Article épinglé

mercredi 10 septembre 2025

Mode d'emploi du détournement (Guy Debord, Gil J Wolman, 1956)



Les Lèvres Nues,  n°8 
Mai 1956
 [Nota Bene : Le texte original ne comporte aucune image. L'image finale est celle de la couverture de la revue.]
Tous les esprits un peu avertis de notre temps s'accordent sur cette évidence qu'il est devenu impossible à l'art de se soutenir comme activité supérieure, ou même comme activité de compensation à laquelle on puisse honorablement s'adonner. La cause de ce dépérissement est visiblement l'apparition de forces productives qui nécessitent d'autres rapports de production et une nouvelle pratique de la vie. Dans la phase de guerre civile où nous nous trouvons engagés, et en liaison étroite avec l'orientation que nous découvrirons pour certaines activités supérieures à venir, nous pouvons considérer que tous les moyens d'expression connus vont confluer dans un mouvement général de propagande qui doit embrasser tous les aspects, en perpétuelle interaction, de la réalité sociale
Sur les formes et la nature même d'une propagande éducative, plusieurs opinions s'affrontent, généralement inspirées par les diverses politiques réformistes actuellement en vogue. Qu'il nous suffise de déclarer que, pour nous, sur le plan culturel comme sur le plan strictement politique, les prémisses de la révolution ne sont pas seulement mûres, elles ont commencé à pourrir. Non seulement le retour en arrière, mais la poursuite des objectifs culturels "actuels", parce qu'ils dépendent en réalité des formations idéologiques d'une société passée qui a prolongé son agonie jusqu'à ce jour, ne peuvent avoir d'efficacité que réactionnaire. L'innovation extrémiste a seule une justification historique.
Dans son ensemble, l'héritage littéraire et artistique de l'humanité doit être utilisé à des fins de propagande partisane. Il s'agit, bien entendu, de passer au-delà de toute idée de scandale. La négation de la conception bourgeoise du génie et de l'art ayant largement fait son temps, les moustaches de la Joconde ne présentent aucun caractère plus intéressant que la première version de cette peinture. Il faut maintenant suivre ce processus jusqu'à la négation de la négation. Bertold Brecht révélant, dans une interview accordée récemment à l'hebdomadaire "France-Observateur", qu'il opérait des coupures dans les classiques du théâtre pour en rendre la représentation plus heureusement éducative, est bien plus proche que Duchamp de la conséquence révolutionnaire que nous réclamons. Encore faut-il noter que, dans le cas de Brecht, ces utiles interventions sont tenues dans d'étroites limites par un respect malvenu de la culture, telle que la définit la classe dominante : ce même respect enseigné dans les écoles primaires de la bourgeoisie et dans les journaux des partis ouvriers, qui conduit les municipalités les plus rouges de la banlieue parisienne à réclamer toujours "le Cid" aux tournées du T.N.P., de préférence à "Mère Courage".
A vrai dire, il faut en finir avec toute notion de propriété personnelle en cette matière. Le surgissement d'autres nécessités rend caduques les réalisations "géniales" précédentes. Elles deviennent des obstacles, de redoutables habitudes. La question n'est pas de savoir si nous sommes ou non portés à les aimer. Nous devons passer outre.
Tous les éléments, pris n'importe où, peuvent faire l'objet de rapprochements nouveaux. Les découvertes de la poésie moderne sur la structure analogique de l'image démontrent qu'entre deux éléments, d'origines aussi étrangères qu'il est possible, un rapport s'établit toujours. S'en tenir au cadre d'un arrangement personnel des mots ne relève que de la convention. L'interférence de deux mondes sentimentaux, la mise en présence de deux expressions indépendantes, dépassent leurs éléments primitifs pour donner une organisation synthétique d'une efficacité supérieure. Tout peut servir.
Il va de soi que l'on peut non seulement corriger une oeuvre ou intégrer divers fragments d'oeuvres périmées dans une nouvelle, mais encore changer le sens de ces fragments et truquer de toutes les manières que l'on jugera bonnes ce que les imbéciles s'obstinent à nommer des citations. De tels procédés parodiques ont été souvent employés pour obtenir des effets comiques. Mais le comique met en scène une contradiction à un état donné, posé comme existant. En la circonstance, l'état de choses littéraire nous paraissant presque aussi étranger que l'âge du renne, la contradiction ne nous fait pas rire. Il faut donc concevoir un stade parodique-sérieux où l'accumulation d'éléments détournés, loin de vouloir susciter l'indignation ou le rire en se référant à la notion d'une oeuvre originale, mais marquant au contraire notre indifférence pour un original vidé de sens et oublié, s'emploierait à rendre un certain sublime.
