Extrait de Michel Clouscard "Lettre ouverte aux communistes"
Éditions Delga 2016
Ce texte a été rédigé à la fin des années 70, à l'aube de la catastrophe mitterandiste ("Changer la vie!")
Ces nouvelles couches moyennes
ne sont pas propriétaires de leurs moyens de production, elles ne sont
pas - en leur majorité - des forces productives directes mais elles se
trouvent au résultat du procès de production, des autres, la gueule
ouverte, pour tout engloutir. Elles se paient même le luxe de dénoncer
la « Société de consommation ».
Cette idéologie est devenue une
idéologie dominante, depuis Mai 1968, ce 14-Juillet des nouvelles
couches moyennes. Elle a sécrété les nouveaux modèles de la consommation
« libérale ».
Michel Clouscard
extrait de "Lettre ouverte aux communistes"
Éditions Delga 2016
Ce texte a été rédigé à la fin des années 70, à l'aube de la catastrophe mitterandiste.
Il est largement commenté dans la vidéo ci-dessus, ainsi que l'ensemble
de l'ouvrage inédit de Michel Clouscard publié par les éditions
Delga lors de la réalisation de cette vidéo, en 2016 .
Cette
lettre, jamais postée, que Clouscard destinait au parti auquel il n'a
jamais adhéré (il s'en explique dans le livre), décrivait parfaitement
le désarroi des intellectuels authentiquement marxistes et communistes,
en regard de l'émergence électoralement majoritaire des "nouvelles
couches moyennes" et de ses conséquences sociales et politiques : le
délabrement politique révisionniste d'un parti politique qui, depuis un
demi siècle, avait pourtant dignement représenté les classes populaires.
"
LES CHOSES pourraient être pourtant si simples, pour les communistes;
c’est le seul parti qui dispose d’un corps doctrinal pour analyser
l’évolution des sociétés et leurs crises: le marxisme.
Faut-il encore l’actualiser.
La
récente métamorphose de la société française peut donc être définie
selon ce schéma: le passage du capitalisme monopoliste d’État de
l’ascendance au capitalisme monopoliste d’État de la dégénérescence : la crise.
À
l’exploitation par les cadences infernales, qui a permis la croissance,
ont succédé l’austérité et le chômage massif. Comment se fait-il que le
Parti communiste français n’ait pas su exploiter ces situations, pour
accumuler les profits électoraux?
Pour
ce faire, il aurait fallu proposer une distinction radicale, celle des
nouvelles couches moyennes et celle de la classe moyenne traditionnelle.
La plupart des observateurs confondent les deux en cette nébuleuse:
classes moyennes. Eux, du moins, ont une excuse: ils ne sont pas
marxistes. Mais il faut bien constater que la plupart des communistes
identifient aussi ces contraires.
C’est
que ces nouvelles couches moyennes sont très embarrassantes pour les
doctrinaires marxistes. Elles vont à l'encontre du Vieux schéma qui
prévoit la radicalisation des extrêmes: concentration de la grande
bourgeoisie et paupérisation (absolue ou relative ?) de la classe
ouvrière.
Or, dans les pays dits « post-industrialisés », c’est le contraire.
Le capitalisme monopoliste d’État* a procédé a cette géniale « invention » : les nouvelles couches moyennes.
Il
faut en proposer l’élémentaire nomenclature. Ce nouveau corps social
relève de l’ extraordinaire développement de trois secteurs
professionnels très disparates. Celui, très traditionnel, des
fonctionnaires, employés du privé, professions libérales, qui a connu un
saut quantitatif et du coup une mutation qualitative. Celui des
nouveaux services spécifiques du capitalisme monopoliste d’État
(concessionnaires, agences de voyages...) Celui des ingénieurs,
techniciens, cadres (ITC), qui rend compte du progrès technologique et
de sa gestion sous tutelle capitaliste.
Ces
nouvelles couches moyennes ont été le support du libéralisme, nouvelle
idéologie qui s’oppose radicalement a celle de la classe moyenne
traditionnelle, laquelle se caractérise par la propriété des moyens de
production. La stratégie libérale consiste a s’appuyer sur ce corps des
services et des fonctions. C’est toute une nouvelle culture qui dénonce
même l’avoir.
