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lundi 18 novembre 2024

Décoloniser nos discours : 10 choses à dire et à ne plus dire dans la lutte contre le langage orwellien

SOURCE: https://www.les-crises.fr/decoloniser-nos-discours-10-choses-a-dire-et-a-ne-plus-dire-dans-la-lutte-contre-le-langage-orwellien/

Voici dix choses à dire et à ne pas dire, avec des exemples et des citations de militants de la décolonisation.

Source: LA Progressive, Marcy Winograd
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Si nous voulons décoloniser la Palestine et toutes les terres que les États-Unis, Israël et les États clients occupent et génocident (oui, le verbe existe), nous devons décoloniser notre discours, notre vocabulaire, notre langage et la façon dont nous formulons les choses. Les mots peuvent non seulement faire évoluer notre propre pensée, mais aussi celle des gens autour de nous qui sont susceptibles de réfléchir à nos paroles longtemps après la fin d’une conversation, au point de remettre en question leurs présupposés antérieurs. Voici dix choses à dire et à ne pas dire, avec des exemples et des citations de défenseurs de la décolonisation et de la démilitarisation :

1. Il faut dire « budget militaire » ou « budget de guerre » ou « entrepreneurs militaires » ou « entrepreneurs de guerre » ou « marchands de mort » lorsque vous faites référence au budget de la « défense » et aux profiteurs de guerre.

L’expression « marchands de mort » remonte aux jours qui ont suivi la Première Guerre mondiale, lorsque la commission sénatoriale des munitions [commission créée à la suite d’informations largement répandues selon lesquelles les fabricants d’armements avaient indûment influencé la décision des États-Unis d’entrer en guerre en 1917, NdT] a procédé à 93 auditions, interrogeant 200 témoins, dont le banquier d’affaires J. P. Morgan Jr, au sujet de l’influence indue des profiteurs de guerre sur la décision d’entrer en guerre.

Sam Pizzigati écrit dans American Merchants of Death-Then and Now (Les marchands de mort américains d’hier et d’aujourd’hui) :

« Au milieu des années 1930, le monde nageait dans un océan d’armes de guerre, et les gens encore sous le choc de la Première Guerre mondiale – la « Grande Guerre » – voulaient en connaître la raison. À cette fin, aux États-Unis, les partisans de la paix « ont suivi la piste de l’argent » à cette fin. Ils se sont vite rendu compte que de nombreux magnats américains s’enrichissaient grâce à la préparation de la guerre. Ces « marchands de mort » – appellation très imagée de l’époque pour désigner les profiteurs de guerre – avaient tout intérêt à pérenniser la course à l’armement qui rend les guerres plus probables. Selon des millions d’Américains, l’Amérique devait faire en sorte que la guerre ne soit plus une source de profit.

Il ne faut pas dire « budget de la défense » ou « entrepreneurs de la défense » ou « Secrétaire à la défense ».

Le budget de près de mille milliards de dollars que le gouvernement américain consacre à l’armement – bombes de type bunker busters, avions d’attaque, missiles, ogives nucléaires – n’est pas à but défensif mais bien à but offensif. Les 750 bases militaires du Pentagone dans 80 pays, les exercices de guerre dans le Pacifique et les milliards de dollars de transferts d’armes à Israël suscitent une indignation mondiale qui compromet la sécurité des États-Unis. Les marchands d’armes qui profitent de cette barbarie ne passent pas de contrats pour nous défendre, mais pour tirer profit de la mort et de la destruction.

2. Il faut dire « résidents des États Unis, ou public des États Unis » lorsque vous parlez de gens aux Etats Unis, car cette référence est spécifique et ne présente alors pas les Etats Unis comme l’unique représentant des Amériques.

Il ne faut pas dire « Amérique » et « Américains » si on parle uniquement des États-Unis.

Les États-Unis ne sont qu’un seul des pays des Amériques et ils ne représentent pas plus qu’ils ne parlent au nom de toute l’Amérique : Nord, Centrale et Sud, qui compte 42 pays !

3. Il faut dire « colons-colonialistes » ou « colons-terroristes » ou « colons-pyromanes » ou « colonies terroristes » – quand on fait référence à ce qui est souvent décrit comme étant simplement des « colons » et des « colonies ». Au lieu du verbe « implanter », il faut envisager d’utiliser le verbe « spolier » ou l’expression « voler à des fins de colonisation ».

« Au cours des siècles, nos terres sacrées nous ont été volées à maintes reprises et régulièrement par les gouvernements et les populations des États-Unis et du Canada. » Leonard Peltier Prison Writings : My Life is My Sundance. [Écrits de prison : Ma vie est ma danse au soleil, en évoquant la danse du soleil, dans laquelle la douleur conduit à une réalité transcendante, Peltier explore sa souffrance et les enseignements qu’elle lui a apportés, NdT]

Il ne faut pas se contenter de dire « s’installer » ou « colons » ou « colonies » – tous ces termes semblent anodins, sont hors de contexte et laissent penser que des gens épris d’aventure se sont pris en main pour construire des maisons sur des terrains vacants et n’ont pas volés ces terres sous la menace des armes ou n’ont pas mis le feu aux maisons des gens pour voler leurs biens.

4. Il faut dire « génocide perpétré par Israël à Gaza » ou « guerre génocidaire contre (et non à) Gaza » plutôt que « conflit israélo-palestinien » parce qu’Israël bombarde sans relâche les civils palestiniens, détruisant les hôpitaux, les écoles et les centres de réfugiés, tout en instaurant un blocus de l’eau, de la nourriture et des médicaments afin d’imposer une famine systématique à l’encontre de 2,3 millions de personnes. L’assaut d’Israël contre Gaza répond aux critères de la Convention des Nations unies sur le génocide, qui définit le génocide ainsi : « La soumission intentionnelle d’un groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle. »

Exemple : La guerre génocidaire d’Israël contre les Palestiniens de Gaza – qui, avec ceux de Cisjordanie, de Jérusalem-Est et au sein d’Israël même, ont été enrôlés pour servir, à leur corps défendant, de personnification de l’ennemi historique d’Israël – a engendré une affliction et une douleur inimaginables. (Angela Davis : Standing with Palestinians, Hammer & Hope, printemps 2024).

Il faut utiliser « génocide » comme un verbe, même si le dictionnaire dit que c’est seulement un nom. Les verbes sont des mots forts, donc lorsqu’on transforme un nom en verbe ou qu’on le verbifie, on ajoute un sentiment d’immédiateté et d’urgence.

Il ne faut pas dire guerre Israël-Hamas parce qu’une guerre implique que les deux parties sont à égalité, avec les mêmes armes et le même pouvoir politique.

« Il ne s’agit pas d’un assaut. Ce n’est pas une invasion. Ce n’est même pas une guerre. C’est un génocide. » (Andrew Mitrovica. Chroniqueur d’Al Jazeera. 14 octobre 2023.)

De même, il ne faut pas parler de conflit israélo-palestinien pour évoquer l’occupation et le nettoyage ethnique de la Palestine par Israël. Le mot « conflit » suggère à tort que les parties sont égales, ce qui conduit souvent à dire « c’est trop compliqué » – une autre impasse dans la conversation.

