Sophie Bessis
Historienne spécialiste des relations Nord-Sud.
Autrice de « La civilisation judéo-chrétienne. Anatomie d’une imposture »
(Les Liens qui libèrent, 2025)
La référence régulière en Europe à une
« civilisation judéo-chrétienne » est-elle fondée historiquement ? Pour
l’historienne Sophie Bessis, l’insistance sur cette notion sert souvent à
occulter près de deux millénaires d’antisémitisme, mais aussi à
occulter l’apport de l’islam, aussi structurant pour l’Europe.
Toute civilisation, et l’Europe ne fait pas exception à cette règle,
est le fruit de subtils mélanges entre cultures, de rencontres
pacifiques ou conflictuelles qui se sont effectuées au cours de la
longue histoire, de strates qui se superposent dans la durée pour
arriver au présent qui nous constitue. C’est donc la multiplicité des
racines qu’il convient d’inventorier pour tenter de définir ce que
serait une civilisation européenne.
Il est en effet difficile d’employer le singulier à ce sujet dans la
mesure où, de son Occident à son Orient, « ce petit appendice de
l’Asie » a subi des influences diverses. Dans les Balkans, l’empreinte
de Byzance puis de la longue occupation ottomane ont modelé entre autres
l’architecture et les traditions culinaires, sans parler de l’orthodoxie
qui différencie cette région des parties catholiques ou protestantes du
continent. Il y a l’Europe de la latinité et celle de l’hellénisme,
celle de la germanité et celle de la Méditerranée.
Supposons cependant qu’il existe une Europe se
définissant par un fonds culturel commun. Dans cette diversité de
trajectoires historiques et d’influences culturelles, peut-on donner une
place spécifique à ce que la doxa contemporaine appelle « les racines
judéo-chrétiennes » ? Encore faudrait-il que ce binôme ait quelque
pertinence. Or, il n’en a guère. Et il n’est pas innocent qu’après une
longue période durant laquelle tous les enseignements affirmaient que
l’Europe était gréco-latine, le tournant des années 1980 ait remplacé
cette appartenance par un improbable mariage entre judaïsme et
christianisme.
Quelles qu’en aient été les versions, les racines
chrétiennes de l’Europe sont incontestables et l’on employa à son sujet
pendant des siècles le terme de chrétienté. Les églises rythment les
paysages et l’entrée de bien des villages est annoncée par une croix qui
le protégerait. La profonde sécularisation de ce continent, malgré les
coups de boutoir d’un retour au religieux sous sa forme la plus
réactionnaire, ne saurait masquer la centralité du marqueur chrétien sur
sa civilisation.
Occulter l’antisémitisme
Le
judaïsme est une tout autre affaire. Certes, l’Europe est aussi fille
de la Bible dans la mesure où le christianisme est issu de la première
version du monothéisme abrahamique et où il a repris bien des mythes et
des référents du récit biblique. Mais cela ne suffit pas pour parler de
« judéo-chrétien ». Cet accouplement a ceci de gênant qu’il sert à
occulter près de deux millénaires d’antijudaïsme chrétien puis
d’antisémitisme moderne, lesquels ont également modelé – et avec quelle
force – l’habitus culturel européen.
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