Quel
paradoxe: ce sont ces couches moyennes, qui ne sont pas possédantes de
leurs moyens de production, qui sont le meilleur support du capitalisme!
Il
est vrai qu’elles ont été gâtées. Ce sont elles qui se sont partagé la
plus grosse part du gâteau de l’ascendance. Et cela grâce a une savante
redistribution du profit capitaliste par la politique des revenus de la
société du salariat généralisé.
Ces
nouvelles couches moyennes ne sont pas propriétaires de leurs moyens de
production, elles ne sont pas - en leur majorité - des forces
productives directes mais elles se trouvent au résultat du procès de
production, des autres, la gueule ouverte, pour tout engloutir. Elles se
paient même le luxe de dénoncer la « Société de consommation ». Cette
idéologie est devenue une idéologie dominante, depuis Mai 1968, ce
14-Juillet des nouvelles couches moyennes. Elle a sécrété les nouveaux
modèles de la consommation « libérale ».
Cette
idéologie de la libéralisation n’est pas le seul support de la
contre-révolution libérale. Le management, celui des grands monopoles,
prétendra même dépasser... le marxisme. Ne dispose-t-il pas, en son
sein, des techniciens supérieurs et des ingénieurs, forces productives
directes ? Du coup, nous dira-t-on, la force productive traditionnelle,
celle de l’ouvrier non qualifié, deviendrait un simple appoint.
Il
est fondamental de comprendre que cette contre-révolution libérale est
devenue l’idéologie et la réalité dominantes. Elle a fait éclater les
clivages traditionnels de la droite et de la gauche. Maintenant, elle
est autant à droite qu’à gauche.
Entre
le libéralisme avancé de Giscard [Sarkozy] et la social-démocratie
retardée de Mitterrand [Hollande], ou est la différence ?
Le
dogmatisme du PCF l’a empêché de comprendre cette métamorphose de la
société française, le rôle des nouvelles couches moyennes, la nouvelle
stratégie du capitalisme: la contre-révolution libérale, qui n’a pas
grand-chose de commun avec la « droite » traditionnelle. Mais la crise
peut lui permettre de se rattraper, et même d’inverser la tendance.
Le
moment est venu pour les communistes de dire : « C’était formidable,
votre combine, dommage que ça se casse la figure. Vous avez Cru que
c’était arrivé, alors que vous ne faisiez que vérifier nos analyses: le
capitalisme monopoliste d’État de l’ascendance apporte une croissance
économique fantastique dans la mesure ou celle-ci propose les conditions
d’une crise non moins fantastique. Le capitalisme de l’ascendance n’est
que les conditions objectives de la crise. »
C’est
le moment de s’adresser a ces nouvelles couches moyennes pour leur
montrer qu’elles se sont réparties selon une implacable hiérarchie
sociale: grande, moyenne, petite bourgeoisie. Une énorme partie de ces
couches a des intérêts de classe analogues à ceux de la classe ouvrière
traditionnelle.
Pour
sortir ces couches moyennes de leur engourdissement libéral, il faut
les prévenir de ce qui les attend: le chômage massif. Autant le
capitalisme monopoliste d’État de l’ascendance a créé des emplois
artificiels, non productifs, d’encadrement, de plumitifs, autant celui
de la crise les liquidera sauvagement pour mettre en place, dans le
tertiaire et le quaternaire, l’appareillage de l’informatique et de la
robotique.
Il
faut montrer aux productifs de ces couches - techniciens, ingénieurs -
qu’ils participent au travailleur collectif et qu’ils sont, eux aussi,
victimes du management des improductifs. La création d’emplois devrait
étre au coeur du débat. Les postes d’encadrement technocratique ne
sont-ils pas l’empêchement a priori de la création d’emplois
productifs? Tout un cheminement vers l’autogestion est possible, de par
la simple recherche des nouveaux critères de gestion.
