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mardi 23 septembre 2025

Notes sur Lacan

 SOURCE/ https://blogs.mediapart.fr/jacques-van-rillaer/blog/050317/un-deconverti-du-lacanisme-francois-recanati

Un déconverti du lacanisme: François RÉCANATI

Au début des années 1970, François Récanati, spécialiste de la philosophie du langage, a été séduit par le lacanisme et a acquis un statut de «sujet supposé savoir» dans la communauté lacanienne. Son étude de la philosophie anglo-saxonne l’a fait rompre avec le lacanisme. Il a alors pris pleinement conscience de la mystification opérée par le langage ésotérique de Lacan.

Illustration 1

François Récanati est un philosophe, diplômé de la Sorbonne, devenu un spécialiste réputé de la philosophie du langage. Il est actuellement directeur de recherche au CNRS, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales et membre du Centre Jean Nicod (centre de recherches du CNRS). Il est cofondateur et ancien président de la Société européenne de philosophie analytique.

Il a enseigné dans plusieurs universités de grand renom : Berkeley, Harvard, Genève. Il a publié plusieurs livres chez des éditeurs prestigieux : Oxford University Press, Cambridge University Press. En 2014, il a reçu la médaille d'argent du CNRS.

Au début des années 1970, François Récanati a fait partie du cénacle lacanien. Voir p.ex. son discours au séminaire de Lacan «Encore»: http://staferla.free.fr/S20/S20%20ENCORE.pdf

Dans cette vidéo de 25 minutes, il raconte son adhésion au lacanisme et sa déconversion (voir de 08:20 à 34, “La phase Lacan”) :

http://www.archivesaudiovisuelles.fr/FR/_video.asp?format=69&id=61&ress=345&video=87781

Voici quelques éléments.

Au début des années 1970, Récanati a été séduit par le style intellectuel de Lacan, son côté flamboyant. Lacan lui semblait incarner, de façon supérieure, un nouveau style intellectuel. Récanati est alors devenu un “lacanien de choc”, “un sujet supposé savoir”.

Il explique pourquoi la participation à la communauté lacanienne est très valorisante: grâce à un langage hermétique, souvent incompréhensible, on a le sentiment de faire partie d’une élite qui dispose d’un savoir réservé. Le groupe dispose de formules dont personne, même parmi les adeptes, ne sait exactement ce qu’elles veulent dire. La masse qui suit les “dominants” n’y comprend rien ou très peu de chose.

La communauté lacanienne fonctionne comme une secte. Elle est très hiérarchisée. À sa tête se trouve un gourou, Lacan, dont on sait qu’il est le seul qui sait réellement. Le pouvoir repose sur le fait que le gourou est le seul à détenir la vérité. L’axiome de base est : “Ce que dit Lacan est vrai et il faut maintenir cette vérité”. Lacan disait p.ex. “Il n’y a pas de rapport sexuel”. Alors les disciples s’empressaient d’interpréter, de multiples façons et indéfiniment, l’énoncé du Maître.

Les disciples croyaient en la vérité des énoncés avant même de les comprendre. Ils passaient leur temps à répéter ce qu’avait déclaré le Maître et à y attribuer du sens. Les conflits d’interprétation étaient peu importants. L’essentiel était de maintenir l’idée que ce que disait le Maître était vrai. En définitive, le seul critère pour s’assurer de la justesse de l’interprétation était de demander à Lacan ce qu’il en était.

Pour faire partie du groupe, il suffisait d’utiliser des tournures verbales et les mots-clés du lacanisme, sans même comprendre ce qu’on énonçait. Il n’est pas difficile de produire du texte lacanien qu’on ne comprend pas soi-même. Il suffit d’apprendre à manier du jargon.

Récanati a appris assez rapidement à jouer avec les mots-clés pour acquérir un statut de « Sujet supposé savoir » dans la confrérie et produire du discours lacanien. Ainsi, après quelques années de ruminations lacaniennes, Récanati s’est senti très gratifié socialement par sa place dans la communauté lacanienne, mais il était déçu au plan intellectuel, car il avait le sentiment de faire du sur place. Il s’est alors intéressé à la philosophie du langage ordinaire, notamment à John Austin (p.ex. “Quand dire c’est faire”), pour voir ce que cette philosophie avait de commun avec la théorie de Lacan, ce qui pouvait l’enrichir, ce qui pouvait alimenter “le moulin lacanien”. Cette philosophie lui paraissait intéressante parce que, comme la doctrine lacanienne, elle s’opposait au positivisme.