Il faut également éviter les mots « campagne militaire » comme dans « Israël a lancé sa campagne militaire le 7 octobre, déclarant que son objectif était de détruire le Hamas ». (Il ne s’agit pas d’une campagne de porte-à-porte, de pétitions et de poignées de main, mais d’un assaut génocidaire contre 2,3 millions de Palestiniens, dont la plupart n’ont rien à voir avec l’attaque du Hamas contre Israël, mais qui sont néanmoins piégés dans un camp de concentration.

5. Il faut utiliser le mot « torture » lorsqu’il s’agit d’un crime qui répond aux critères de la Convention des Nations unies contre la torture, qui stipule : « La torture s’entend de tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, ou de la punir d’un acte qu’elle ou qu’une tierce personne a commis. »

Dans l’émission Democracy Now (27/08/24), Amy Goodman met en avant une enquête de Human Rights Watch sur les actes de tortures infligées par Israël aux prisonniers palestiniens dans les prisons israéliennes.

Un nouveau rapport de Human Rights Watch décrit en détail les terribles épreuves endurées par huit médecins, infirmières et auxiliaires médicaux récemment détenus dans des prisons israéliennes, où ils ont décrit avoir eu les yeux bandés, avoir été battus, avoir été maintenus dans des positions de stress forcé et avoir été menottés pendant de longues périodes. Ils ont également fait état de tortures, y compris de viols et d’abus sexuels, perpétrés par les forces israéliennes.

Il ne faut pas parler de « mesures coercitives » quand on parle des colonisateurs qui infligent à leurs prisonniers des tortures par simulacre de noyade, des amputations, la famine, des viols et d’autres horreurs.

6. Il faut utiliser la forme active pour montrer que le sujet de la phrase exécute l’action à l’encontre de l’objet.

Depuis le 7 octobre, Israël a tué plus de 40 000 habitants de Gaza et sommé deux millions d’entre eux d’abandonner leurs maisons.

Il ne faut pas utiliser la forme passive.

La forme passive place l’objet de la phrase avant le verbe et peut se dispenser de préciser la personne, les personnes ou le pays qui commet l’atrocité.

Forme passive : « Depuis le 7 octobre, plus de 40 000 habitants de Gaza ont été tués et on estime à deux millions le nombre de sans-abri. » Mais qui est responsable de ces meurtres ? Et qui a arraché des millions de personnes de leur foyer ? Nous ne le savons pas. Les gens utilisent la forme passive quand il s’git d’éviter de tenir les coupables pour responsables.

7. Il faut utiliser le terme « armes » et être précis lorsqu’il s’agit de ce que certains qualifient d’« armes défensives ».

Exemple : « Le président Biden a récemment approuvé l’octroi de 20 milliards de dollars supplémentaires pour l’achat d’armes (avions d’attaque, missiles) dans le cadre du génocide perpétré par Israël à Gaza. »

Il ne faut pas utiliser le terme « armes défensives » car les armes dites défensives, telles que les « boucliers antimissiles », permettent à l’agresseur de renforcer son escalade sans crainte de représailles. Une arme « défensive » peut être utilisée à des fins offensives.

8. Il faut dire « forces d’occupation israéliennes » quand on se réfère à l’armée israélienne, car celle-ci s’empare de la terre, de l’air et de la mer à Gaza, à Jérusalem-Est, en Cisjordanie et au sein d’Israël en deça de la ligne verte d’avant 1976, zone où Israël a expulsé 800 000 Palestiniens lors de la Nakba de 1948, la catastrophe de l’épuration ethnique.

Il ne faut pas dire « Forces de défense israéliennes » en effet, Israël est l’agresseur qui organise l’occupation, la terreur et le génocide des Palestiniens.

9. Il faut parler de « réarmement nucléaire » quand on fait référence au développement de nouvelles armes nucléaires par les États-Unis.

Les États-Unis, en violation du traité de non-prolifération nucléaire des Nations unies, poursuivent leur réarmement nucléaire, développant des ogives au moins 20 fois plus meurtrières que la bombe atomique qui a consumé 200 000 Japonais à Hiroshima et Nagasaki en 1945.

Il ne faut pas dire « modernisation nucléaire », car les États-Unis ne sont pas en train de procéder à une « modernisation » – un terme anodin qui fait penser à la redécoration de sa cuisine. Les États-Unis ne sont pas en train de moderniser leurs armes nucléaires, au contraire, ils procèdent à un réarmement nucléaire qui leur permettra à terme de consacrer un budget de plus de mille milliards de dollars à la production de nouvelles ogives nucléaires.

MAUVAIS USAGE : « Le but de la politique nucléaire des États-Unis est de dissuader la Russie grâce à la modernisation de son arsenal. » (CNN, 3/1/18)

10. Il faut parler d’ « exercices militaires » ou « exercices de guerre » lorsqu’on fait référence aux vastes manœuvres militaires menées par les États-Unis dans le cadre de la préparation d’une guerre.

Les militants hawaïens Kawena’ulaokalã Kapahua et Joy Lehuanani Enomoto écrivent dans US-Led Military Exercises in Pacific Wreak Havoc : « Tous les deux ans, le Centre de commandement Indo-Pacifique des États-Unis organise les plus grands exercices de guerre maritime de la planète. » […] « RIMPAC, qui est un véritable symbole de l’empire américain, a des ramifications environnementales et culturelles considérables. D’un point de vue géopolitique, les exercices sont utilisés pour contrôler les routes commerciales, former des régimes génocidaires et se positionner face à la Chine. » [Le RIMPAC est un exercice militaire réalisé tous les deux ans par différentes marines nationales sous la direction de l’United States Pacific Command (Commandement du Pacifique, PACOM) au large de Hawaï, aux États-Unis, NdT]

Il ne faut pas dire « jeux de guerre » quand on parle de RIMPAC (Rim of the Pacific), un exercice militaire réunissant 29 pays et impliquant 40 navires, trois sous-marins, 150 avions de combat et 25 000 militaires sur l’île d’Oahu et dans les eaux au large d’Hawaï – tout cela pour se préparer à une guerre contre la Chine. Le mot « jeux » fait penser à des charades, au backgammon ou au football, et non à des exercices en vue d’une troisième guerre mondiale qui pourrait mettre fin à la race humaine.

Ce sont là quelques-unes des choses qu’il faut dire et ne pas dire et dont il faut tenir compte si on veut décoloniser notre discours afin d’éviter de renforcer involontairement le statu quo de l’impérialisme, du pillage et de l’assujettissement. Il ne s’agit pas ici de vouloir que les anti-impérialistes deviennent des flics du langage, régulant les mots et les expressions ou, pire encore, en arrivant à ce que ceux-ci s’annulent mutuellement en les euphémisant.

À l’heure où nous rêvons de pouvoir mettre un terme au génocide perpétré par les États-Unis et Israël, où nous assistons, incrédules, au spectacle d’une sociopathie totale et d’une complicité mondiale dans les atrocités en cours, nous devons continuer à manifester, à déranger et à nous organiser, à élever notre voix vers le ciel pour résister, tout en choisissant calmement nos mots, avec détermination.

*

Marcy Winograd est membre de Jewish Voice for Peace (Voix juive pour la paix) et copréside la Central Coast Antiwar Coalition.