Autant
la montée hégémonique des nouvelles couches moyennes a permis la
contre-révolution libérale, autant leur remise en question par la crise
devrait permettre la remontée du socialisme et du Parti communiste
français. Mais il faudrait alors procéder dialectiquement, se tourner
aussi vers la classe moyenne traditionnelle et ne pas rater, non plus,
sa « récupération » partielle. Car, que de magnifiques occasions ont été
manquées aussi de ce coté-la.
C’est
que cette classe sociale participe au travailleur collectif. Et à ce
titre, elle a été doublement remise en question, par le capitalisme
monopoliste d’État de l’ascendance. Autant celui-ci a fait la promotion
des nouvelles couches moyennes, autant il a « enfoncé » une grande
partie de la classe moyenne traditionnelle. Comment ne pas s’être rendu
compte de ce dispositif contradictoire de la France de la modernité ?
C’est
sur le dos du petit et moyen commerçant, paysan, entrepreneur, que se
sont édifiés les monopoles puis le capitalisme monopoliste d’Etat. Mais
surtout: quelle mise en boite idéologique! Comme ces gens-la se sont
fait chambrer par l’idéologie libérale de la libéralisation! Eux, qui
défendent les valeurs traditionnelles du mérite, du travail, de
l’économie, du réinvestissement, ont vu leur genre de vie totalement
remis en question par l’extraordinaire marché du désir nécessaire a
l’économie politique du libéralisme, par l’idéologie non moins
nécessaire à l’écoulement de la marchandise de cette industrie du
loisir, du plaisir, du divertissement, de la mode. On connaît toutes
leurs conséquences : délinquance, insécurité, etc.
Alors,
pourquoi ne pas avoir proposé à ces éléments du travailleur collectif
les arguments théoriques et les modes d’action qui leur auraient permis
de dénoncer la suffisance et l’arrivisme de la hiérarchie libérale?
Lutter contre le laxisme du libéralisme, c’est programmer toute une
reconquête culturelle.
La
crise peut donc permettre au Parti communiste de « récupérer » une
grosse partie du corps électoral, partie des nouvelles couches moyennes
et de la classe moyenne traditionnelle. Il doit lutter contre les deux
grands effets pervers du libéralisme, économique et culturel, pour
rendre au travailleur sa dignité professionnelle et morale.
C'est d’autant plus urgent que se profile ce qui pourrait devenir un
néo-fascisme qui serait la sinistre et hétéroclite collusion des
privilégiés du libéralisme, qui ne veulent rien céder de leurs
privilèges acquis et de la vieille droite revancharde qui, elle, veut
reconquérir les siens."
* NdE : Clouscard en
fidèle intellectuel communiste des années 60, reprenait, assez
candidement sur les questions "économiques", la ligne des "experts" du
parti à l'époque, y compris des notions aussi étrangères à la critique
marxiste de l'économie politique que celle de C.M.E. Il est vrai que la
notion de Capitalisme Monopoliste d’État était en quelque sorte
"consubstantielle" à l'émergence de la "géniale invention" des nouvelles
couches moyennes qu'il dénonçait pourtant, très légitimement, ici.
Son adversaire Althusser
notait d'ailleurs, à la même époque (et dans un rare "éclair de
lucidité"), qu'avec cette conception de l'analyse économique le parti
avait atteint « le point zéro de la théorie marxiste ».
Ce qui du reste était
assez congru au point zéro atteint lors du 22ème congrès marqué
inversement par l'abandon d'une notion fondamentale du marxisme, celle
de "dictature du prolétariat" - voir la vidéo.
« On peut discuter de tout
indéfiniment, mais je ne suis capable que de négation, sans la moindre
grandeur d’âme, sans force ; chez moi, la négation même est mesquine.
Tout est plat et flasque. » Nicolaï Stavroguine, dans les Démons de Dostoievski« Comment en sommes-nous arrivés là ? » : telle est la question qui
revient souvent aujourd’hui à gauche, et parfois même chez les gens
intelligents à droite, devant l’ampleur et l’évidence du désastre total
présent tant national qu’international. Le petit livre paru début
septembre aux éditions Delga, intitulé Requiem pour laFrench Theory1 ,
tente de poser des jalons pour répondre à cette question, sur le plan
de la théorie, et de ses implications pour la pratique politique. Écrit
sous la forme d’un entretien entre G. Rockhill, un professeur
d’université américain, et A. Monville, auteur et éditeur français,
l’ouvrage tente de façon remarquable de synthétiser les problèmes les
plus brûlants de l’actualité théorico-politiques des deux côtés de
l’Atlantique, jetant des ponts trop rares par les temps qui courent.