Récanati a alors découvert des auteurs aux antipodes du monde intellectuel du lacanisme, des auteurs compréhensibles qui permettent de communiquer sans ambiguïtés. Il est devenu un partisan de la philosophie analytique et a compris que le « moulin lacanien » est stérile.

En définitive, Lacan n’a pas réalisé une véritable recherche intellectuelle. Il a promu un genre littéraire : « la théorie ». Lui et ses disciples ont lacanisé toutes sortes de choses : Descartes, la linguistique, etc. Récanati dit que Lacan a eu peut-être des intuitions intéressantes, mais il n’a pas fait le travail de les rechercher et de les exploiter. En tout cas, en ce qui concerne le langage, Lacan n’a rien apporté de fondamental.

Lacan évoquait souvent le soutien de grands intellectuels (Heidegger, Lévi-Strauss, Jacobson) avec lesquels il avait des liens d’amitié. Ces intellectuels ne le prenaient pas très au sérieux. Ils ne lui rendaient pas ce que lui voulait leur apporter.

Le succès de Lacan s’explique en partie par le fait qu’il a offert à des disciples ce qu’ils attendaient de la philosophie de cette époque. Il a plu à des gens qui considéraient l’obscurité comme de l’épaisseur.

Annexes (J. Van Rillaer)

1. L’opinion de Martin Heidegger sur Lacan

S’il faut en croire ce qu’écrit É. Roudinesco, «Lacan envoya à Heidegger ses Écrits avec une dédicace. Dans une lettre au psychiatre Medard Boss, celui-ci commenta l'événement par ces mots : “Vous avez certainement reçu vous aussi le gros livre de Lacan (Écrits). Pour ma part, je ne parviens pas pour l'instant à lire quoi que ce soit dans ce texte manifestement baroque. On me dit que le livre provoque un remous à Paris semblable à celui suscité jadis par L'Être et le néant de Sartre.” Quelques mois plus tard, il ajoutait : “Je vous envoie ci-joint une lettre de Lacan. Il me semble que le psychiatre a besoin d'un psychiatre”.» (Jacques Lacan. Fayard, 1993, p. 306).

2. L’opinion de Claude Lévi-Strauss sur le séminaire de Lacan

Entretien avec Judith Miller et Alain Grosrichard. In : L’Ane. Le magazine freudien, 1986, N° 20, p. 27-29.

«Judith Miller — À la première séance du séminaire des Quatre concepts fondamentaux, vous étiez dans la salle. Je m'en souviens très bien, j'y assistais aussi, comme élève de l'École normale. Quel souvenir en avez-vous gardé?

Claude Lévi-Strauss — C'est l'unique séminaire de Lacan auquel j'ai assisté. J'ai été tellement fasciné par le phénomène, disons, ethnographique, que j’ai prêté beaucoup plus d'attention à la situation concrète qu'au contenu même de ce qu'il disait. Le chemin de Lacan et le mien se sont croisés, mais nous allions au fond dans des directions très différentes. Moi-même venant de la philosophie, j'essayais d'aller vers ces sciences humaines dont Lacan critiquait la légitimité, tandis que Lacan, qui, lui, était parti d'un savoir positif, ou qui se considérait comme tel, a été amené vers une approche de plus en plus philosophique du problème.

Judith Miller — Dans ce premier séminaire à I'École normale, qu'est-ce qui vous a frappé en tant qu'ethnologue?

Claude Lévi-Strauss - Ce sont de bien vieux souvenirs... Ce qui était frappant, c'était cette espèce de rayonnement, de puissance, cette mainmise sur l'auditoire qui émanait à la fois de la personne physique de Lacan et de sa diction, de ses gestes. J'ai vu fonctionner pas mal de chamans dans des sociétés exotiques, et je retrouvais là une sorte d'équivalent de la puissance chamanistique. J'avoue franchement que, moi-même l'écoutant, au fond je ne comprenais pas. Et je me trouvais au milieu d'un public qui, lui, semblait comprendre. Une des réflexions que je me suis faite à cette occasion concernait la notion même de compréhension : n'avait-elle pas évolué avec le passage des générations? Quand ces gens pensent qu'ils comprennent, veulent-ils dire exactement la même chose que moi quand je dis que je comprends? Mon sentiment était que ce n'était pas uniquement par ce qu'il disait qu'il agissait sur l'auditoire, mais aussi par une autre chose, extraordinairement difficile à définir, impondérable — sa personne, sa présence, le timbre de sa voix, l'art avec lequel il le maniait. Derrière ce que j'appelais la compréhension, et qui serait resté intact dans un texte écrit, une quantité d'autres éléments intervenaient.»