Source: LA Progressive, Marcy Winograd, 03-09-2024

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

 

Comment François Mitterrand réinventa la colonisation

 SOURCE: https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/comment-francois-mitterrand-reinventa-la-colonisation,7573

Dans son livre L’Afrique d’abord ! Quand François Mitterrand voulait sauver l’Empire français (La Découverte, 2024), Thomas Deltombe exhume nombre de documents inédits. Parmi ceux-ci, le rapport sur la Tunisie rédigé en 1952 par François Mitterrand, alors ministre sans portefeuille du gouvernement Edgar Faure. Orient XXI publie pour la première fois ce document de 57 pages, intitulé « Étude sur les rapports franco-tunisiens », que le chercheur a retrouvé dans les archives de Vincent Auriol, président de la République de 1947 à 1953. Il est suivi d’un extrait du livre qui montre comment le contexte tunisien en 1952 a marqué l’évolution de la vision coloniale de François Mitterrand vers ce que les nationalistes algériens appelleront, deux ans plus tard, « le néo-colonialisme ».

L'image montre un homme en costume assis à une table, tenant un stylo. En arrière-plan, on aperçoit des documents écrits, probablement des notes ou un texte officiel. L'homme a un regard sérieux et semble concentré sur son écrit. Son environnement suggère un contexte historique ou politique.
Février 1947. François Mitterrand, ministre des Anciens combattants et des Victimes de guerre, assis à son bureau. Au second plan, une page de L’«  Étude sur les rapports franco-tunisiens  » (1952)
Orient XXI

L’« Étude sur les rapports franco-tunisiens »1 a été rédigée par François Mitterrand, alors figure montante de la IVe République, qui s’intéresse de près aux questions coloniales depuis son passage au ministère de la France d’outre-mer (1950-1951). Alors que la France s’enferre en Indochine, le jeune ministre insiste sur l’importance stratégique du continent africain. « Nous ne garderons à la France sa position dans le monde qu’autant que nous aurons maintenu sa présence en Afrique », explique-t-il aux instances nationales de son parti, l’Union démocratique et socialiste de la Résistance (UDSR), en novembre 1951. Or cette « présence française » est menacée sur différents points du continent africain, et singulièrement en Tunisie, où le courant nationaliste porté par le Néo-Destour conteste fermement la mainmise de la France.

François Mitterrand, «  Étude sur les rapports franco-tunisiens  »
Archives nationales, fonds Vincent Auriol, 552 AP/113
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Selon Thomas Deltombe, ce rapport sur la Tunisie marque une évolution majeure dans la pensée coloniale de François Mitterrand. Ce dernier, jusqu’alors arcbouté sur une conception assimilationniste, explore pour la première fois les potentialités de la logique associationiste : en cédant quelques libertés aux élites autochtones et en les associant à la gestion des affaires communes, la France ne se laisse-t-elle pas plus de chance de pérenniser sa présence en Afrique ? Cette question, soulevée à l’époque par les partisans de la « réforme » du système colonial, est au cœur de l’ouvrage publié quelques mois plus tard par François Mitterrand, avec une lettre préface de Pierre Mendès France : Aux frontières de l’Union française. Indochine-Tunisie (Julliard, 1953).

François Mitterrand devient, le 21 janvier 1952, ministre d’État sans portefeuille dans le cabinet Edgard Faure. Sa mission : rédiger un rapport sur les relations franco-tunisiennes. Prenant sa tâche à cœur, il se plonge dans les textes fondateurs du protectorat tunisien : le traité du Bardo (1881) et la convention de La Marsa (1883)2. Il étudie en détail les institutions tunisiennes et les forces politiques en présence. Il se penche également sur les écrits de Hubert Lyautey, expert du protectorat, qu’il mit en pratique comme résident général de France au Maroc à partir de 1912, et qui insista sur l’utilité de préserver une réelle autonomie aux autorités autochtones. Comme beaucoup d’autres, Mitterrand sait qu’il est urgent d’engager des réformes structurelles si l’on veut apaiser la situation et maintenir la Tunisie sous domination française.

Le président Vincent Auriol en est, lui aussi, parfaitement conscient. « Si vous voulez garder la Tunisie comme le Maroc, il faut faire des réformes », explique-t-il à Jean de Hauteclocque [résident général de la France en Tunisie] qu’il reçoit à l’Élysée le 8 février 1952. Autrement, « la colonie française se perdra, se fera massacrer ». Selon le chef de l’État, il serait souhaitable de rendre aux Tunisiens tous les ministères, sauf trois : les Affaires étrangères, la Défense et les Finances. Au résident général, qui s’inquiète de la sécurité des Français, le président concède : « On pourrait dire “ministre de la Police et de la Défense nationale”. » S’agissant du législatif, Auriol préconise l’instauration de deux chambres : « une Chambre de représentants comprenant la majorité et quelques Français, et une Chambre haute qui aurait une majorité de Français et qui serait d’ordre professionnel »3. C’est justement le schéma qu’envisage François Mitterrand. Deux semaines après avoir consulté les équipes de l’Élysée, le ministre présente sa documentation de travail au chef de l’État le 20 février4. « Je constate que la plupart de ces documents vont dans le sens même que j’avais préconisé, note Auriol dans son journal. Je l’ai vivement encouragé. »5

Le protectorat, verrou de la présence française

Le rapport de Mitterrand est envoyé à quelques personnalités politiques et journalistes parisiens un mois plus tard. Ce texte dactylographié de cinquante-sept pages, intitulé « Étude sur les rapports franco-tunisiens », est consultable dans les archives de Vincent Auriol6. Ce document inédit est capital si l’on veut comprendre la pensée coloniale de François Mitterrand.

Le traité du Bardo, signé en 1881 par la France et le Bey de Tunis, doit redevenir le nœud stratégique du lien franco- tunisien, affirme avec force François Mitterrand. Ce texte opère en effet ce que ce dernier considère comme un juste partage de souveraineté : la souveraineté extérieure est confiée au gouvernement français, la souveraineté intérieure aux autorités tunisiennes. Le problème, poursuit Mitterrand, se situe dans la convention de La Marsa, signée en 1883, et dans la pratique du pouvoir qui en a découlé : en cherchant à donner à la France les « moyens d’une politique de présence », conforme au départ à l’esprit du protectorat, les autorités françaises se sont engagées « dans la voie de l’administration directe sans l’avoir clairement conçu, ni clairement dit »8. François Mitterrand propose donc de revenir au partage originel, en rendant le traité du Bardo « intangible » mais en substituant à la convention de La Marsa des « conventions particulières » dans différents domaines : militaire, monétaire, culturel et minier (des propositions de convention sont annexées à la fin du document). Ainsi l’« autonomie interne » de la Tunisie serait garantie et les « intérêts essentiels » de la France sauvegardés.

La seconde partie de l’étude est consacrée aux réformes institutionnelles nécessaires à la pérennité de ce protectorat rénové, avec un triple objectif : répondre aux revendications des Tunisiens, permettre aux Français de Tunisie de trouver leur place dans le nouveau dispositif et, bien sûr, garantir les intérêts stratégiques de la France. Suivant la ligne tracée par l’Élysée, l’étude propose la création de deux chambres : une Assemblée législative, qui pourrait à terme être élue au suffrage universel, et une chambre haute regroupant les représentants des « forces vives » de la Tunisie, qui serait au moins temporairement désignée au suffrage indirect. La première, dominée par les autochtones, refléterait les équilibres démographiques de la société tunisienne. La seconde, qui refléterait les intérêts économiques et où les Français seraient donc surreprésentés, permettrait de modérer les ardeurs de la première assemblée9.