Car en effet, le réveil actuel est dur pour tout le monde, que ce soit pour la gauche, ou pour « l’Occident collectif2 ».
Pour la première, la défaite est totale depuis les années 80, et la fin
de l’URSS : elle a entamé un déclin et un recul de plus en plus
inexorable, et ne parvient pas à comprendre pourquoi elle régresse
partout, et se réduit de plus en plus à une série de groupes qui ne
parlent qu’à eux-mêmes, et ignorent purement et simplement les masses.
Quel résultat pour celle qui s’était crue triomphante dans les années 60
et 70, à l’époque des grands mouvements étudiants, et surtout du
socialisme réel, et des luttes anti-coloniales victorieuses ! Pour le
second, après avoir cru à « la société de consommation » (pour s’en
réjouir ou pour le regretter), puis à la « Fin de l’Histoire » après la
fin du « cauchemar communiste », et enfin après avoir joué à se faire
peur avec un « Choc des civilisations » qui n’est jamais arrivé, le
réveil est encore plus brutal. Le système impérialiste peine désormais à
imposer sa volonté, que ce soit en Ukraine ou au Moyen-Orient, sans
même parler de la Mer de Chine et la péninsule coréenne, et se trouve
désormais, à l’image de son chef sur le départ, frappé de sénilité, et
de graves difficultés à agir. Les deux-tiers du monde contournent ses
décisions impuissantes dans la plus grande impunité, et celui-ci peine à
montrer les dents3 :
le meilleur exemple récent est probablement la victoire stratégique
totale remportée par les Houthis en Mer Rouge – des insurgés d’un des
pays les plus pauvres du monde peuvent menacer depuis un an un quart du
commerce maritime mondial, et les puissances occidentales être dans
l’incapacité de l’arrêter. Ne parlons même pas du sommet de Kazan,
organisé par la Russie, qui a ridiculisé les défenseurs du bloc
impérialiste4.
Qui aurait pu imaginer une telle situation il y a seulement 20 ans ? La
crise de structure du modèle capitaliste né dans l’après-guerre est
donc devenue une crise existentielle tant pour les défenseurs de ce
système, que pour ses opposants apparents (la gauche, qui est en réalité
son meilleur allié).
Pour trouver les racines intellectuelles de cette crise, le livre des deux auteurs se propose de repartir d’une analyse de la French Theory, dont l’aveu de platitude et de mesquinerie du Stravoguine de Dostoïevski à la fin des Démons
pourrait être la confession. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de
trouver une racine absolue à tout ceci, une sorte de péché originel qui
serait apparu dans un monde où tout allait bien (soit filant gentiment
vers le communisme mondial, soit vivant confortablement dans le
capitalisme débonnaire et plein de bonhommie des États-Unis des années
50). Il s’agit plutôt d’analyser un embranchement capital, un moment
crucial, où la théorie a pris un chemin particulier, qu’elle aurait pu
ne pas prendre, et qui a à la fois accompagné, unifié et amplifié, un
ensemble de pratiques sociales et politiques qui lui préexistait. La
théorie ne crée pas la pratique, mais elle n’est pas non plus un spectre
passif : elle lui donne une forme et une consistance qu’elle avait pas
avant elle. La French Theory fut ce moment crucial en France,
au tournant des années 60 et 70, où un certain nombre de penseurs
français se sont inscrits (ou ont prétendu s’inscrire) dans le sillage
de Mai 68, afin de donner corps à ce qu’ils ont pensé être les
intentions des étudiants et des manifestants : individualisme et
hédonisme, relativisme et refus de la discipline et de l’autorité dans
toutes les sphères de la société. Un programme gauchiste et anarchisant
en apparence, le tout bien sûr vigoureusement anti-communiste et
anti-soviétique. Les noms les plus connus sont devenus tellement fameux
que pour un certain nombre, il n’est point besoin au lecteur d’avoir lu
leurs ouvrages pour savoir ce qu’ils ont dit et pensé : Foucault,
Deleuze, Derrida, Lévy-Strauss, Lacan, Baudrillard, Lyotard, Barthes,
Bourdieu pour la première génération (nés en gros pour la plupart entre
1920 et 1930), et Badiou, Balibar et Rancière pour la seconde (nés
plutôt dans l’immédiate avant-guerre), auxquels on peut parfois
adjoindre de façon plus périphérique les « nouveaux philosophes »
(surtout au début de leur carrière), plus cantonnés au débat français
(Glucksmann père, BHL, Bruckner, Finkielkraut, ect). A la lecture de la
liste, on voit donc que chacun de ces penseurs est très différent des
autres et a sa spécificité, mais ce qu’il s’agit ici de penser, c’est,
comme le dirait Hegel, l’identité de la différence. C’est d’ailleurs
sous le signe d’une unité marketing, et en un sens conceptuel, que ces penseurs seront exportés aux États-Unis dans les années 80, sous le nom de French Theory.
