtées à des moments convenus).
Le besoin d'une langue secrète, de mots de passe, est inséparable d'une tendance au jeu. L'idée limite est que n'importe quel signe, n'importe quel vocable, est susceptible d'être converti en autre chose, voire en son contraire. Les insurgés royalistes de la Vendée, parce qu'affublés de l'immonde effigie du coeur de Jésus, s'appelaient l'Armée Rouge. Dans le domaine pourtant limité de la politique, cette expression a été complètement détournée en un siècle.
Outre le langage, il est possible de détourner par la même méthode le vêtement, avec toute l'importance affective qu'il recèle. Là aussi, nous trouvons la notion de déguisement en liaison étroite avec le jeu. Enfin, quand on en arrive à construire des situations, but final de toute notre activité, il sera loisible à tout un chacun de détourner des situations entières en en changeant délibérément telle ou telle condition déterminante.
Les procédés que nous avons sommairement traités ici ne sont pas présentés comme une intention qui nous serait propre, mais au contraire comme une pratique assez communément répandue que nous nous proposons de systématiser.
La théorie du détournement par elle-même ne nous intéresse guère. Mais nous la trouvons liée à presque tous les aspects constructifs de la période de transition présituationniste. Son enrichissement, par la pratique, apparaît donc comme nécessaire.

Nous remettons à plus tard le développement de ces thèses.

GUY-ERNEST DEBORD et GIL J WOLMAN


 

jeudi 4 septembre 2025

Théorie de la dérive

 
 Rue de la Montagne Sainte-Geneviève, vue de la fontaine près du Tonneau d'or
 
 

Entre les divers procédés situationnistes, la dérive se définit comme une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement ludique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade.

Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent. La part de l’aléatoire est ici moins déterminante qu’on ne croit : du point de vue de la dérive, il existe un relief psychogéographique des villes, avec des courants constants, des points fixes, et des tourbillons qui rendent l’accès ou la sortie de certaines zones fort malaisés.

Mais la dérive, dans son unité, comprend à la fois ce laisser-aller et sa contradiction nécessaire : la domination des variations psychogéographiques par la connaissance et le calcul de leurs possibilités. Sous ce dernier aspect, les données mises en évidence par l’écologie, et si borné que soit à priori l’espace social dont cette science se propose l’étude, ne laissent pas de soutenir utilement la pensée psychogéographique.
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L’analyse écologique du caractère absolu ou relatif des coupures du tissu urbain, du rôle des microclimats, des unités élémentaires entièrement distinctes des quartiers administratifs, et surtout de l’action dominante des centres d’attraction, doit être utilisée et complétée par la méthode psychogéographique. Le terrain passionnel objectif où se meut la dérive doit être défini en même temps selon son propre déterminisme et selon ses rapports avec la morphologie sociale. Chombart de Lauwe dans son étude sur "Paris et l’agglomération parisienne" (Bibliothèque de sociologie contemporaine, PUF, 1952) note qu’ "un quartier urbain n’est pas déterminé seulement par les facteurs géographiques et économiques mais par la représentation que ses habitants et ceux des autres quartiers en ont " ; et présente dans le même ouvrage - pour montrer "l’étroitesse du Paris réel dans lequel vit chaque individu géographiquement un cadre dont le rayon est extrêmement petit " - le tracé de tous les parcours effectués en une année par une étudiante du XVIe arrondissement : ces parcours dessinent un triangle de dimension réduite, sans échappées, dont les trois sommets sont l’Ecole des Sciences Politiques, le domicile de la jeune fille et celui de son professeur de piano. Autodesk Inventor LT 2016 - abcoemstore.com/product/autodesk-inventor-lt-2016/ introduces 3D mechanical CAD and Digital Prototyping into 2D workflows.

Il n’est pas douteux que de tels schémas, exemples d’une poésie moderne susceptible d’entraîner de vives réactions affectives - dans ce cas l’indignation qu’il soit possible de vivre de la sorte - , ou même la théorie, avancée par Burgess à propos de Chicago, de la répartition des activités sociales en zones concentriques définies, ne doivent servir aux progrès de la dérive.

Le hasard joue dans la dérive un rôle d’autant plus important que l’observation psychogéographique est encore peu assurée. Mais l’action du hasard est naturellement conservatrice et tend, dans un nouveau cadre, à tout ramener à l’alternance d’un nombre limité de variantes et à l’habitude. Le progrès n’étant jamais que la rupture d’un des champs où s’exerce le hasard, par la création de nouvelles conditions plus favorables à nos desseins, on peut dire que les hasards de la dérive sont foncièrement différents de ceux de la promenade, mais que les premières attirances psychogéographiques découvertes risquent de fixer le sujet ou le groupe dérivant autour de nouveaux axes habituels, où tout les ramène constamment.