On sait que Lautréamont s'est avancé si loin dans cette voie qu'il se trouve encore partiellement incompris par ses admirateurs les plus affichés. Malgré l'évidence du procédé appliqué dans "Poésies", particulièrement sur la base de la morale de Pascal et Vauvenargues, au langage théorique - dans lequel Lautréamont veut faire aboutir les raisonnements, par concentrations successives, à la seule maxime - on s'est étonné des révélations d'un nommé Viroux, voici trois ou quatre ans, qui empêchaient désormais les plus bornés de ne pas reconnaître dans "les Chants de Maldoror" un vaste détournement, de Buffon et d'ouvrages d'histoire naturelle entre autres. Que les prosateurs du "Figaro", comme ce Viroux lui-même, aient pu y voir une occasion de diminuer Lautréamont, et que d'autres aient cru devoir le défendre en faisant l'éloge de son insolence, voilà qui ne témoigne que de la débilité intellectuelle de vieillards des deux camps, en lutte courtoise. Un mot d'ordre comme "le Plagiat est nécessaire, le progrès l'implique" est encore aussi mal compris, et pour les mêmes raisons, que la phrase fameuse sur la poésie qui "doit être faite par tous".
L'oeuvre de Lautréamont - que son apparition extrêmement prématurée fait encore échapper en grande partie à une critique exacte - mis à part, les tendances au détournement que peut reconnaître une étude de l'expression contemporaine sont pour la plupart inconscientes ou occasionnelles; et, plus que dans la production esthétique finissante, c'est dans l'industrie publicitaire qu'il faudra en chercher les plus beaux exemples.
On peut d'abord définir deux catégories principales pour tous les éléments détournés, eet sans discerner si leur mise en présence s'accompagne ou non de corrections introduites dans les originaux. Ce sont les détournements mineurs, et les détournements abusifs.
Le détournement mineur est le détournement d'un élément qui n'a pas d'importance propre et qui tire donc tout son sens de la mise en présence qu'on lui fait subir. Ainsi des coupures de presse, une phrase neutre, la photographie d'un sujet quelconque.
Le détournement abusif, dit aussi détournement de proposition prémonitoire, est au contraire celui dont un élément significatif en soi fait l'objet; élément qui tirera du nouveau rapprochement une portée différente. Un slogan de Saint-Just, une séquence d'Eisenstein par exemple.
Les oeuvres détournées d'une certaine envergure se trouveront donc le plus souvent constituées par une ou plusieurs séries de détournements abusifs-mineurs.
Plusieurs lois sur l'emploi du détournement se peuvent dès à présent établir. C'est l'élément détourné le plus lointain qui concourt le plus vivement à l'impression d'ensemble, et non les éléments qui déterminent directement la nature de cette impression. Ainsi dans une métagraphie relative à la guerre d'Espagne la phrase au sens le plus nettement révolutionnaire est cette réclame incomplète d'une marque de rouge à lèvres : "les jolies lèvres ont du rouge". Dans une autre métagraphie ("Mort de J.H.") cent vingt-cinq petites annonces sur la vente de débits de boissons traduisent un suicide plus visiblement que les articles de journaux qui le relatent.
Les déformations introduites dans les éléments détournés doivent tendre à se simplifier à l'extrême, la principale force d'un détournement étant fonction directe de sa reconnaissance, consciente ou trouble, par la mémoire. C'est bien connu. Notons seulement aussi cette utilisation de la mémoire implique un choix du public préalable à l'usage du détournement, ceci n'est qu'un cas particulier d'une loi générale qui régit aussi bien le détournement que tout autre mode d'action sur le monde. L'idée d'expression dans l'absolu est morte, et il ne survit momentanément qu'une singerie de cette pratique, tant que nos autres ennemis survivent.
Le détournement est d'autant moins opérant qu'il s'approche d'une réplique rationnelle. C'est le cas d'un assez grand nombre de maximes retouchées par Lautréamont. Plus le caractère rationnel de la réplique est apparent, plus elle se confond avec le banal esprit de répartie, pour lequel il s'agit également de faire servir les paroles de l'adversaire contre lui. Ceci n'est naturellement pas limité au langage parlé. C'est dans cet ordre d'idées que nous eûmes à débattre le projet de quelques-uns de nos camarades visant à détourner une affiche antisoviétique de l'organisation fasciste "Paix et Liberté" - qui proclamait, avec vues de drapeaux occidentaux emmêlés, "l'union fait la force" - en y ajoutant la phrase "et les coalitions font la guerre".
Le détournement par simple retournement est toujours le plus immédiat et le moins efficace. Ce qui ne signifie pas qu'il ne puisse avoir un aspect progressif. Par exemple cette appellation pour une statue et un homme : "le Tigre dit Clemenceau". De même la messe noire oppose á la construction d'une ambiance qui se fonde sur une métaphysique donnée, une construction d'ambiance dans le même cadre, en renversant les valeurs, conservées, de cette métaphysique.