Outre leur origine française, un certain nombre de traits communs
frapperont les intellectuels américains, et amèneront à les associer :
une certaine radicalité politique et théorique apparente, mais toujours
anti-communiste ; une pensée fortement influencée par le structuralisme
français ; un certain relativisme épistémologique qui les fait souvent
combattre de concert Hegel et Marx, tout en se positionnant sur
l’échiquier du marketing politique « à gauche ». Le lecteur
averti n’aura pas manqué de reconnaître ici tout l’arsenal conceptuel de
ce que l’on peut nommer « l’anti-totalitarisme »5.
Passée aux États-Unis, cette théorie fut le fer de lance du désossage
mondiale de la gauche, et l’achèvement de son ralliement au système
otanien dans ses grandes lignes : telle est, en gros, la thèse du livre
de G. Rockhill et A. Monville. Elle ne l’a certes pas causé (cette cause
est à rechercher bien sûr dans les mutations de l’économie capitaliste à
l’époque), mais elle l’a rendu possible, et l’a accompagné, en
convertissant de larges pans de la jeunesse et des intellectuels à des
idées en apparence radicales, mais anti-marxistes dans le fond.
Si la thèse semblera familière aux lecteurs de Clouscard, auquel elle
doit bien entendu énormément, l’originalité et l’intérêt foncier du
livre, qui justifient à eux seuls une recension, tient à deux points
absolument capitaux que nous allons maintenant exposer.
Le premier de ces points est que ce livre est en quelque sorte le
premier paru en français, et qui expose à un lecteur francophone, la
convergence, et même l’identité, entre les aspects réactionnaires sur le
plan théorique et ceux sur le plan pratique des pensées des auteurs de
la French Theory. Expliquons-nous : jusqu’à présent, on avait
tendance à séparer les deux, à les traiter comme deux choses
indépendantes, soit par cécité idéologique, soit par manque de sources
qui ne sont apparues qu’avec le temps. Ainsi, Clouscard avait bien vu
que sur le plan théorique, ces penseurs qui se prétendaient de gauche
avaient tous en réalité une pensée qui plongeaient ses racines dans la
droite, c’est-à-dire dans les pensées irrationalistes, subjectivistes,
relativistes, anti-marxistes et anti-hégéliennes6.