Une insuffisante défiance à l’égard du hasard, et de son emploi idéologique toujours réactionnaire, condamnait à un échec morne la célèbre déambulation sans but tentée en 1923 par quatre surréalistes à partir d’une ville tirée au sort : l’errance en rase campagne est évidemment déprimante, et les interventions du hasard y sont plus pauvres que jamais. Mais l’irréflexion est poussée bien plus loin dans Médium (mai 1954), par un certain Pierre Vendryes qui croit pouvoir rapprocher de cette anecdote - parce que tout cela participait d’une même libération antidéterministe - quelques expériences probabilistes, par exemple sur la répartition aléatoire de têtards de grenouille dans un cristallisoir circulaire, dont il donne le fin mot en précisant : "il faut, bien entendu, qu’une telle foule ne subisse de l’extérieur aucune influence directrice ". Dans ces conditions, la palme revient effectivement aux têtards qui ont cet avantage d’être "aussi dénués que possible d’intelligence, de sociabilité et de sexualité ", et, par conséquent, "vraiment indépendants les uns des autres ".

Aux antipodes de ces aberrations, le caractère principalement urbain de la dérive, au contact des centres de possibilités et de significations que sont les grandes villes transformées par l’industrie, répondrait plutôt à la phrase de Marx : "Les hommes ne peuvent rien voir autour d’eux qui ne soit leur visage, tout parle d’eux-mêmes. Leur paysage même est animé."

On peut dériver seul, mais tout indique que la répartition numérique la plus fructueuse consiste en plusieurs petits groupes de deux ou trois personnes parvenues à une même prise de conscience, le recoupement des impressions de ces différents groupes devant permettre d’aboutir à des conclusions objectives. Il est souhaitable que la composition de ces groupes change d’une dérive à l’autre. Au-dessus de quatre ou de cinq participants, le caractère propre à la dérive décroît rapidement, et en tout cas il est impossible de dépasser la dizaine sans que la dérive ne se fragmente en plusieurs dérives menées simultanément. La pratique de ce dernier mouvement est d’ailleurs d’un grand intérêt, mais les difficultés qu’il entraîne n’ont pas permis jusqu’à présent de l’organiser avec l’ampleur désirable.

La durée moyenne d’une dérive est la journée, considérée comme l’intervalle de temps compris entre deux périodes de sommeil. Les points de départ et d’arrivée, dans le temps, par rapport à la journée solaire, sont indifférents, mais il faut noter cependant que les dernières heures de la nuit sont généralement impropres à la dérive.

Cette durée moyenne de la dérive n’a qu’une valeur statistique. D’abord, elle se présente assez rarement dans toute sa pureté, les intéressés évitant difficilement, au début ou à la fin de cette journée, d’en distraire une ou deux heures pour les employer à des occupations banales ; en fin de journée, la fatigue contribue beaucoup à cet abandon. Mais surtout la dérive se déroule souvent en quelques heures délibérément fixées, ou même fortuitement pendant d’assez brefs instants, ou au contraire pendant plusieurs jours sans interruption. Malgré les arrêts imposés par la nécessité de dormir, certaines dérives d’une intensité suffisante se sont prolongées trois ou quatre jours, voire même d’avantage. Il est vrai que dans le cas d’une succession de dérives pendant une assez longue période, il est presque impossible de déterminer avec quelque précision le moment où l’état d’esprit propre à une dérive donnée fait place à un autre. Une succession de dérives a été poursuivie sans interruption notable jusqu’aux environs de deux mois, ce qui ne va pas sans amener de nouvelles conditions objectives de comportement qui entraînent la disparition de bon nombre des anciennes.

L’influence sur la dérive des variations du climat, quoique réelle, n’est déterminante que dans le cas de pluies prolongées qui l’interdisent presque absolument. Mais les orages ou les autres espèces de précipitations y sont plutôt propices.

Le champ spatial de la dérive est plus ou moins précis ou vague selon que cette activité vise plutôt à l’étude d’un terrain ou à des résultats affectifs déroutants. Il ne faut pas négliger le fait que ces deux aspects de la dérive présentent de multiples interférences et qu’il est impossible d’en isoler un à l’état pur. Mais enfin l’usage des taxis, par exemple, peut fournir une ligne de partage assez claire : si dans le cours d’une dérive on prend un taxi, soit pour une destination précise, soit pour se déplacer de vingt minutes vers l’ouest, c’est que l’on s’attache surtout au dépaysement personnel. Si l’on tient à l’exploration directe d’un terrain, on met en avant la recherche d’un urbanisme psychogéographique.

Dans tous les cas le champ spatial est d’abord fonction des bases de départ constituées, pour les sujets isolés, par leurs domiciles, et pour les groupes, par les points de réunion choisis. L’étendue maximum de ce champ spatial ne dépasse pas l’ensemble d’une grande ville et de ses banlieues. Son étendue minimum peut être bornée à une petite unité d’ambiance : un seul quartier, ou même un seul îlot s’il vaut la peine ( à l’extrême limite la dérive statique d’une journée sans sortir de la gare Lazare).