3. Le témoignage de François George sur la logomachie lacanienne

F. George, dans “L'effet 'yau de poêle de Lacan et des lacaniens” (Hachette, 1979), a donné une description humoristique d’un séminaire lacanien typique des années 1970.

Il raconte qu’un ami, élève de l’Ecole normale supérieure, lui a écrit qu’il abandonnait leur «corps, est-ce pont d’anse?» parce qu’il ne s’intéressait plus à la « peau-lie-tique ». Pour comprendre ce qui lui arrivait, François George s’est introduit dans un cercle qui se livrait à l’exégèse des écrits de Lacan. «Le directeur du séminaire était un barbu dont le regard lointain paraissait dédaigner notre environnement grossier pour scruter les mystères du symbolique. Ses rares interventions faisaient l'objet d'une attention religieuse.»

Un jour il s’est tourné vers George et lui a demandé de commenter un passage particulièrement difficile. Mort de trac, George a dit n’importe quoi. «Peu à peu, je m'aperçus que mes paroles, loin de susciter le scandale, tombaient dans un silence intéressé et je me rendis compte de cette merveille : sans me comprendre moi-même, je parlais lacanien.» «La fin de mon intervention fut accueillie par un silence plus flatteur que des applaudissements, par cette “résonance” qui, selon la doctrine professée par le barbu, devait permettre la “ponctuation”, puis l’“élaboration” adéquates. Sans doute pour prévenir le découragement, le barbu avait appelé notre attention sur “l’effet d'après-coup” essentiel au discours, comme le vieillissement l’est à la qualité du vin.»

George a constaté que d’autres participants ne comprenaient guère plus que lui. « En fait, ils avaient simplement assisté à un échange de signaux, assez comparable à la communication animale. Comment ne pas se comprendre quand on ne fait qu'échanger des mots de passe et des signes de reconnaissance? Et comment ne pas comprendre que le “comprendre” est un leurre, un effet de l'imaginaire, quand toute la question est de se montrer parés des mêmes plumes dans le rituel de parade?»

Pour d’autres déconvertis du freudisme et du lacanisme, voir le film de Sophie Robert :

https://www.dailymotion.com/video/x37mnmz_les-deconvertis-de-la-psychanalyse_school

 Dylan Evans, auteur d'un dictionnaire des concets lacaniens: https://blogs.mediapart.fr/jacques-van-rillaer/blog/010317/un-deconverti-du-lacanisme-dylan-evans

Deux sites pour d’autres publications de J. Van Rillaer sur la psychologie, la psychopathologie, l'épistémologie, les psychothérapies, les psychanalyses, etc.

1) Site de l'Association Française pour l'Information Scientifique:  www.pseudo-sciences.org

2) Site de l'université de Louvain-la-Neuve

https://moodle.uclouvain.be/course/view.php?id=2492


 

El Anacoreta (Juan Estelrich, 1976)

                                                 MEJOR CALIDAD --> m.ok.ru/video/4540752923273

Hurlements en faveur de Sade (Guy Debord, 1952)


 

Notes sur In Girum Imus Nocte Et Consumimur Igni (pillés sur Reddit)

 


 source: https://www.reddit.com/r/france/comments/mmmwrx/in_girum_imus_nocte_et_consumimur_igni/

 

  

Toujours eu du mal avec ce film. Tout le début est assez fort (grosso-modo les 10 premières minutes), sur ce mode sadique et implacable avec son spectateur, qui ne lui fait aucune concession, et d'ailleurs par là-même aucune séduction. Il y a un côté hypnotique à cette litanie de mots qui reste tout au long du film, qui te force à voir le monde à sa façon, comme sous transe.

Mais c'est très difficile de ne pas voir, sous cette fascination de surface, la puérilité embarrassante du texte, qui se fantasme en sauveur du cinéma alors qu'il propose l'un des dispositif les plus pauvre et limité de toute la mouvance moderne, qui condamne tout le cinéma classique pour en sauver Carné (et ben...), qui se masturbe tel un prêtre sur l'austérité si pure de sa propre pensée, pour au final s'étaler dans la mollesse d'un "c'était-mieux-avant" digne du PMU du coin.

Bref, je ne connais pas la pensée de Debord en soi, mais ce film certes non dénué de talent, mais aussi passablement embarrassant et peu convaincant, m'a pas tellement donné envie d'aller voir plus loin. Ça reste "culte", à sa façon.


