En
1923, aux confins de la Kirghizie, un jeune soldat de l’Armée rouge,
idéaliste et exalté, est envoyé comme instituteur dans un petit village
soumis au poids des traditions ancestrales et à l’autorité d’un baï
local. En adaptant une nouvelle de Tchinguiz Aïtmatov pour son film de
fin d’études, Andreï Kontchalovski s’empare d’un sujet original, alliant
l’esthétique du réalisme socialiste vieillissant et la beauté formelle d’un cinéma très influencé par les grands réalisateurs du temps. Le Premier maître
(Первый учитель) constitue une réussite majeure, un coup d’éclat dans
les feuillaisons du cinéma soviétique du dégel. Présenté pour le Lion
d’or à Venise en 1966, le film a longtemps bénéficié d’une diffusion
élitiste dans les ciné-clubs avant de tomber progressivement dans
l’oubli. Il est aujourd’hui particulièrement difficile à trouver en
France.
Critique & analyse
Des montagnes vierges et des steppes
arides, où ne poussent que des superstitions ; une écurie abandonnée sur
un promontoire ; une longue route qui disparaît dans un paysage
lunaire, loin de toute civilisation ; et un soleil irradiant, brûlant
les pierres des quelques maisons du village, planté au milieu de ce
désert. Quatre plans fixes, contemplatifs, ponctués des seuls murmures
timides de la nature hostile : voici la « Kirghizie aux premières années
du pouvoir soviétique », filmée par la caméra d’Andreï Kontchalovski.
Aux bruits et au sang de la Révolution, des émeutes et de la guerre
civile qui viennent de s’achever, le réalisateur oppose la sécularité du
silence des confins, avec un respect documentaire qui inonde tout le
film. Depuis les temps les plus reculés, rien n’a changé sur ces terres
ingrates, peuplées de tribus incultes, primitives. Le jeune pouvoir
soviétique envoie un instituteur, ancien soldat de l’Armée rouge, dévoué à l’idéologie qu’il doit enseigner aux enfants du
village. Seul au milieu du cercle des habitants qui l’écoutent,
incrédules, il délivre ses ambitions : « Je m’appelle Duichène. Je vais
faire la classe à vos enfants. Nous construirons ici une école. Je viens
de la ville. Je suis l’instituteur. Tout le monde étudie maintenant. »
La caméra remonte doucement sur les visages de ses ouailles, qui
rigolent et se moquent de ses vêtements. Le pauvre instituteur évoque
les palais du tsar, Moscou et le téléphone, sans comprendre qu’il est le
seul à connaître tout cela, que les « trésors » de la Russie des villes
ne concerne pas les paysans d’Asie centrale. En trois minutes d’une
scène épurée, sans artifices, parfaitement dialoguée, le jeune cinéaste
jette les bases de ses ambitions : rechercher la vérité au fond de l’âme
humaine, ses éclats, ses contradictions, ses lumières.
Dans ce Premier maître,
tout ce que filme Kontchalovski est authentique : le village, ses
habitants (employés comme figurants), les rudesses d’une nature prête à
écraser de chaleur un matin et interdire l’accès à une rivière glacée
l’après-midi. La caméra ethnologue, proche du Cinéma-vérité de
Dziga Vertov, observe sans jugement les traditions immémoriales de ces
éleveurs musulmans soudainement confrontés aux remous de l’Histoire en
marche ; la religion, le mariage, le respect d’un chef de tribu nomade,
la fête, les combats pour l’honneur, la mort d’un enfant … autant de
vérités propres à mettre en lumière les difficultés de l’assimilation,
de l’incorporation.
Il n’y a presque pas d’histoire dans
ce scénario, écrit en collaboration avec Friedrich Gorenstein et Andreï
Tarkovski (l’ami rencontré au VGIK).