Des quatre lois qui viennent d'être énoncées, la première est essentielle et s'applique universellement. Les trois autres ne valent pratiquement que pour des éléments abusifs détournés. Les premières conséquences apparentes d'une génération du détournement, outre les pouvoirs intrinsèques de propagande qu'il détient, seront la réappropriation d'une foule de mauvais livres; la participation massive d'écrivains ignorés; la différenciation toujours plus poussée des phrases ou des oeuvres plastiques qui se trouveront être à la mode; et surtout une facilité de la production dépassant de très loin, par la quantité, la variété et la qualité, l'écriture automatique d'ennuyeuse mémoire.
Non seulement le détournement conduit à la découverte de nouveaux aspects du talent, mais encore, se heurtant de front à toutes les conventions mondaines et juridiques, il ne peut manquer d'apparaître un puissant instrument culturel au service d'une lutte de classes bien comprise. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie avec laquelle on bat en brèche toutes les murailles de Chine de l'intelligence. Voici un réel moyen d'enseignement artistique prolétarien, la première ébauche d'un communisme littéraire.
Les propositions et les réalisations sur le terrain du détournement se multiplient à volonté. Limitons nous pour le moment à montrer quelques possibilités concrètes à partir des divers secteurs actuels de la communication, étant bien entendu que ces divisions n'ont de valeur qu'en fonction des techniques d'aujourd'hui, et tendent toutes à disparaître au profit de synthèses supérieures, avec les progrès de ces techniques.
Outre les diverses utilisations immédiates des phrases détournées dans les affiches, le disque ou l'émission radiophonique, les deux principales applications de la prose détournée sont l'écriture métagraphique et, dans une moindre mesure, le cadre romanesque habilement perverti.
Le détournement d'une oeuvre romanesque complète est une entreprise d'un assez mince avenir, mais qui pourrait se révéler opérante dans la phase de transition. Un tel détournement gagne à s'accompagner d'illustrations en rapports non-explicites avec le texte. Malgré les difficultés que nous ne nous dissimulons pas, nous croyons qu'il est possible de parvenir à un instructif détournement psychogéographique du "Consuelo" de George Sand, qui pourrait être relancé, ainsi maquillé, sur le marché littéraire, dissimulé sous un titre anodin comme "Grande Banlieue", ou lui-même détourné comme "La Patrouille Perdue" (il serait bon de réinvestir de la sorte beaucoup de titres de films dont on ne peut plus rien tirer d'autre, faute de s'être emparé des vieilles copies avant leur destruction, ou de celles qui continuent d'abrutir la jeunesse dans les cinémathèques).
L'écriture métagraphique, aussi arriéré que soit par ailleurs le cadre plastique où elle se situe matériellement, présente un plus riche débouché à la prose détournée, comme aux autres objets ou images qui conviennent. On peut en juger par le projet, datant de 1951 et abandonné faute de moyens financiers suffisants, qui envisageait l'arrangement d'un billard électrique de telle sorte que les jeux de ses lumières et le parcours plus ou moins prévisible de ses billes servissent à une interprétation métagraphique-spaciale qui s'intitulerait "des sensations thermiques et des désirs des gens qui passent devant les grilles du musée de Cluny, une heure environ après le coucher du soleil en novembre". Depuis, bien sûr, nous savons qu'un travail situationniste-analytique ne peut progresser scientifiquement par de telles voies. Les moyens cependant restent bons pour des buts moins ambitieux.
C'est évidemment dans le cadre cinématographique que le détournement peut atteindre à sa plus grande efficacité, et sans doute, pour ceux que la chose préoccupe, à sa plus grande beauté. Les pouvoirs du cinéma sont si étendus, et l'absence de coordination de ces pouvoirs si flagrante, que presque tous les films qui dépassent la misérable moyenne peuvent alimenter des polémiques infinies entre divers spectateurs ou critiques professionnels. Ajoutons que seul le conformisme de ces gens les empêche de trouver des charmes aussi prenants et des défauts aussi criants dans les films de dernière catégorie. Pour dissiper un peu cette risible confusion des valeurs, disons que "Naissance d'une Nation", de Griffith, est un des films les plus importants de l'histoire du cinéma par la masse des apports nouveaux qu'il représente. D'autre part, c'est un film raciste : il ne mérite donc absolument pas d'être projeté sous sa forme actuelle. Mais son interdiction pure et simple pourrait passer pour regrettable dans le domaine, secondaire mais susceptible d'un meilleur usage, du cinéma. Il vaut bien mieux le détourner dans son ensemble, sans même qu'il soit besoin de toucher au montage, à l'aide d'une bande sonore qui en ferait une puissante dénonciation des horreurs de la guerre impérialiste et des activités du Klu Klux Klan qui, comme on sait, se poursuivent à l'heure actuelle aux Etats-Unis.
Un tel détournement, bien modéré, n'est somme toute que l'équivalent moral des restaurations des peintures anciennes dans les musées. Mais la plupart des films ne méritent que d'être démembrés pour composer d'autres oeuvres. Evidemment, cette reconversion de séquences préexistantes n'ira pas sans le concours d'autres éléments : musicaux ou picturaux, aussi bien qu'historiques. Alors que jusqu'à présent tout truquage de l'histoire, au cinéma, s'aligne plus ou moins sur le type de bouffonnerie des reconstitutions de Guitry, on peut faire dire à Robespierre, avant son exécution : "malgré tant d'épreuves, mon expérience et la grandeur de ma tâche me font juger que tout est bien".