Clouscard pensait que les pensées de ces auteurs, indépendamment de
leurs intentions objectives, avaient des conséquences réactionnaires. Il
était cependant loin de se douter, et d’avoir les preuves, que Herbert
Marcuse était vraiment un agent de la CIA7, que la carrière de Pierre Bourdieu avait été lancée par le Congress for Cultural Freedom, un organisme financé par la CIA8, que l’EHESS a été construit puis agrandi avec l’argent de la fondation Rockfeller, puis de la fondation Ford9,
et ainsi de suite. A l’inverse, un bon nombre d’ouvrages d’historiens
(surtout publiés en anglais), on mit en évidence les liens financiers et
organisationnels entre les penseurs « radicaux » de la French Theory
et les organes de l’avant-garde du grand Capital, mais ils les ont
traités comme une inconséquence incompréhensible, comme si de grands
penseurs de gauche avaient pu s’allier, sans aucune raison théorique,
avec leurs apparents grands ennemis. Pour la première fois, un livre
fait le lien entre les deux, en montrant qu’il n’y a pas là
d’inconséquence grossière de la part de ces théoriciens, mais au
contraire une très grande cohérence : des théoriciens réactionnaires ont
collaboré avec les organismes gouvernementaux les plus réactionnaires
pour combattre le progrès humain, incarné par le communisme. La vérité
est aussi simple que cela, et donne une ampleur jamais espérée aux
thèses de Clouscard sur cette « idéologie du désir » bien
« néo-fasciste » qu’est la French Theory : tel est le grand
mérite du livre de le mettre parfaitement en évidence, références
scientifiques en note (malheureusement souvent en anglais uniquement)
pour les plus curieux. On comprend dans ces conditions pourquoi
l’éditeur gauchiste La Fabrique a finalement annulé l’édition prévue en
français d’un livre de G. Rockhill au titre prometteur : « les
intellectuels et la CIA ». On allait tout de même pas mettre ces
informations sur la place publique, et ainsi risquer de nuire à un petit
business aussi juteux. Las, le site Amazon annonce la publication de
l’ouvrage pour… 209910
(sic) ! Le petit livre de Delga a ainsi le mérite de mettre l’essentiel
de ces informations dans les mains du public français, et ainsi de
participer au démasquage de ces tartuffes. D’où son utilité publique, et
le devoir de le diffuser le plus possible : pour au moins rabattre la
morgue et l’arrogance de leurs disciples, qui se croient plus radicaux
que tout le monde en singeant leurs maîtres serviles.
Le lecteur apprendra en outre que diverses fondations de
philanthropes américains ont versé à Judith Butler et ses équipes des
millions de dollars pour développer ses activités et ses laboratoires de
recherche11 :
et après, on s’étonne du succès de ces pensées ! Bien sûr, certains
d’entre eux ont été de parfaits idiots utiles (même si Derrida et
Foucault ont énormément œuvré en toute conscience contre la
Tchécoslovaquie et la Pologne communistes12), et c’est un point important que met en évidence l’ouvrage : « la French Theory a
été promue aux États-Unis par des propagandistes qui aveint perçu,
beaucoup mieux sans doute que les prometteurs de ladite théorie, son
potentiel réactionnaire13 ».
Les agents directs de l’impérialisme sont toujours plus matérialistes
et rationalistes que leurs forces d’appoint dans la petite-bourgeoisie
idéaliste.
A ce sujet, le lecteur découvrira également que la plupart des penseurs de la French Theory
de la première génération étaient avant Mai 68 de parfaits
petits-bourgeois conformistes, pour certains plutôt de droite,
parfaitement intégrés dans l’appareil d’État gaulliste14 :
rien ne les prédestinait donc à être des théoriciens « radicaux »,
coqueluches de toute la jeunesse d’extrême-gauche des 50 prochaines
années. On voit ici le point de passage chez ces penseurs d’un
conformisme apolitique plutôt de droite, à un activisme gauchiste
frénétique : l’unité du tout étant bien entendu assumé par
l’anti-communisme. On notera qu’il n’en sera pas de même pour la seconde
génération de la French Theory, plus tôt jeté dans le bain des
mouvements gauchistes, en général plutôt maoïstes ou anarchisants
(pensons à la star d’entre eux : l’omniprésent Badiou15).
