SOURCE: Guy Debord, Œuvres, Quarto Gallimard, 2006, pp. 457-462.
Écrit au bas du manuscrit, resté inédit:
"Notes envoyées à Constant, sans doute vers le printemps 59".
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LA PSYCHOGÉOGRAPHIE est la part du jeu dans l’urbanisme actuel.
À travers cette appréhension ludique du milieu urbain,
nous développerons les perspectives de la construction
ininterrompue du futur. La psychogéographie est, si l’on veut,
une sorte de « science-fiction », mais
science-fiction d’un morceau de la vie immédiate, et dont
toutes les propositions sont destinées à une
application pratique, directement pour nous. Nous souhaitons donc que
des entreprises de science-fiction de cette nature mettent en
question tous les aspects de la vie, les placent dans un champ
expérimental (au contraire de la science-fiction
littéraire — ou du bavardage pseudo-philosophique qu’elle a
inspiré — qui, elle, est un saut, simplement imaginaire,
religieux, dans un avenir si inaccessible qu’il est
détaché de notre propre monde réel autant qu’a
pu l’être la notion de paradis. Je n’envisage pas ici les
côtés positifs de la science-fiction, par exemple comme
témoignage d’un monde en mouvement ultra-rapide.).
2
Comment peut-on distinguer la
psychogéographie des notions voisines, inséparables,
dans l’ensemble du jeu-sérieux situationniste ?
C’est-à-dire les notions de psychogéographie,
d’urbanisme unitaire et de dérive ?
Disons que l’urbanisme unitaire est
une théorie — en formation — sur la construction d’un
décor étendu. L’urbanisme unitaire a donc une existence
précise, en tant qu’hypothèse théorique
relativement vraie ou fausse (c’est-à-dire qui sera
jugée par une praxis).
La dérive est une forme de
comportement expérimental. Elle a aussi une existence
précise comme telle, puisque des expériences de
dérive ont été effectivement menées, et
ont été le style de vie dominant de quelques individus
pendant plusieurs semaines ou mois. En fait c’est l’expérience
de la dérive qui a introduit, formé, le terme de
psychogéographie. On peut dire que le minimum de
réalité du mot psychogéographique serait un qualificatif — arbitraire, d’un
vocabulaire technique, d’un argot de groupe — pour désigner
les aspects de la vie qui appartiennent spécifiquement
à un comportement de la dérive, daté et
explicable historiquement.
La réalité de la
psychogéographie elle-même, sa correspondance avec la
vérité pratique, est plus incertaine. C’est un des
points de vue de la réalité (précisément
des réalités nouvelles de la vie dans la civilisation
urbaine). Mais nous avons passé l’époque des points de
vue interprétatifs. La psychogéographie peut-elle se
constituer en discipline scientifique ? Ou plus
vraissemblablement en méthode objective
d’observation-transformation du milieu urbain ? Jusqu’à
ce que la psychogéographie soit dépassée par une
attitude expérimentale plus complexe — mieux adaptée —,
nous devons compter avec la formulation de cette hypothèse qui
tient une place nécessaire dans la dialectique
décor-comportement (qui tend à être un point
d’interférence méthodique entre l’urbanisme unitaire et
son emploi).
3
Considérée comme une
méthode provisoire dont nous nous servons, la
psychogéographie sera donc tout d’abord la reconnaissance d’un
domaine spécifique pour la réflexion et l’action, la
reconnaissance d’un ensemble
de problèmes ;
puis l’étude des conditions, des lois de cet ensemble ;
enfin des recettes opératoires pour son changement.
Ces
généralités s’appliquent aussi, par exemple,
à l’écologie humaine dont l’« ensemble de
problèmes » — le comportement d’une
collectivité dans son espace social — est en contact direct
avec les problèmes de la psychogéographie. Nous
envisageons donc les différences, les points de leur
distinction.
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L’écologie, qui se
préoccupe de l’habitat, veut faire sa place dans un contexte
urbain à un espace social pour les loisirs (ou parfois, plus
restrictivement, à un espace urbaniste-symbolique […]