Si la tragédie grecque, opportunément rajeunie, nous sert en cette occasion à exalter Robespierre, que l'on imagine en retour une séquence du genre néo-réaliste, devant le zinc, par exemple, d'un bar de routiers - un des camionneurs disant sérieusement à un autre : "la morale était dans les livres des philosophes, nous l'avons mise dans le gouvernement des nations". On voit ce que cette rencontre ajoute en rayonnement à la pensée de Maximilien, à celle d'une dictature du prolétariat.
La lumière du détournement se propage en ligne droite. Dans la mesure où la nouvelle architecture semble devoir commencer par un stade expérimental baroque, le complexe architectural - que nous concevons comme la construction d'un milieu ambiant dynamique en liaison avec des styles de comportement - utilisera vraisemblablement le détournement des formes architecturales connues, et en tout cas tirera parti, plastiquement et émotionnellement, de toutes sortes d'objets détournés : des grues ou des échafaudages métalliques savamment disposés prenant avantageusement la relève d'une tradition sculpturale défunte. Ceci n'est choquant que pour les pires fanatiques du jardin à la française. On se souvient que, sur ses vieux jours, d'Annunzio, cette pourriture fascisante, possédait dans son parc la proue d'un torpilleur. Ses motifs patriotiques ignorés, ce monument ne peut qu'apparaître plaisant.
En étendant le détournement jusqu'aux réalisations de l'urbanisme, il ne serait sans doute indifférent à personne que l'on reconstituât minutieusement dans une ville tout un quartier d'une autre. L'existence, qui ne sera jamais trop déroutante, s'en verrait réellement embellie.
Les titres mêmes, comme on l'a déjà vu, sont un élément radical du détournement. Ce fait découle de deux constatations générales qui sont, d'une part, que tous les titres sont interchangeables, et d'autre part qu'ils ont une importance déterminante dans plusieurs disciplines. Tous les romans policiers de la "série noire" se ressemblent intensément, et le seul effort de renouvellement portant sur le titre suffit à leur conserver un public considérable. Dans la musique, un titre exerce toujours une grande influence, et rien ne justifie vraiment son choix. Il ne serait donc pas mauvais d'apporter une ultime correction au titre de la "Symphonie héroïque" en en faisant, par exemple, une "Symphonie Lénine".
Le titre contribue fortement à détourner l'oeuvre, mais une réaction de l'oeuvre sur le titre est inévitable. De sorte que l'on peut faire un usage étendu de titres précis empruntés à des publications scientifiques ("Biologie littorale des mers tempérées") ou militaires ("Combats de nuit des petites unités d'infanterie") ; et même de beaucoup de phrases relevées dans les illustrés enfantins ("De merveilleux paysages s'offrent à la vue des navigateurs").
Pour finir, il nous faut citer brièvement quelques aspects de ce que nous nommerons l'ultradétournement, c'est-à-dire les tendances du détournement à s'appliquer dans la vie sociale quotidienne. Les gestes et les mots peuvent être chargés d'autres sens, et l'ont été constamment à travers l'histoire, pour des raisons pratiques. Les sociétés secrètes de l'ancienne Chine disposaient d'un grand raffinement de signes de reconnaissance, englobant la plupart des attitudes mondaines (manière de disposer des tasses ; de boire ; citations de poèmes arrêtées à des moments convenus).
Le besoin d'une langue secrète, de mots de passe, est inséparable d'une tendance au jeu. L'idée limite est que n'importe quel signe, n'importe quel vocable, est susceptible d'être converti en autre chose, voire en son contraire. Les insurgés royalistes de la Vendée, parce qu'affublés de l'immonde effigie du coeur de Jésus, s'appelaient l'Armée Rouge. Dans le domaine pourtant limité de la politique, cette expression a été complètement détournée en un siècle.
Outre le langage, il est possible de détourner par la même méthode le vêtement, avec toute l'importance affective qu'il recèle. Là aussi, nous trouvons la notion de déguisement en liaison étroite avec le jeu. Enfin, quand on en arrive à construire des situations, but final de toute notre activité, il sera loisible à tout un chacun de détourner des situations entières en en changeant délibérément telle ou telle condition déterminante.
Les procédés que nous avons sommairement traités ici ne sont pas présentés comme une intention qui nous serait propre, mais au contraire comme une pratique assez communément répandue que nous nous proposons de systématiser.
La théorie du détournement par elle-même ne nous intéresse guère. Mais nous la trouvons liée à presque tous les aspects constructifs de la période de transition présituationniste. Son enrichissement, par la pratique, apparaît donc comme nécessaire.