La nouvelle originale de Tchinguiz Aïtmatov mettait l’accent sur
l’histoire d’amour entre l’instituteur et sa jeune élève, mais
Kontchalovski trouvait cette intrigue trop mélodramatique, trop
sentimentale. Inspiré par la Nouvelle Vague française, les cinémas
italien et asiatique, le cinéaste préfère composer une tragédie grecque
où le chœur serait la nature environnante et les acteurs les différents
personnages du drame. Ponctué d’ellipses et d’événements hors-champ
(l’incendie, la mort de l’enfant), le film n’offre jamais toutes les
clefs de compréhension au spectateur. Cette volonté, lyrique, reflète
aussi les errements esthétiques du jeune réalisateur, partagé entre le
néoréalisme italien (Rossellini, Fellini) et la volonté formelle
d’envisager le temps qui passe comme un personnage – ce qui marquera
l’oeuvre à venir de Tarkovski.
Pour autant, Kontchalovski et
Gorenstein ajoutent une dose d’humour à cette tragédie. Presque toutes
les scènes peuvent être envisagées sous l’angle de la dérision : ainsi
du discours d’arrivée dans le village, de l’enfant qui demande si Lénine
est mortel et se fait sévèrement corriger par le maître, des
difficultés à construire un pont avec des pierres, des moutons qui
envahissent l’école, etc. Cette alchimie constante entre la farce et le
brutal participe de l’efficacité du film et lui confère sa force
cinématographique, au-delà des cadres et du travail sur la lumière.
À sa sortie, le film a suscité des
réactions différentes. Jean de Baroncelli, par exemple, évoque un « joli
film provincial » et constate que le jeune réalisateur « n’a pas été
tenté par les libertés nouvelles que le régime offre à ses cinéastes »,
préférant un « retour aux sources » du réalisme socialiste
des années 1930 et 1940. Il est vrai que l’histoire peut se prêter à
une telle critique, naïve : on y suit le parcours chaotique, mais
obstiné, d’un communiste plein de certitudes quant à sa mission
d’instruction et ses fondements politiques ; les habitants kirghizes
sont montrés comme des arriérés et la séquence finale, dans laquelle
l’instituteur est rejoint dans son sacrifice par d’autres habitants,
permet de conclure sur une première victoire des soviets contre
l’archaïsme. Jamais l’instituteur ne doute, si ce n’est sur ses
capacités de pédagogue. Il vénère une photo de Lénine, accrochée sur un
mur de l’école – seul élément rescapé de l’incendie – et pleure
sincèrement en apprenant sa mort. Le film montre aussi l’irruption de la
loi écrite, donc de la civilisation. Elle constitue l’émanation du
pouvoir du peuple, stricte mais juste ; la loi est la protectrice des
opprimés (séquence de l’arrestation du baï, violeur par tradition) et la
libératrice des consciences (l’école est obligatoire pour devenir un
lettré, capable de penser, de raisonner).
Cinquante ans après la Révolution d’Octobre, Le Premier maître
semble dépeindre sans impertinence les premiers temps de la révolution
mondiale, tout au moins dans les limites des territoires sous domination
soviétique.
Andreï Kontchalovski, dont c’est le premier film, assume d’ailleurs une partie de ce réalisme socialiste
cinématographique. Le scénario est truffé de slogans communistes que
l’instituteur apprend aux enfants ou répète aux habitants, comme source
d’autorité légale. Mais cette logorrhée, parfois grotesque (la scène où
les enfants répètent so-ci-a-lisme, so-ci-a-lisme),
traduit aussi les failles d’un pouvoir difficile à exercer en dehors des
grandes villes. C’est aussi un questionnement profond : qui est le plus
ridicule dans ce village : un instituteur borné qui croit dans la
parole d’un homme ou des paysans sans éducation qui prient leur dieu ?
Le film n’apporte aucune réponse, heureusement.
Une autre lecture du film, plus
acerbe, montre l’instituteur (donc le pouvoir soviétique) comme celui
par qui le malheur arrive. Dans ce village où rien n’a changé depuis le
Moyen Âge, porté par des traditions, l’entraide de la communauté et un
lien fort avec la nature, le jeune militant bouleverse l’ordre établi,
apportant avec lui la violence, la milice, le sang et la mort, au nom de
l’idéologie. Certaines scènes, magnifiques, illustrent ce contraste,
particulièrement symbolique quand l’instituteur déclenche un feu au
milieu du village pour pleurer la mort de Lénine. La caméra se rapproche
doucement de son visage, ahuri, qui figure un être habité par le
diable, hurlant devant les flammes de l’enfer.