L’exploration d’un champ spatial fixé suppose donc l’établissement de bases, et le calcul des directions de pénétration. C’est ici qu’intervient l’étude des cartes, tant courantes qu’écologiques ou psycho-géographiques, la rectification et l’amélioration de ces cartes. Est-il besoin de dire que le goût du quartier lui-même inconnu, jamais parcouru n’intervient aucunement ? Outre son insignifiance, cet aspect du problème est tout à fait subjectif, et ne subsiste pas longtemps. Ce critère n’a jamais été employé, si ce n’est occasionnellement, quand il s’agit de trouver les issues psychogéographiques d’une zone en s’écartant systématiquement de tous les points coutumiers. On peut alors s’égarer dans des quartiers déjà fort parcourus.

La part de l’exploration au contraire est minime, par rapport à celle d’un comportement déroutant, dans le "rendez-vous possible". Le sujet est prié de se rendre seul à une heure qui est précisée dans un endroit qu’on lui fixe. Il est affranchi des pénibles obligations du rendez-vous ordinaire, puisqu’il n’a personne à attendre. Cependant ce "rendez-vous possible" l’ayant mené à l’improviste en un lieu qu’il peut connaître ou ignorer, il en observe les alentours. On a pu en même temps donner au même endroit un "autre rendez-vous possible" à quelqu’un dont il ne peut prévoir l’identité. Il peut même ne l’avoir jamais vu, ce qui incite à lier conversation avec divers passants. Il peut ne rencontrer personne, ou même rencontrer par hasard celui qui a fixé le "rendez-vous possible". De toute façon, et surtout si le lieu et l’heure ont été bien choisis, l’emploi du temps du sujet y prendra une tournure imprévue. Il peut même demander par téléphone un autre "rendez-vous possible" à quelqu’un qui ignore où le premier l’a conduit. On voit les ressources presque infinies de ce passe-temps.

Ainsi, quelques plaisanteries d’un goût dit douteux, que j’ai toujours vivement appréciées dans mon entourage, comme par exemple s’introduire nuitamment dans les étages des maisons en démolition, parcourir sans arrêt Paris en auto-stop pendant une grève des transports, sous le prétexte d’aggraver la confusion en se faisant conduire n’importe où, errer dans ceux des souterrains des catacombes qui sont interdits au public, relèveraient d’un sentiment plus général qui ne serait autre que le sentiment de la dérive.

Les enseignements de la dérive permettent d’établir les premiers relevés des articulations psychogéographiques d’une cité moderne. Au-delà de la reconnaissance d’unités d’ambiances, de leurs composantes principales et de leur localisation spatiale, on perçoit les axes principaux de passage, leurs sorties et leurs défenses. On en vient à l’hypothèse centrale de l’existence de plaques tournantes psychogéographiques. On mesure les distances qui séparent effectivement deux régions d’une ville, et qui sont sans commune mesure avec ce qu’une vision approximative d’un plan pouvait faire croire. On peut dresser à l’aide de vieilles cartes, de vues photographiques aériennes et de dérives expérimentales une cartographie influentielle qui manquait jusqu’à présent, et dont l’incertitude actuelle, inévitable avant qu’un immense travail ne soit accompli, n’est pas pire que celle des premiers portulans, à cette différence près qu’il ne s’agit plus de délimiter précisément des continents durables, mais de changer l’architecture et l’urbanisme. Les différentes unités d’atmosphère et d’habitation, aujourd’hui, ne sont pas exactement tranchées, mais entourées de marges frontières plus ou moins étendues. Le changement le plus général que la dérive conduit à proposer, c’est la diminution constante de ces marges frontières, jusqu’à leur suppression complète.

Dans l’architecture même, le goût de la dérive porte à préconiser toutes sortes de nouvelles formes du labyrinthe, que les possibilités modernes de construction favorisent. Ainsi la presse signalait en mars 1955 la construction à New York d’un immeuble où l’on peut voir les premiers signes d’une occasion de dérive à l’intérieur d’un appartement : " Les logements de la maison hélicoïdale auront la forme d’une tranche de gâteau. Ils pourront être agrandis ou diminués à volonté par le déplacement de cloisons mobiles. La gradation par demi-étage évite de limiter le nombre de pièces, le locataire pouvant demander à utiliser la tranche suivante en surplomb ou en contrebas. Ce système permet de transformer en six heures trois appartements de quatre pièces en un appartement de douze pièces ou plus."

Le sentiment de la dérive se rattache naturellement à une façon plus générale de prendre la vie, qu’il serait pourtant maladroit d’en déduire mécaniquement. Je ne m’étendrai ni sur les précurseurs de la dérive, que l’on peut reconnaître justement, ou détourner abusivement, dans la littérature du passé, ni sur les aspects passionnels particuliers que cette dérive entraîne. Les difficultés de la dérive sont celles de la liberté. Tout porte à croire que l’avenir précipitera le changement irréversible du comportement et du décor de la société actuelle. Un jour, on construira des villes pour dériver. On peut utiliser, avec des retouches relativement légères, certaines zones qui existent déjà. On peut utiliser certaines personnes qui existent déjà.

Guy-Ernest Debord

P.-S.

Publié dans Les Lèvres nues n° 9, décembre 1956 et Internationale Situationniste n° 2, décembre 1958.