Nous remettons à plus tard le développement de ces thèses.

GUY-ERNEST DEBORD et GIL J WOLMAN


 

Rue Galande, par Jean-Michel Mension

 

Fin des années 1950

EXTRAIT DE LA TRIBU

Vous étiez les seuls Français à fréquenter cette rue et ces bistrots ?
Les seuls. Il y avait celle-là et la rue Galande, qui était moins complètement arabe, un petit peu mélangée, mais avec deux ou trois bistrots strictement arabes. Nous, on était l’exception. De participer à la vie des Maghrébins c’était une façon très claire de prendre parti contre la bourgeoisie, contre les cons, contre les Français. Maintenant c’est peut-être difficile de ressentir la question coloniale comme on la ressentait à l’époque, c’était politique et en même temps viscéral… et puis il y avait quand même la tradition surréaliste, le grand discours contre le colonialisme… C’était un truc élémentaire et tout le monde était dans cette attitude-là, même les gars qui n’avaient jamais fait de politique.

Mitin CNT en San Sebastián de los Reyes, 27 de marzo de 1977

 

FICHA TÉCNICA 
 
Título: Furia libertaria – Mitin CNT San Sebastian de los Reyes. Marzo de 1977 
Duración: 18 minutos 
Dirección: Antonio Artero 
Dirección de montaje y posproducción: Pablo Nacarino 
Diseño postproducción: Roberto Butragueño 
◾Montaje: Natalia Castellanos Mezclas de sonido: Roberto Fernández Música: Juan Manuel Artero Operador de cámara, plaza vacía: Daniel Sosa Créditos y corte de negativo: Manuel Primoi Hinchado a 35 mm: Juan Mariné y Concha Figueras 
◾Texto introductorio: Manuel Revuelta 
◾También han colaborado: Familia Artero, Ismael González, KINOVA, Filmoteca Nacional, Filmoteca de Extremadura, ELAMEDIA S.L. y numerosos compañeros de la Confederación Nacional del Trabajo (CNT). 
◾Diseño Crátula: Javier Cortés 
 