L’exécutif tunisien serait doté de garde-fous comparables. Une sorte d’inversion des rôles s’opérerait entre le résident général et le Bey : alors que le premier gouverne directement, et attend que le Bey pose son sceau sur ses décisions, il laisserait l’initiative au second mais disposerait d’un droit de veto en cas de désaccord. « L’assentiment aux décisions beylicales, qu’il sera nécessaire de maintenir, retrouvera alors sa véritable signification, écrit Mitterrand. Il perdra son caractère actuel d’acte de commandement pour prendre le caractère d’acte de contrôle qu’implique un régime de protectorat.10 » Quant au gouvernement lui-même, il serait composé de Tunisiens, à l’exception des ministères des Affaires étrangères, de la Défense et — temporairement — des Finances. La sécurité intérieure serait gérée en partage par le ministère de l’Intérieur (tunisien) et le ministère de la Défense (français). « Un partage des fonctions ne serait pas difficile à déterminer », assure Mitterrand11.

Pareille réforme est-elle réalisable ? Les nationalistes tunisiens sont-ils prêts à négocier sur cette base ? Le Néo-Destour, estime Mitterrand, est moins « irréductible » qu’on pourrait le penser et sa force réside en grande partie dans l’inconstance de la politique française qui, depuis trop d’années, cherche alternativement à réprimer et à amadouer le mouvement nationaliste. « En frappant sans l’atteindre, nous prouvions sa vitalité, en composant sans le gagner, nous garantissions son autorité », écrit-il12. Tout l’enjeu est donc de savoir s’il existe un terrain de discussion avec le parti de Bourguiba. Si son objectif est réellement de « nous chasser de Tunisie », alors il faudra « le combattre sans merci ». Si, à l’inverse, « ses revendications, tout en nous obligeant à réformer fondamentalement nos méthodes, sont compatibles avec le maintien de la présence française, ne faudrait-il pas y réfléchir de plus près13 ? ».

Il n’y a qu’une seule manière de connaître les véritables intentions du Néo-Destour, écrit Mitterrand : « Faire connaître avec force la limite rigoureuse de nos concessions, faire connaître avec clarté les réformes auxquelles nous consentons, et les étapes que nous prévoyons pour leur mise en place, et surtout exécuter activement et fidèlement ce qui a été décidé. » En octroyant ainsi un programme de réformes substantielles, la France gagnerait sur deux tableaux : elle fixerait d’entrée de jeu les limites acceptables de ses concessions et elle obligerait les acteurs politiques tunisiens à prendre position. En échange de ces concessions, affirme en effet Mitterrand, « il sera normal d’exiger des engagements solennels ». Et on pourra ainsi trier le bon grain de l’ivraie : « Qui les refusera, reconnaîtra ses véritables intentions et devra être impitoyablement combattu. Qui les acceptera devra être loyalement aidé et soutenu. » La réforme proposée aura donc pour vertu, en fracturant le camp nationaliste, de briser la dynamique indépendantiste.

Châtier et réformer

Mais François Mitterrand n’est déjà plus ministre au moment où il distribue son rapport dans les cercles parisiens. Le cabinet Faure est tombé quinze jours plus tôt. Son étude, jugée trop libérale, est remisée par le gouvernement suivant, présidé par Antoine Pinay, qui préfère soutenir la « politique de force » engagée par la présidence. Le Premier ministre M’hamed Chenik et trois de ses ministres sont arrêtés dans la nuit du 25 au 26 mars 1952. Le gouvernement tunisien est remplacé par une nouvelle équipe chargée d’appliquer des réformes insignifiantes. Stigmatisant ce « maigre brouet », Mitterrand commente dans Le Courrier de la Nièvre  : « Notre présence en Afrique du Nord, et spécialement en Tunisie, est l’impératif numéro un de la politique française. Avons-nous recherché le meilleur moyen de la perpétuer14 ? »

S’il échoue à court terme à imposer ses vues, le député de la Nièvre ne ménage pas ses efforts pour populariser ses théories. « Quelle admirable chose que le traité du Bardo, notre instrument diplomatique initial ! s’enflamme-t-il le 19 juin 1952 à l’Assemblée nationale. Tout n’est-il pas compris, grâce à une rare prescience qui est tout à l’honneur de Jules Ferry, dans ses très brefs articles15 ? » Le traité du Bardo, ajoute-t-il, « dit l’essentiel et cet essentiel fixe encore maintenant les impératifs de notre politique : occupation militaire, représentation diplomatique, direction financière. Il faut s’en tenir là et le proclamer à la face du monde : qui menacerait ces positions acquises serait notre ennemi16. ».

Ces principes sont en réalité à la source de la notion même de protectorat, élaborée à la fin du XIXe siècle, quand les cercles dirigeants français s’interrogeaient sur l’utilité, et sur le coût, de la colonisation. Alors que celle-ci devenait de plus en plus onéreuse à mesure que la France étendait son empire, le protectorat apparut à Jules Ferry, auquel Mitterrand se réfère constamment, comme un parfait compromis. En confiant à une autorité autochtone la gestion des affaires « indigènes » tout en garantissant à la métropole la mainmise sur l’« essentiel », ce système a bien des avantages sur l’administration directe : avantage économique puisqu’il permet au « protecteur » de se délester de lourdes charges sur l’autorité protégée ; avantage politique puisqu’il donne au premier la possibilité d’imputer ses propres erreurs sur la seconde ; avantage psychologique puisqu’il laisse à la population l’illusion de la souveraineté.

Le débat sur la pérennité du protectorat ne fut cependant jamais tranché. Pour de nombreux théoriciens, cette forme hybride de colonisation ne pouvait être que temporaire : elle devait à terme déboucher soit sur l’annexion complète du territoire soumis, soit sur son accession progressive à l’autonomie, voire à l’indépendance. La première position était par exemple défendue par le juriste Frantz Despagnet dans son Essai sur les protectorats, publié en 1896 : « Le protectorat nous apparaît […] comme une sorte de conquête morale précédant et justifiant par la suite la conquête matérielle, c’est-à-dire l’annexion pure et simple17. » La seconde rejoignait la conviction qu’Hubert Lyautey livra à ses collaborateurs en avril 1925 :

Il est à prévoir, et je le crois comme une vérité historique, que, dans un temps plus ou moins lointain, l’Afrique du Nord évoluée, civilisée, vivant de sa vie autonome, se détachera de la métropole. Il faut qu’à ce moment-là, et ce doit être le suprême but de notre politique, cette séparation se fasse sans douleur et que les regards des indigènes continuent toujours à se tourner avec affection vers la France.

La crainte d’un nouveau Spartacus

En dépit de cette confidence dont il ignore peut-être alors l’existence, Mitterrand classe Lyautey parmi les tenants du protectorat perpétuel et revendique son héritage18. La force du protectorat, écrivait Lyautey, « c’est la formule contrôle opposée à la formule administration directe » ; telle est, selon Mitterrand, la « doctrine » qu’il faut suivre puisqu’elle trace une troisième voie entre l’« annexion » désirée par les conservateurs et l’« abandon » réclamé par les communistes19. En renonçant à l’annexion, en se contentant donc du « contrôle », la France obtiendra en contrepartie des colonisés qu’ils renoncent au droit à l’indépendance qu’une administration trop intrusive pourrait les inciter à réclamer. Et c’est cet arrangement « équilibré » qu’a selon lui légué le traité du Bardo : ce dernier, « en laissant à la disposition de la France un domaine réservé et en respectant l’autonomie interne de la Tunisie, a établi les solides fondements d’une structure fédérale, seul obstacle au développement excessif des aspirations à l’indépendance intégrale comme aux empiètements d’une envahissante tutelle20. ».