Film de Guy Debord, réalisé en 1978. Extraits :

00:04:16

Au réalisme et aux accomplissements de ce fameux système, on peut déjà connaître les capacités personnelles des exécutants qu’il a formés. Et en effet ceux-ci se trompent sur tout, et ne peuvent que déraisonner sur des mensonges. Ce sont des salariés pauvres qui se croient des propriétaires, des ignorants mystifiés qui se croient instruits, et des morts qui croient voter.

Comme le mode de production les a durement traités ! De progrès en promotions, ils ont perdu le peu qu’ils avaient, et gagné ce dont personne ne voulait. Ils collectionnent les misères et les humiliations de tous les systèmes d’exploitation du passé ; ils n’en ignorent que la révolte. Ils ressemblent beaucoup aux esclaves, parce qu’ils sont parqués en masse, et à l’étroit, dans de mauvaises bâtisses malsaines et lugubres ; mal nourris d’une alimentation polluée et sans goût ; mal soignés dans leurs maladies toujours renouvelées ; continuellement et mesquinement surveillés ; entretenus dans l’analphabétisme modernisé et les superstitions spectaculaires qui correspondent aux intérêts de leurs maîtres. Ils sont transplantés loin de leurs provinces ou de leurs quartiers, dans un paysage nouveau et hostile, suivant les convenances concentrationnaires de l’industrie présente. Ils ne sont que des chiffres dans des graphiques que dressent des imbéciles.

00:17:19

Que faudrait-il prouver par des images ? Rien n’est jamais prouvé que par le mouvement réel qui dissout les conditions existantes, c’est-à-dire l’organisation des rapports de production d’une époque, et les formes de fausse conscience qui ont grandi sur cette base.

On n'a jamais vu d'erreur s'écrouler faute d'une bonne image. Celui qui croit que les capitalistes sont bien armés pour gérer toujours plus rationnellement l'expansion de son bonheur et des plaisirs variés de son pouvoir d'achat, reconnaîtra ici des têtes capables d'hommes d'État ; et celui qui croit que les bureaucrates staliniens constituent le parti du prolétariat, verra là de belles têtes d'ouvriers. Les images existantes ne prouvent que les mensonges existants.

00:33:43

Musil, dans L’Homme sans qualités, note qu’ “il est des activités intellectuelles où se ne sont pas les gros livres, mais les petits traités, qui font la fierté d’un homme. Si quelqu’un venait à découvrir, par exemple, que les pierres, dans certaines circonstances restées jusqu’alors inobservées, peuvent parler, il ne lui faudrait que peu de pages pour décrire et expliquer un phénomène aussi révolutionnaire.” Je me bornerai donc à peu de mots pour annoncer que, quoi que d’autres veuillent en dire, Paris n’existe plus.

La destruction de Paris n’est qu’une illustration exemplaire de la mortelle maladie qui emporte en ce moment toutes les grandes villes, et cette maladie n’est elle même qu’un des nombreux symptômes de la décadence matérielle d’une société. Mais Paris avait plus a perdre qu’aucune autre. C’est une grande chance que d’avoir été jeune dans cette ville quand, pour la dernière fois, elle a brillé d’un feu si intense.

00:36:10

Ceux qui s’étaient assemblés là avoir pris pour seul principe d’action, d’entrée de jeu et publiquement, le secret que le Vieux de la Montagne ne transmit, dit-on, qu’à son heure dernière, au plus fidèle lieutenant de ses fanatiques: “Rien n’est vrai; tout est permis.” Dans le présent, ils n’accordaient aucune sorte d’importance à ceux qui n’étaient pas parmi eux, et je pense qu’ils avaient raison; et dans la passé, si quelqu’un éveillait leur sympathie, c’était Arthur Cravan, déserteur de dix-sept nations, ou peut-être aussi Lacenaire, bandit lettré.

Dans ce site, l’extrémisme s’était proclamé indépendant de toute cause particulière, et c’était superbement affranchi de tout projet. Une société déjà vacillante, mais qui l’ignorait encore, parce que partout ailleurs les vielles règles étaient encore respectées, avait laissé pour un instant le champ libre à ce qui est le plus souvent refoulé, et qui pourtant a toujours existé : l’intraitable pègre; le sel de la terre; les gens biens sincèrement prêt a mettre le feu au monde pour qu’il ait plus d’éclat.