Este documental supone la recuperación de las imágenes del histórico mitin de la CNT en San Sebastián de los Reyes, primer mitin multitudinario1 de un sindicato tras la muerte del dictador y cuando todavía no estaban legalizadas las organizaciones sindicales. Juan Gómez Casas, Secretario General en esa época, explica que … a las 12 de la mañana ruedo y graderío ya estaban abarrotados, ofreciendo un espectáculo impresionante que los documentos fotográficos han legado a la posteridad. Se congregaron unas 30.000 personas para oir la voz de la CNT. El espectáculo era indescriptible: cientos de banderas, los himnos de la Organización, un gran clamor, los primeros gritos que luego ya oiríamos en millones de reuniones y manifestaciones.
 
El periódico La Vanguardia de ese mismo día (29 de marzo de 1977), que publica la noticia del multitudinario acontecimiento, informa del “primer mitin tras cuarenta años” y que más de 20.000 personas. Como anécdota describe el ambiente reinante incluso en el exterior de la plaza de toros, donde se “habían colocado numerosos tenderetes en los que se vendía prensa, libros, posters y emblemas. Uno de ellos, «El tiro al líder» despertó la curiosidad de todos: por quince pesetas cualquiera podía tirar una pelotita a la cabeza de unos muñecos que representaban a Santiago Carrillo, Fraga y Federica Montseny.” 
 
Para la realización del documental, los compañeros y compañeras del Taller de Imagen y Contrainformación de CNT trabajaron con el material rodado en su día por el equipo del director Antonio Artero, que no pudo terminar esta película. Con la dirección de montaje de Pablo Nacarino y apoyado por Juan Mariné (que grabó el entierro de Durruti y continúa con el mismo entusiasmo a sus noventa y tantos años) ha construido con las imágenes de Artero y el sonido de los intervinientes esta obra que muestra la fuerza con la que renace la CNT en la segunda mitad de los años 70, elaborando así un documento de relevancia histórica no sólo para la militancia confederal sino también para el conjunto del movimiento obrero.


Roger Langlais, pour mémoire

SOURCE: https://acontretemps.org/spip.php?article682
Article mis en ligne le 24 décembre 2018 par Freddy Gomez

■ Roger Langlais (1941-2018), solitaire et fraternel, était de cette sorte d’homme qu’on pourrait qualifier de généreux discret. Si discret qu’on ignore encore des pans entiers de son œuvre, picturale notamment. Si discret que chacune de ses manifestations de présence venait à l’improviste, à la dérobade, subrepticement. Il fut un abonné attentif d’À contretemps qui nous fit parfois savoir que sa lecture lui réservait quelques plaisirs. C’était assez pour nous, car nous savions l’homme doté d’une érudition aussi fine que discrète et, de ce fait même, capable d’apprécier à sa juste valeur la perspective critique dans laquelle nous prétendions nous situer. Il arriva même qu’il nous prodiguât des conseils, qu’il nous servît de passeur, qu’il nous offrît des illustrations. Sur le seuil, toujours à sa manière, il était des nôtres, de notre famille d’ombres.

Nous fûmes quelques-uns, le 14 septembre dernier, à nous retrouver au Cimetière parisien de Saint-Ouen pour un dernier salut à Roger. La cérémonie fut discrète, aussi discrète qu’il l’eût souhaité, pourfendeur du « culte de la charogne ». Il faut avoir, pour les amis disparus, le sens de l’hommage. Les deux témoignages qui suivent y prétendent. Notre amitié à Fatia, sa compagne, et à Florian, son fils.– À contretemps.