C’est ainsi d’ailleurs que la French Theory permet de
diagnostiquer une rupture majeure dans l’histoire du gauchisme : jusqu’à
Mai 68, le gauchisme est principalement issu de groupes petit-bourgeois
militants, petits, mais plus ou moins partie prenante du mouvement
ouvrier – principalement l’anarchisme, le trotskisme, et le maoïsme
jusqu’à un certain point. Il s’agit souvent certes de déviations
anti-communistes, et toujours férocement critiques du socialisme réel,
mais au moins, ils ont un lien minimal avec le mouvement ouvrier : c’est
le gauchisme classique analysé par Lénine. Avec la French Theory,
changement drastique de cap : la critique anti-communiste et
anti-réformiste à gauche ne proviendra pas de déviations
petite-bourgeoises du mouvement ouvrier, mais de portions de la
petite-bourgeoisie totalement extérieures à lui. Cette
petite-bourgeoisie est parfaitement conformiste, souvent apolitique,
parfois de droite : tous sont des enfants d’une bourgeoisie classique,
qui ont passé ensuite l’ENS et l’agrégation, s’intègrent à la société
d’après-guerre et n’ont jamais remis en question leur milieu d’origine16.
Rappelons qu’à l’époque de leur formation, dans l’immédiat
après-guerre, le nombre de bacheliers annuels en France est à peine de
600017 :
c’est donc un tout petit monde, auquel l’intégration demande une grande
dose de conformisme. D’où la métamorphose d’un Foucault ou d’un
Deleuze : le premier participait au plan européen de Fouchet pour
réformer l’éducation, le second était un professeur d’université
parfaitement discret ; après Mai 68, les deux sont devenus les
agitateurs que l’on connaît. Deleuze se trouvera même l’anarchiste
Guattari pour intégrer le milieu gauchiste, et s’y donner une
légitimité. La French Theory a donc été l’acte de naissance
d’un gauchisme 100 % extra-ouvrier, et déconnecté des luttes concrètes,
et qui n’a pu s’y rattacher que de façon tardive et artificielle. Ce
fait remarquable méritait d’être souligné, et constitue un mérite du
livre de le mettre en évidence.
Enfin, si le livre s’appelle Requiem pour la French Theory,
c’est que ce Requiem n’est pas tellement à l’optatif, mais plutôt à
l’indicatif : il n’exprime pas seulement un souhait, mais analyse plutôt
objectivement le recul de cette théorie, son remplacement par des
produits de substitution incolores et sans saveur (intersectionalisme,
« wokisme », identity politics…), qui en sont à la fois le
prolongement, et en même temps la négation, basculant souvent dans
l’anti-intellectualisme primaire, et l’indigence théorique total18. L’apport conceptuel original du livre tient ainsi dans le concept de « petite-bourgeoisie compradore nationale 19» :
de la même façon que le colonialisme du XIXe siècle a du créer pour
subsister une bourgeoisie nationale artificielle acquise à ses intérêts,
« compradore », de la même façon, l’impérialisme américain a crée, à la
fois chez lui, et dans tous les pays à demi-colonisés par lui, une
petite-bourgeoisie intellectuelle qui joue le même rôle, qui a la même
culture, les mêmes intérêts de classe, et n’a aucune conscience
nationale propre20. Cette petite-bourgeoisie nationale compradore est la couche sociale qui est le support matériel de la French Theory,
et à ce titre, elle est l’ennemi le plus immédiat du marxisme, car elle
est l’adjuvant du grand Capital, et comme elle est au fond une couche
intermédiaire, elle est celle qui peut le plus agir directement sur les
couches populaires, pour les neutraliser idéologiquement.
Le deuxième point capital qui fait l’intérêt du livre, c’est bien
entendu son rôle de premier jalon publié en France pour amorcer la
traduction en anglais de Clouscard, et donc sa réception internationale.
Une campagne a en effet été lancée début 2023 pour faire traduire
Clouscard en anglais, afin de faire connaître sa pensée à
l’internationale21.