00:43:31

Chacun buvait quotidiennement plus de verres qu’un syndicat ne dit de mensonges pendant toute la durée d’une grève sauvage. Des bandes de policiers, dont les marches soudaines étaient éclairées par un grand nombre d’indicateurs, ne cessaient de lancer des incursions sous tous les prétextes, mais le plus souvent dans l’intention de saisir des drogues, et les filles qui n’avaient pas dix-huit ans. Comment ne me serais-je pas souvenu des charmants voyous et des filles orgueilleuses avec qui j’ai habité ces bas fonds, lorsque, plus tard, j’ai entendu une chanson que chantent les prisonniers en Italie ? - Tout le temps avait passé comme nos nuits d’alors, sans renoncer à rien. “C’est là que sont les petites filles qui te donnent tout, - d’abord le bonsoir, et puis la main... - Dans la rue Filagieri, il y a une cloche; - à chaque fois qu’elle sonne, c’est une condamnation... - La plus belle jeunesse meurt en prison.”

Quoique méprisant toutes les illusions idéologiques, et assez indifférents à ce qui viendrait plus tard leur donner raison, ces réprouvés n’avaient pas dédaigné d’annoncer au-dehors ce qui allait suivre. Achever l’art, aller dire en pleine cathédrale que Dieu était mort, entreprendre de faire sauter la tour Eiffel, tels furent les petits scandales auxquels se livrèrent sporadiquement ceux dont la manière de vivre fut en permanence un si grand scandale. Ils s’interrogeaient aussi sur l’échec de quelques révolutions; ils se demandaient si le prolétariat existe vraiment, et dans ce cas ce qu’il pourrait bien être.

Quand je parle de ces gens, j’ai l’air peut-être d’en sourire, mais il ne faut pas le croire. J’ai bu leur vin, je leur suis fidèle. Et je ne crois pas être devenu par la suite, en quoi que ce soit, mieux que ce qu’ils étaient eux-mêmes dans ce temps-là.

00:56:43

Mais puis-je oublier celui que je vois partout dans le plus grand moment de nos aventures; celui qui, en ces jours incertains, ouvris une route nouvelle et y avança si vite, choisissant ceux qui viendraient; car personne d’autre ne le valait, cette année-là ? On eût dit qu’en regardant seulement la ville et la vie, il les changeait. Il découvrit en un an des sujets de revendications pour un siècle; les profondeurs et les mystères de l’espace urbain furent sa conquête.

Les pouvoirs actuels, avec leur pauvre information falsifiée, qui les égare eux-mêmes presque autant qu’elle étourdit leurs administrés, n’ont pas pu encore mesurer ce que leur a coûté le passage rapide de cet homme. Mais qu’importe ? Les naufrageurs n’écrivent leur nom que sur l’eau.

La formule pour renverser le monde, nous ne l’avons pas cherchée dans les livres, mais en errant. C’était une dérive à grandes journées, où rien ne ressemblait à la veille; et qui ne s’arrêtait jamais. Surprenantes rencontres, obstacles remarquables, grandioses trahisons enchantement périlleux, rien ne manqua dans cette poursuite d’un autre Graal néfaste, dont personne n’avait voulu. Et même, un jour malheureux, le plus beau joueur parmi nous se perdit dans les forêts de la folie. Il n’y a pas de folie plus grande que l’organisation présente de la vie.

01:05:30

Ainsi fut tracé le programme le mieux fait pour frapper d’une suspicion complète l’ensemble de la vie sociale: classes et spécialisations, travail et divertissement, marchandise et urbanisme, idéologie et État, nous avons démontré que tout était à jeter. Et un tel programme ne contenait nulle autre promesse que celle d’une autonomie sans frein et sans règles. Ces perspectives sont aujourd’hui entrées dans les mœurs, et partout l’on combat pour ou contre elles. Mais alors elles eussent certainement paru chimériques, si la conduite du capitalisme moderne n’avait pas été plus chimérique encore.

Il existait bien alors quelques individus pour demeurer d’accord, avec plus ou moins de conséquence, sur l’une ou l’autre de ces critiques, mais pour les reconnaître toutes, il n’y avait personne: et d’autant moins pour savoir les formuler, et les mettre au jour. C’est pourquoi aucune autre tentative révolutionnaire de cette période n’a eu la moindre influence sur la transformation du monde. Nos agitateurs ont fait passer partout des idées avec lesquelles une société de classes ne peut pas vivre. Les intellectuels au service du système, d’ailleurs encore plus visiblement en déclin que lui, essaient aujourd’hui de manier ces poisons pour trouver des antidotes; et ils n’y réussiront pas. Ils avaient fait auparavant les plus grands efforts pour les ignorer, mais aussi vainement : tant est grande la force de la parole dite en son temps.