Hommage à l’en-dehors

Quand un ami disparaît, à la peine s’ajoutent souvent les regrets de n’avoir pas su ou pu réaliser, par trop d’affairement sans doute, par négligence un peu, des projets que le temps aura irrémédiablement engloutis dans le puits sans fond des illusions perdues. Concernant Roger Langlais, mon plus grand regret sera de ne pas avoir donné suite à un entretien pour lequel Monica Gruszka et moi-même l’avions sollicité en 2001 et auquel il semblait disposé à se prêter. Au point de nous adresser, dans le prolongement de cette rencontre, quelques pièces d’archives et des repères chronologiques devant, écrivait-il, « “nous“ servir peut-être ». Ils ne servirent pas, mais ils font trace, ici même, dans cette évocation de « Rojelio », comme il signait les lettres qu’il m’adressait.

Roger fut depuis ses origines, un fidèle et attentif abonné d’À contretemps en version papier. Malgré nos sollicitations, il n’y écrivit pas, mais il lui arriva, parfois, de s’improviser conseiller « littéraire », de nous ouvrir des pistes, de nous offrir des illustrations et même de nous mettre en relation avec de précieux collaborateurs, comme Alain Segura, qui devint un ami. Lorsque, en 2014, décision fut prise de renoncer à la version papier d’À contretemps, trop absorbante pour nos faibles forces, pour consacrer nos efforts, dès l’année suivante – dans une perspective renouvelée et moins strictement bibliographique, pourrait-on dire –, au site du même nom, Roger continua de nous suivre, en nous prodiguant ça et là approbations ou critiques, selon ses humeurs et convictions.

J’ai connu Roger au mitan des années 1980. Il exerçait alors la fonction de correcteur. Un peu en franc-tireur. Adhérent du syndicat, il se situait dans cette mouvance anarchiste nettement anti-syndicaliste, mais qui voyait au moins un avantage au fait d’appartenir à cette fraternelle confrérie disposant du contrôle de l’embauche en presse parisienne : une manière de vivre, à bon tarif et sans aliéner trop de son temps à la tâche salariée. Après avoir exercé ses talents au Matin de Paris, il se retrouva à L’Humanité, ce qui, convenons-en, dut avoir quelque chose de jouissif pour cet iconoclaste qui, quelques années plus tôt, avait concocté, pour le premier numéro de L’Assommoir [1], dont il était directeur de publication, un fort dossier sur « La France stalinienne », orné en couverture d’un portrait choc du « petit père des peuples » à moustache tricolore.

Sans tonitruance – plutôt le contraire, on lui aurait donné quitus de sa réserve –, Roger était fait du bois qui étaye la passion du négatif. Cultivé jusqu’à l’invraisemblable, cet ancien bouquiniste accordait patience à ses intuitions et conscience à ses refus. Il avait plusieurs cordes à son arc, qu’il savait tendre à l’extrême pour décocher ses flèches. On l’aurait dit sorti d’un brûlot de l’anarchie « fin de siècle » passé des mains des surréalistes à celles des situationnistes. C’est ainsi que Roger, passionné de Libertad et ami d’Ivan Chtcheglov, fut aussi l’inspirateur de la superbe « une » du Monde libertaire de novembre 1966 – n° 126 – où un faire-part annonçait : « André Breton est mort. Aragon est vivant… C’est un double malheur pour la pensée honnête. »

En amont, il avait été membre du groupe Spartacus [2], où il fit, en principe, ses premières armes polémiques. De 1961 à 1963, sous la houlette de G. Munis et animé dans un premier temps par Louis Janover et Bernard Pécheur, le groupe, en solo ou en coproduction, s’illustra en effet dans la rédaction de tracts au ton généralement incendiaire [3]. De courte durée, l’expérience se prolongea, après autodissolution de Spartacus en mai 1963, par l’édition de deux tracts, réalisés par les seuls Roger Langlais et Bernard Pécheur : « Refus d’obéir » (14 juillet 1963) et « Un cadavre ne fait pas le printemps » (juillet 1964).

Quatre ans plus tard, au début de 1968, il récidiva, avec Guy Bodson et Bernard Pécheur, en créant le groupe « Pour une critique révolutionnaire » dont la production fut vaste, cinq années durant, en brochures, textes, correspondances, tracts, affiches sérigraphiées [4] et typographiques, fac-similés, papillons, journaux sérigraphiés, détournements de journaux (bulletin de la Compagnie internationale pour l’informatique [CII], Rouge, Vive la révolution) et de comics. En 1971, le groupe comptait une vingtaine de membres à Paris, dans les Hauts-de-Seine et dans le Val-de-Marne.