On sait l’importance d’une traduction en anglais pour toucher, non pas
seulement un public anglo-saxon, mais chinois, indien, africain ou
sud-américain. C’est dire l’importance de l’événement : Clouscard,
penseur snobé par l’intelligentsia française de l’époque, a tout vu, ou
presque, des grandes mutations du capitalisme contemporain. Il est le
premier penseur mondial à avoir vu le rôle absolument décisif
qu’allaient jouer les nouvelles couches moyennes dans les luttes des
classes contemporaines, remettant tout en question, et balayant les
catégories et clivages politiques traditionnels. Ce ne sont pas
seulement les pays occidentaux qui sont ébranlés par ces mutations
sociologiques : c’est la Chine, c’est l’Inde, c’est la Russie, l’Iran,
les pays arabes et sud-américains, et demain les pays africains, qui
subissent de plein fouet cette mutation, sans toujours comprendre
exactement d’où elle vient, sa puissance et sa profondeur, sa
dangerosité et comment lutter contre. Clouscard est malheureusement
décédé il y a près de 15 ans, et ne pourra bien sûr pas répondre
directement à toutes ces questions nouvelles qui ont surgies. Mais il
doit pouvoir donner à tous les jeunes et moins jeunes intellectuels des
pays du « Sud Global » les outils intellectuels et les catégories
fondamentales pour penser leur situation présente, et surmonter les
graves difficultés, qui eux aussi, les menacent : la dangerosité des
couches moyennes, la tentation de « révolutions oranges » dont elles
seraient la base matérielle, et surtout, la régression spiritualiste et
idéaliste qui mènent à des dérives droitières parfaitement inutiles et
contre-productives (anti-wokisme poutinien stérile, nostalgie du
tsarisme en Russie ou fétichisation de la pensée « éternelle » de
Confucius en Chine…). Dans ce moment crucial de la lutte des classes
internationale, la meilleure chose que puisse faire la France, pays des
Lumières et de la Révolution universelle, c’est d’offrir au monde la
pensée d’un de ses plus grands philosophes contemporains qu’a été Michel
Clouscard. Snobé par les intellectuels de son pays, Clouscard a su, par
la justesse de ses analyses, et son travail humble et clair, séduire
toute un pan de la jeunesse de France, bien loin des effets de modes et
de manches médiatiques. Il n’y a aucun doute qu’il saura aider demain
les intellectuels du monde entier, dans ce grand travail intellectuel
collectif qui s’annonce, qu’est de refaire le communisme international,
afin de sortir de l’impasse mortifère de l’Occident actuel, et de la
politique hésitante et timorée de trop de pays du Sud Global.
Ce petit livre des éditions Delga a donc également la lourde tâche
d’être le premier essai pour exposer à un public français l’importance
de ce travail, afin que la réception internationale de Clouscard soit la
plus efficace possible, et qu’elle ait enfin des répercussions dans
notre beau pays, si malmené ces derniers temps. Que la naissance
théorique de Clouscard à l’international soit également sa renaissance
en France auprès du grand public, qu’elle entraîne le chant du cygne des
nouvelles couches moyennes finissantes, et le début d’une nouvelle aube
pour la lutte des classes dans notre pays, qui, plus que jamais, en a
cruellement besoin.
2
Nulle considération géographique ou civilisationnel ici : il s’agit
d’un syntagme pratique pour désigner le bloc constitué par le principal
pays impérialiste, à savoir les États-Unis, et ses vassaux
semi-colonisés, principalement les pays membres de l’OTAN et de l’OCDE.
3
Ce qui ne veut pas dire qu’il ne soit pas encore incroyablement
dangereux : chacun sait que la bête blessée et acculée est bien plus
dangereuse que la bête en bonne santé et en sécurité, et si les pays
occidentaux ont démantelé une partie de leurs forces conventionnelles
pour des raisons budgétaires ces dernières années, leur arsenal
nucléaire reste largement suffisant pour infliger des dégâts
effroyables.
6 Par exemple dans le lumineux Néo-fascisme et idéologie du désir. Le lecteur pourra constater au fil de l’ouvrage tout ce que doivent les penseurs de la French Theory
a Nietzsche et Heidegger, deux penseurs qu’aucun historien sérieux, ni
personne en Allemagne, ne pourrait pas considérer comme « très à
droite ».
20
C’est ce qui fait par exemple que cette petite-bourgeoisie compradore
peut être parfaitement chauvine aux Etats-Unis, pour défendre le système
impérial qui la protège, et parfaitement cosmopolite et haineuse de la
nation en Europe, par exemple en France : on voit ici qu’il n’y a là
aucune contradiction, mais parfaite complémentarité.