Alors que la répression engagée par Jean de Hauteclocque se poursuit sans relâche, le « plan Mitterrand » revient brièvement à la une de l’actualité en octobre 1952 lorsqu’un courrier privé d’Habib Bourguiba, alors en résidence surveillée sur l’île de La Galite, au large de Bizerte, fuite opportunément dans la presse britannique et française. Le projet de Mitterrand, écrit le leader nationaliste à son fils, « contient une base raisonnable de négociations qui auraient été acceptées avec enthousiasme par le ministère Chenik, il y a deux ans, que nous accepterions volontiers aujourd’hui encore, quoique avec beaucoup de méfiance après tout ce qui s’est passé depuis21 ».

Pareille confession ne peut que conforter Mitterrand dans sa conviction que la politique coloniale, en Tunisie ou ailleurs, nécessite d’articuler intimement la « politique de force » et ce qui s’apparente à une politique de ruse. Il se place là encore dans le sillage de Lyautey, qui durant toute sa carrière joua simultanément de la carotte et du bâton22. La force doit naturellement s’abattre sur ceux qui réclament l’indépendance totale de leur pays : s’il en existe qui lancent pareils mots d’ordre, explique-t-il à l’Assemblée nationale en janvier 1953, « il faut alors les châtier23 ». Mais cette politique doit être précisément ciblée pour ne pas susciter chez les colonisés des velléités de révolte ou de résistance, complète-t-il dans un texte publié six mois plus tard. Car, écrit-il dans une métaphore révélatrice, « on n’enchaînera pas à notre char 70 millions d’êtres rétifs sans que, de nouveau, Spartacus ne surgisse et ne témoigne contre nous24 ».

Quand François Mitterrand voulait sauver l’Empire français

SOURCE: https://www.youtube.com/watch?v=gx6CYqII_N4&t=172s


Invité : Thomas Deltombe, auteur de L’Afrique d’abord ! Quand François Mitterrand voulait sauver l’Empire français (La Découverte, 2024).
Présenté par Sarra Grira (Orient XXI) et Michael Pauron (Afrique XXI.)

Thomas Deltombe a dirigé plusieurs ouvrages sur la Françafrique, dont L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique, paru en 2021 au Seuil. Son dernier livre est sorti le 22 août aux éditions La Découverte : L’Afrique d’abord ! Quand François Mitterrand voulait sauver l’Empire français.

Un résumé de son livre et une interview écrite sont disponibles sur Afrique XXI.
Les bonnes feuilles ainsi qu’un document inédit ont aussi été publiés sur Orient XXI.

Animée par Sarra Grira et Michael Pauron, Horizons XXI est une émission proposée par Afrique XXI et Orient XXI.

dimanche 17 novembre 2024

Animations peintes d'Aleksander Petrov

La Vache (1989)


Mon Amour (2006)


 

La Sirène (1997) 


Le Vieil Homme et la Mer (1999)


L'Homme Ridicule (1999)




vendredi 15 novembre 2024

A propos d’Ado Kyrou, écrivain, critique cinématographique et cinéaste (Athènes, 1923 – Paris, 1985)

SOURCE: https://dicodoc.blog/2018/03/04/3664/#_ftnref4

E COMME ENTRETIEN – Litsa Boudalika

Comment avez-vous découvert Ado Kyrou ? L’avez-vous connu personnellement ?

            La lecture de son ouvrage « Le surréalisme au cinéma » A, je l’ai faite vers l’âge de seize ans, peu avant mon cursus d’études en réalisation Cinéma/TV. A Bruxelles, comme ailleurs, vers la fin des années ’70, une bonne initiation au cinéma passait souvent par la fréquentation de la Cinémathèque, aujourd’hui appelée « Cinematek » – oui, avec un -k à la fin, comme Kyrou. Sa monographie sur Luis Bunuel B a aussi été un fidèle compagnon de route pendant mes études artistiques. Normal, les apprentissages n’ont pas attendu les autoroutes de l’information pour instaurer un accompagnateur discret, voire un professeur, en chaque auteur que l’on choisit de lire.

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Signature d’Ado Kyrou, depuis L’AGE D’OR DE LA CARTE POSTALE, Paris, édtions BALLAND, 1966

            Bien que ses idées avant-gardistes sur le cinéma aient été, depuis plus d’un demi-siècle, bien partagées, l’œuvre d’Ado Kyrou, écrite et filmique, reste assez méconnue. Ses écrits – à la fois révélateurs d’une érudition cinématographique rare et parés d’une posture assez subversive – lui valent-ils comme une sorte de …non-droit de cité dans la nébuleuse culturelle française? Encourager le spectateur à s’exprimer à haute voix dans les salles obscures, à aller voir les « mauvais » films qui, de son point de vue, sont parfois « sublimes », s’en prendre à Camus et à Truffaut pour dénoncer certaines assertions qu’il trouve conservatrices, rejeter quasi en bloc Bresson, Cocteau et Hitchcock, cela crée des inimitiés, peut-être même posthumes…

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Page de couverture « Le Manuel du parfait petit spectateur », écrit par Ado Kyrou, 
illustré par Siné, Paris, éditions LE TERRAIN VAGUE, 1958.

Page source : http://seriouspublishing.blogspot.gr/2008/12/manuel-du-parfait-petit-spectateur-ado.html

            Aux polémiques autrefois ouvertes autour du cinéma  – souvenons-nous  du  clivage à la fois esthétique et politique entre les revues « Positif » et « Cahiers du Cinéma » C –  a, peu à peu, succédé le conformisme, qui, déjà en 1980, le faisait affirmer que «les choses sont aujourd’hui données comme des cachets blancs qu’on avale» ; lui qui, par-delà la critique « de la réalité manifeste » revendiquait celle de la « réalité latente », invitant ainsi le critique de cinéma à entrer dans la poésie en dépassant le stade du journalisme, puisque « grands mythes et élans libérateurs se cristallisent sur l’écran, lieu prédestiné du hasard objectif ».

            Bien plus tard – dans les années 2000, une époque où j’enseigne le documentaire de manière intensive – je remets la main, quasi incidemment, sur un enregistrement intégral, effectué en 1980 par un camarade de classe, dans le cadre d’un exercice pratique de  « portrait radiophonique » en école de cinéma. Là, je découvre son récit de vie, depuis ses origines familiales et ses années athéniennes sous l’occupation, jusqu’à son exil en France en 1945 ; ses engagements politiques et syndicaux, son entrée dans le groupe surréaliste de l’après-guerre et, bien sûr, son approche de critique et de praticien du cinéma. Autant parler d’un trésor de témoignage par cet « éternel révolté »D disparu à l’âge de 63 ans d’une rupture d’anévrisme en automne 1985, à Paris.