En 1976, il choisit et présenta, pour les Éditions Galilée, des écrits d’Albert Libertad, édités sous le titre Le Culte de la charogne et autres textes [5] et, selon le même principe, d’Émile Pouget, réunis sous celui du Père Peinard. En 1977, ce fut chez Plasma – collection « Table rase » – qu’il édita, sous le titre Coup pour coup, des textes d’Émile Henry et réédita, dans la même collection, Hurrah !!! ou la Révolution par les Cosaques d’Ernest Cœurderoy. Dirigé par le regretté Pierre Drachline, qui fut son ami, Plasma lui offrit, de surcroît, la possibilité de travailler, avec Marcel Mariën, en 1978, à une édition, en fac-similé, des douze numéros de la revue surréaliste belge Les Lèvres nues (1954-1958) et de réaliser, avec son complice Bernard Pécheur, les deux premiers numéros de l’époustouflante revue L’Assommoir, déjà évoquée.

On pourrait s’en tenir là… Après tout, c’est déjà bien pour une vie d’en-dehors entêté à fuir la lumière. Dans son cas, pourtant, il ne saurait être dit qu’il ne restera du temps traversé que les traces, tangibles, qu’il y aura laissées. Ce serait manquer au principe d’affinité. Il y avait, chez cet anarchiste radicalement existentiel, une double disposition – qui est rare – pour l’excès et pour la retenue. C’est ainsi, du moins, que j’ai perçu Roger, et c’est pourquoi j’aimais à le fréquenter. On gagne toujours à côtoyer des êtres qui s’apprécient jusque dans leurs différences, toujours affirmées. Pour le moins une pleine estime réciproque, qui fait une base sûre pour l’amitié. Dans ce monde étrange qui se détruit sans cesse, il s’agit de se reconnaître encore comme éléments connivents.

Freddy GOMEZ

Un opposant à presque tout

Il est bien difficile d’évoquer un ami qui vient de disparaître, sans doute parce qu’un peu de soi-même s’emporte avec lui. Je revois Roger, l’ami Roger Langlais, assis sur le muret à côté de ses boîtes de bouquiniste, son mégot de Gitane maïs coincé aux lèvres, les jambes croisées, les pieds ballants, et cet air mi-amusé, mi-méfiant à me considérer. Amusé, parce que ma visite dominicale était plus que prévisible, méfiant parce que l’actualité fournissait toujours une occasion d’échanger nos points de vue, parfois divergents. Je revois son œil en alerte, son profil légèrement tendu. C’était il y a des années, mais ces années n’ont pas la valeur que le temps leur accorde. Roger avait acquis à ce poste une présence intemporelle.

Puis-je dire que je l’ai connu ? Je suis convaincu du contraire. Roger ne se livrait pas. Il pouvait dérouler une analyse et l’explorer dans tous ses recoins, sans y mêler des observations personnelles, encore moins intimes. Il savait exposer une forme précise d’objectivité, qui exprimait ce qu’il pensait, à laquelle il n’y avait rien à ajouter, et parfois aussi rien à redire.

Des années avant Mai 68, il avait chevauché le monde de l’art et de la poésie. Ses connaissances étaient exceptionnelles dans des genres littéraires considérés comme mineurs. Mais il faut poser mieux son personnage. Roger était le Parisien que le Moyen Âge a suscité dans les universités de la Montagne-Sainte-Geneviève. Il était aussi le « petit romantique » des années 1830, mais indifférent à toute forme de reconnaissance dont il n’aurait pas su ni voulu s’accommoder.

Le sens du négatif à l’œuvre dans la société le travaillait, il était un opposant à presque tout, calmement mais résolument, avec cet air d’indifférence que les anarchistes affichent en tirant sur leur pipe. Anarchiste, Roger l’était noblement, c’est-à-dire avec hauteur et dégagement. Aucun propos militant n’est jamais sorti de sa bouche.

C’est son rapport aux livres et à l’écriture qui m’avait lié à lui. Mais sa palette d’expression était vaste. Graveur, peintre, dessinateur, il abritait tous les talents qu’un inspiré réunit en sa demeure.

Sa silhouette, pour moi, est à jamais inscrite sur un fond de ciel de Paris.

Alain SEGURA