De la même façon, c’est lui seul qui
décide de s’emparer d’une hache à la fin du film pour couper le
peuplier, le seul arbre du village, le seul arbre à des kilomètres. Un
homme vient l’aider ; ensemble, ils vont construire une école. La
symbolique de l’école est suffisamment forte pour semer le trouble chez
le spectateur : de quoi parle-t-on vraiment ? D’une école qui libère les
êtres ou d’une prison qui embrigade, enrégimente ? Chacun se fera son
opinion, là aussi. L’arbre qui va tomber est-il le terreau de la
nouvelle liberté, née de la révolution populaire ou est-il la
représentation d’un monde lointain que l’on cherche à détruire, sans
respecter son âme ? Le film s’achève sur le bruit de la hache, tombant
et retombant sur le tronc solide. Nous n’en saurons pas davantage.
Andreï Kontchalovski filme une autre
scène, admirable : après l’avoir libérée de l’antique joug moral et
physique du chef de la tribu, l’instituteur ramène la jeune Altynaï au
village, sur un cheval. Devant toute la foule des habitants réunis,
honteux, déshonorés par un tel acte, le communiste harangue :
« Regardez-là ! C’est la première femme libre de l’Orient ! Elle est
seule mais bientôt elles seront nombreuses ! » – exploration subtile de
l’idée de liberté et du progrès à marche forcée : doivent-ils s’imposer
par la force et le déshonneur ? Les paysans ne sont pas hostiles à la
Révolution, ni aux soviets, ni à personne. Ils veulent juste vivre sans
être dérangés, avec leur dieu et leurs coutumes. En cela, l’instituteur
représente aussi la bureaucratie à venir, froide, insensible ; une
machine à broyer l’humain, au nom de belles idées. La force du film est
de rester dans la nuance, loin de tout manichéisme.
Est-ce pour toutes ces raisons
sous-jacentes que le film a été interdit de diffusion pendant six mois ?
Niet ! La raison est pudibonde, comme souvent. Ce qui a gêné les
responsables locaux des Partis Communistes, ce sont les images de la
baignade, lorsque la jolie Natalia Arinbassarova se jette toute nue dans
la rivière, sous une pluie poétique et sensuelle. La séquence ne dure
que quelques secondes, assez tout de même pour voir les fesses et les
seins de la jeune femme, enfant de surcroît. Cette séquence a participé à
la réputation du film en Europe, probablement davantage que ses aspects
critiques du régime soviétique.
Rétrospectivement, Andreï
Kontchalovski voit ce film comme un « eastern » de jeunesse, tourné sous
l’entière influence d’Akira Kurosawa, le grand cinéaste que Tarkovski
et lui admiraient plus que tout, au point de revoir ses films plusieurs
fois de suite. Les beautés de la photographie en noir et blanc (Gueorgui
Rerberg), certaines séquences de foule au village, le lien à la nature
ou la représentation de personnages aux idées plus fortes que leur
propre vie font penser, en effet, au style du réalisateur japonais. Dans
Le Premier maître, comme dans Les sept samouraïs
(1954), un individu courageux (ils sont plusieurs chez Kurosawa), pétri
de valeurs, tente de « sauver » un village peuplé d’individus égoïstes
et ingrats. La foule du petit peuple, les masses opprimées ne sont plus
le moteur de l’action mais c’est un « héros » éduqué qui vient à eux
pour les détourner de leurs faiblesses. Ce n’était pas si courant dans
le cinéma soviétique. De ce point de vue, Kontchalovski s’éloigne
également des pionniers de l’avant-garde des années 1920 et 1930, qui
privilégiaient le collectif à l’individuel.
Le film n’est pas édité en DVD en France, malheureusement. On peut le trouver dans une qualité médiocre sur des sites russes,
avec des sous-titres anglais. Pour l’obtenir avec des sous-titres
français, une flânerie sur les meilleurs forums francophones permet de
dénicher une vieille version VHS, qui ne fait pas honneur à la beauté
formelle du film.
LIEN POUR LE FILM