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Portrait d’Ado Kyrou, image extraite d’un entretien vidéo (en grec) 
avec Nikos Giannopoulos (1985)

Page source : http://www.dailymotion.com/video/xvdvx5

Je ne l’ai donc pas connu personnellement, si ce n’est par ce témoignage unique ou encore les archives de l’INA E qui, par bribes, retracent son parcours d’auteur, de critique cinéma et de cinéaste d’inspiration surréaliste. Dans un monde culturel tout aussi sectorisé que celui de l’industrie, sa notoriété le cantonne exclusivement dans la critique cinématographique d’avant-garde, au point que l’on méconnaît aujourd’hui le Kyrou amateur de cartes postales et d’imagerie populaire F, le court-métragiste de talent et le téléaste de service public audiovisuel en fiction, en reportage, en variétés… Et aussi en film documentaire qui, en télévision, était produit sur support pellicule 16mm jusqu’au début des années ’80, comme son « Zen sans gêne », d’une durée de 8 minutes et disponible en clair sur la toile : http://www.ina.fr/video/CPB8005286407/le-zen-sans-gene-video.html 

Dans sa période de collaborations régulières à l’ORTF et France 2, entre 1968 et 1984, les documentaires de 52’ qu’il réalise s’intitulent: « Le vieux Trocadéro », « Les francs-maçons à visage découvert », « Vivre le chômage », « Le musée Grévin », « L’habitat social: un constat », « Les artisans de l’éphémère », « Les gardiens du temps », « Ces enfants-là »…  Flux télévisuel oblige, l’enquête et le témoignage y sont nettement privilégiés, ce qui n’empêche pas une construction cinématographique rigoureuse et des envolées poétiques lors de nombreux passages dans la continuité audio-logo-visuelle. Accompagnement musical éclectique, reconstitution, farce et clin d’œil font partie des procédés fréquemment adoptés à la mise en scène ou au montage, qu’il évoque dans ces termes : « Il y a quinze jours, j’ai fini un film de commande – on est obligé de faire des films de commande de temps en temps – sur le Salon des arts ménagers. Et il y avait une section rétrospective avec de vieux appareils et de vieilles machines-à-coudre etc… J’ai fait un plan d’une vieille machine-à-coudre – très belle – et je l’ai couplée avec un parapluie… Bon, c’est la rencontre de la machine-à-coudre et du parapluie de Lautréamont G, personne ne comprendra ou alors une personne sur mille, mais, moi, ça me fait plaisir. Donc, si tu veux, cet état d’esprit de la blague, même personnelle, reste aussi vivace que toujours. (…) J’ai toujours dit – et Breton était d’ailleurs d’accord avec moi – que le surréalisme est avant tout un état d’esprit. Il n’existait pas de groupe surréaliste quand Rimbaud ou quand Lautréamont écrivaient ou quand Bosch peignait. Le groupe a simplement rassemblé, codifié et mis au clair. Et permis à tout le monde d’entrer, disons, dans la poésie.» Kyrou admet avoir appris énormément à travers le traitement du réel à la télévision. « J ‘en ai fait une soixantaine, des films d’une heure à peu près. Je sais que si un jour je refais du cinéma, j’introduirai de façon encore plus présente la réalité, c’est-à-dire que j’y introduirai même du documentaire à l’intérieur. »

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Photographie du groupe surréaliste au café de la place Blanche en 1953.
© Man Ray Trust / ADAGP, Paris, 2005.
Ado Kyrou est le cinquième en commençant par la gauche à partir du  rang du haut.
 
page source: andrebreton.fr
 
 Ses lettres de noblesse en court-métrage cinéma se situent dans la période 1957-1963, en plein essor du genre en France. Sur dix courts-métrages répertoriés à son nom, six sont des documentaires – films d’art inclus. L’archive, écrite ou audio-visuelle, y occupe une place prépondérante, à commencer par « Le temps des assassins » (15’, 1962), véritable plaidoyer antifasciste retraçant l’histoire de la 2ème guerre mondiale, co-signé avec Jean Vigne et entièrement réalisé à partir d’images d’actualités. Lors d’une présentation publique de son œuvre à la cinémathèque d’Athènes en 2012, en toute fin de projection, un spectateur s’est levé pour demander comment se procurer une copie du film, précisant qu’on devrait l’inclure dans le catalogue de toutes les vidéothèques scolaires. Pour « La déroute » (16’, 1957) – son tout premier court-métrage produit par le talentueux Anatole Dauman et encadré par Georges Franju au poste de conseiller technique – Kyrou aborde l’exploitation mercantile de la défaite des troupes napoléoniennes à Waterloo. Signé par Henri Colpi au montage, narré par Jean Servais à partir de textes de Victor Hugo, le film possède toutes les qualités d’un classique de ces années-là, dans le sens où sa partition cinématographique déploie un découpage et une continuité très soignée et ponctuée par les textes de Victor Hugo : « Ce fut là un lieu funèbre, le commencement de l’obstacle, la première résistance que rencontre à Waterloo ce grand bûcheron de l’Europe qu’on appelait Napoléon; le premier nœud sous le coup de hache. »
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Photogramme extrait du court-métrage LE PALAIS IDEAL réalisé par Ado Kyrou (1958)

Page source : http://animulavagula.hautetfort.com/tag/michel+guillemot

Lors de l’entretien sonore, le cinéaste se remémore son expérience en court-métrage cinéma : « J’en ai fait une vingtaine, je crois, vingt-deux. J’avais des producteurs, toujours ; une seule fois, j’ai produit un film sur le château du Facteur Cheval H – ça s’appelait « Le Palais idéal » – sans être payé et sans payer l’équipe, avec un prêt que m’avait fait mon ex-belle-mère »I. Ainsi, grâce au geste de sa mécène, Ado Kyrou peut enfin traiter un sujet cher aux surréalistes – auquel Jacques Brunius avait consacré un film dans les années ’30. Il s’agit du phénomène de l’artiste singulier Ferdinand Cheval connu aussi comme Facteur Cheval (1836-1924), originaire de Hauterives (Drôme). Nous sommes en 1956, une époque où la notoriété artistique du bâtisseur solitaire reste encore à faire. Ici, le cinéaste Kyrou opte pour le récit du facteur à la première personne, depuis ses premières intuitions jusqu’à l’achèvement du palais entièrement construit de ses mains, et selon les mots de l’artiste, grâce à « un génie bienfaisant (qui l’a) tiré du néant ». L’histoire de Ferdinand Cheval est narrée par Gaston Modot tandis qu’à l’image, le personnage est incarné par Monsieur Chautand, facteur à Hauterives en 1957 que la caméra de Kyrou suit jusqu’aux derniers gestes du personnage en train de bâtir, à l’âge de 86 ans, sa propre demeure éternelle qu’il nommera « le tombeau du silence et du repos sans fin ». La collaboration de Kyrou avec un maître du jazz comme André Hodeir et le Jazz Groupe de Paris, ainsi qu’un travail méticuleux de couplage son/image, créent la rencontre poétique entre l’étrangeté de l’œuvre monumentale de Ferdinand Cheval et son récit : « Fils de paysan et fils de mes oeuvres, facteur rural comme mes 25000 camarades, je déambulais chaque jour de Hautes Rives à Tersanne, courant tantôt dans la neige et la glace, tantôt dans la campagne fleurie. J’avais bâti dans un rêve, un château, un palais ou des grottes, je ne sais trop bien vous l’exprimer, le tout si joli, si pittoresque que l’image en demeura vivante pendant au moins dix ans dans mon cerveau. Je m’ traitais moi-même de fou, d’insensé. J’étais pas maçon, sculpteur, je ne connaissais pas l’ ciseau. Pour l’architecture, n’en parlons pas, je ne l’ai jamais étudiée. Or, au moment où mon rêve sombrait peu à peu dans les brouillards de l’oubli, mon pied heurtait une pierre si bizarre que je l’ai ramassée. Le lendemain, au même endroit, j’en trouvai une plus belle. Puisque la nature peut faire la sculpture, moi je ferai la maçonnerie et l’architecture. » Ainsi parlait Cheval dans ce petit bijou cinématographique, austère et lyrique à la fois, où le cinéaste, entre reconstitution, respect du document et merveille du monument, revisite l’univers poétique du personnage.

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Le Palais idéal, œuvre monumentale de Ferdinand Cheval, carte postale d’époque

page source : www. facteur-cheval.fr

Pouvez-vous nous donner les éléments les plus importants de sa biographie.

Citoyen Kyrou naît dans l’Athènes de l’entre-deux guerres en 1923, au sein d’une famille aisée, et selon ses propres mots, « bourgeoise et, même, tout-à-fait réactionnaire ». Les Kyrou sont d’origine chypriote et propriétaires-éditeurs du quotidien conservateur « Estia », dont la direction lui est à priori destinée. Il en sera tout autrement pour le jeune Adonis qui, collégien dans les années ’30, commence par refuser de porter l’uniforme des jeunesses fascistes. Il ne tardera pas à rejoindre la résistance communiste pendant l’occupation où il n’a pas été accepté « les bras ouverts, c’est-à-dire qu’il y avait une méfiance, toujours – normale, normale. Et ils m’ont mis à l’épreuve. Alors, mettre à l’épreuve, ça donnait des résultats quelques fois tragiques pour un gosse de cet âge-là. J’ai eu des fois à trimballer, dans des sacs, des morceaux de mitraillette d’un bout d’Athènes à l’autre à pied, Alors, je me souviens de ma trouille, comme un gosse qui a peur, peur, comme les gosses dans « Les misérables », comme Cosette dans la forêt, quoi. J’allais d’Omonia à Pangràti, à pied, avec deux grands sacs. Les Allemands, je le voyais, ils étaient autour de moi, oui. Mais tu vois, ça, ça forme aussi.»

Peu après la libération d’automne 1944 – Churchill et Staline négocient le sort des Balkans et placent la Grèce sous influence britannique J – le pays ne tardera pas à sombrer, cinq ans durant,  dans une sanglante guerre civile ayant marqué la mémoire de plusieurs générations dans le pays. Gravement blessé à la colonne vertébrale, Kyrou survit aux balles des milices d’extrême droite et après quelques mois d’hôpital, il rejoint, en toute clandestinité, la France. « Un ami qui était le directeur du journal communiste « Rizospastis » m’a dit : « Comme je considère que tu es un bon communiste, ne va pas dans les pays dits ‘socialistes’.». C’est comme ça que je suis arrivé en France, avec des faux papiers, que je suis allée clandestinement sur un bateau anglais. J’ai mis presque trois mois pour arriver d’Athènes à Paris, c’était juste la fin de la guerre. Puis, je me suis trouvé tout seul, sans connaître personne. »

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Extrait de l’ouvrage d’Ado Kyrou L’AGE D’OR DE LA CARTE POSTALE, Paris, édtions BALLAND, 1966

page source: http://www.wanted-rare-books.com/carte-postale-kyrou.htm

Il est peut-être parmi les premiers en ce début de l’année 1945 mais près de 150 de ses congénères suivront à bord du bateau « Mataroa », certains d’entre eux comme étudiants boursiers de la France, fuyant clairement les représailles du fait de leur participation à la résistance. Ils s’appellent Kostas Axelos, Cornelius Castoriadis, Kostas Papaïoannou et seront philosophes. Nikos Svoronos deviendra historien, Mimika Kranaki, tête chercheuse en philosophie, poétesse et romancière. Georges Candylis, urbaniste auprès du Corbusier ainsi que l’architecte Yannis Xenakis, arrivé en 1947, qui sera compositeur.

« J’ai vécu très longtemps, plusieurs années », raconte Ado Kyrou,  « sept huit ans, oui, sans papiers, c’est-à-dire uniquement avec une carte de réfugié. J’ai fait même des travaux pour vivre; des travaux du genre débardeur aux Halles. J’ai fini ici ma licence ès Lettres, puis tout en écrivant, j’ai commence, petit a petit, à entrer dans le cinéma.  Je me suis d’abord spécialisé dans la critique cinématographique. »

Pendant plus de trente ans, les revues qu’il a fondées ou au sein desquelles il a fait équipe sont : « L’âge du cinéma », « Bizarre », « Positif », « Cinéma », « L’écran », « L’avant-scène du cinéma », « Midi-Minuit Fantastique »… K

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Portrait d’Ado Kyrou, image extraite d’un entretien avec Jacques Nahum 
pour le documentaire « Le cinéma surréaliste existe-t-il ? » réalisé dans 
le cadre de l’émission « Démons et merveilles du cinéma », ORTF,  1966

Page source : www.inamediapro.com

Sa rencontre, d’une part avec Eric Losfeld L, son éditeur, ainsi que le groupe surréaliste déterminent son orientation intellectuelle : « J’ai trouvé là des gens qui disaient ce qu’ils pensaient, pour qui, les choses n’étaient pas une fois pour toutes définies. Qui n’obéissaient pas à la règle de l’histoire, même littéraire. Des gens auprès de qui je pouvais dire que La Fontaine est un sale con, sans qu’on me dise que je fais de la provocation ou que j’essaie de faire le malin. Donc, le surréalisme m’a beaucoup aidé pour avoir cette indépendance totale envers l’événement. Cela m’a porté beaucoup d’autres choses, c’est-à-dire que j’ai connu des personnages extraordinaires. Quelqu’un comme Prévert, par exemple, était un être extraordinaire, d’une valeur morale incroyable. Bunuel, aussi. Tout ça c’était des personnages qui existaient par eux-mêmes, sans faire de numéro à l’extérieur. (…) Resnais, c’est quelqu’un que j’aime bien humainement, on habitait rue des Plantes tous les deux, lui un peu plus loin que moi. Pendant Mai ’68, on avait rendez-vous au coin de la rue et on allait à pied à Vaugirard, à l’école de Vaugirard, où il y avait toutes les réunions. C’est quelqu’un qui a beaucoup pensé au surréalisme, qui a été très proche, très propre aussi. »

Quelle importance avait le documentaire pour lui ?

 Revendiquant l’essence surréaliste du cinéma – de par le simple fait que la caméra impose toujours un point de vue – c’est la poésie et l’absurdité du réel qui l’intéressent, y compris en fiction. Parmi ses œuvres les plus réussies, on peut citer deux «hybrides », à mi-chemin du documentaire et de la fiction, l’un placé sous le signe du désir de témoigner, l’autre sous celui de la créativité exponentielle à partir de documents visuels.

Il s’agit, d’une part, de « Bloko », long-métrage (74’, 1965) se référant à la période de l’occupation allemande en Grèce. La trame fictionnelle n’est qu’un prétexte à la reconstitution de faits historiques qui se sont déroulés en été 1944 dans le faubourg athénien de Kokkinia. La cartographie « occupants – résistants – collabos – population » y est minutieusement décrite à travers le bouclage barbare de la ville, suivi d’exécutions capitales collectives. Avec le temps – et surtout, la nécessaire distance des historiens et de l’opinion publique par rapport aux faits de guerre – le film est devenu une référence dans le cinéma grec. Pourtant, le cinéaste s’en souvient tout autrement lors de sa sortie : « Le film a été très mal accueilli en Grèce parce que pour la première fois, il y avait un film sur la résistance, sur l’occupation, sans héroïsme. Il n’y avait pas de personne qui n’avait pas peur. Il n’y avait pas de ces êtres immatériels qui parsèment tout le cinéma de guerre américain ou même tout ce qui a été fait sur la résistance en Grèce. J’avais essayé, d’une part, d’être complètement réel, c’est-à-dire d’écrire les choses telles que je les ai vues. Je n’ai pas vu l’événement même mais j’ai vu des événements équivalents. »

D’autre part, « Un honnête homme », (11’, 1963, Prix Louis Lumière 1964), renvoie clairement au documentaire de création construit à partir d’un matériau assez insolite: une collection de cartes postales en noir et blanc, filmées au banc-titre. Approche surréaliste oblige, la continuité visuelle de cette imagerie « belle époque «  est ponctuée par le récit biographique, en rimes, d’un présupposé fils de sabotier du Val-de-Loire M qui arrive à Paris pour étudier mais finit par y connaître la débauche, l’amour, puis la guerre avant le retrait et la paix… A l’image, donc, le document. Au son, la fiction aux vagues similitudes autobiographiques sur fond d’exode rural.

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Image d’une carte postale depuis « Un honnête homme », court métrage d’Ado Kyrou et Prix Louis Lumière 1964 – Page source : https://ombresblanches.wordpress.com/page/5/

 Quelle place peut avoir aujourd’hui la connaissance de l’œuvre d’Ado Kyrou ?

Autant son œuvre que les points de vue qu’il a défendus rappellent l’effet d’un antidote à la culture sclérosée, si vous permettez l’expression. L’empreinte surréaliste sur son expression l’amène à affirmer « des choses qui ont paru à un certain public et surtout à une certaine élite comme des absurdités immenses. J’avais osé dire que « King Kong » était un grand film lorsque « King Kong » était considéré comme un petit film pour les petits enfants. Ou « L’île du Dr Moreau » ou n’importe quoi. Aujourd’hui, il y a des jeunes qui me demandent « Dis donc, comment avais-tu deviné que c’était un grand film ? » J’avais deviné rien du tout, ça m’avait plus, c’est tout. Et j’avais osé le dire ».

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Extrait de presse en langue avec photographie de plateau depuis le tournage « Paix et vie », Athènes, 1962. Ado Kyrou, debout derrière la caméra, porte des lunettes foncées.

Page source : http://www.askiweb.eu/

            A la revendication de la liberté de penser, s’ajoute l’intérêt historique des sujets qu’il a traités, qu’ils soient en lien avec la littérature, l’art en général et le surréalisme en particulier. Quant à son style cinématographique, nourri d’une grande exigence artistique, il semble toujours à l’affût de la singularité « pour effacer toutes les différences, pour entrer dans toutes les différences pour les comprendre. Artaud était fou, et parce qu’il était fou il était Artaud.». Certaines séquences dans ses films pourraient être revisités comme des documents à part entière. Prenons l’exemple de « La chevelure » (19’, 1961), adapté à partir de la nouvelle homonyme de Guy de Maupassant. Aux côtés d’un Jean-Louis Trintignant dans l’un de ses tout premiers rôles, Kyrou s’amuse à insérer dans le film le passage de l’homme-orchestre, personnage ambulant de l’époque qui arpentait les quartiers de Paris sous le poids d’objets-instruments reproduisant sa « musique ». Idem pour l’apparition inattendue d’Henri Langlois dans « Le vieux Trocadéro » (archives INA 1974), évoquant ses souvenirs du lieu avant la démolition, comme une caverne d’Ali Baba… Dans l’anticonformisme qui caractérise son parcours, l’histoire de la censure à la télévision française citera à nouveau son nom pour avoir « ridiculisé le personnage d’un officier de police » dans la série « Face aux Lancaster » (20X13’, 1971) N.

Dans son récit de vie, Ado Kyrou s’attarde sur une autre expérience heureuse de production collective, cette fois: «  C’était un film qui s’appelait « Parfois le Dimanche » (1960), un film-romance avec acteurs, avec, comme fond, la guerre d’Algérie. Celui-là, je l’ai fait en coopérative avec tous les techniciens sans qu’on n’ait payé un sou. On était deux réalisateurs, Raoul Sangla et moi. On avait des acteurs, des techniciens, c’était une production assez complète pour un film de 25 minutes, où tout le monde a été payé à part égale, c’est-à-dire que le machiniste a été payé autant que nous. Une fois le film vendu – le film a fait pas mal d’argent d’ailleurs – on était tous très heureux. C’était une entreprise rare dans le cinéma, où toute coopérative, comme ça, est considérée comme dangereuse parce que les gens ne voient jamais leur argent. Mais là, c’était peut-être le système qui n’était pas un système de hiérarchie mais un système d’égalité totale… Comme on avait signé tous nos contrats après avoir demandé l’aide du syndicat, il n’y a pas eu la moindre histoire. »

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Plan du parapluie et de la machine à coudre composé lors du tournage du « Salon des arts ménagers » (Paris, 1981), en référence aux « Chants de Maldoror de Lautréamont. Cliché pris depuis l’interface des archives audiovisuelles de l’INA.

Après l’écoute du témoignage d’Ado Kyrou, j’ai éprouvé la curiosité d’aller retrouver ce plan de la rencontre de la machine à coudre et du parapluie qu’il a composé à l’occasion du programme télévisé pour le Salon des arts ménagers de 1981. Entre rasoirs à main dentelés, ventilateurs « quatre saisons » et spatules de cuisine en nylon, la nature morte …gisait à la 37ème minute de l’émission, en noir et blanc, au beau milieu d’une séquence de poêles à bois en porcelaine peinte, le tout baignant dans une sorte dans l’anachronisme que procure le visionnage des programmes de ces années-là. Il faut dire qu’Ado était le téléaste habitué pour « Aujourd’hui Madame », devenu « Aujourd’hui la vie », programme prioritairement destiné à la bonne ménagère de l’époque (années ‘60 et ’70), pour lequel il a, hormis les reportages sur le terrain, assuré les défilés annuels des grands couturiers entre la fin des années ’70 et le début des années ’80. Il a également réalisé quelques programmes musicaux pour « Dim, Dam, Dom », dont certains documents comme l’improvisation flamenco du grand guitariste gitan Manitas De Plata (1967)  https://www.youtube.com/watch?v=o92nOLWiduM ainsi que « Hey Joe » de Jimi Hendrix (1967).

Alors, on l’imagine volontiers, entre deux tournages en studio multi-caméra, bavarder à la cantine en compagnie de Carlos Vilardebo O ou de Jean-Christophe Averty P, évoquant tantôt l’essence surréaliste du cinéma tantôt les tracts du mouvement qu’il signait autrefois et qui, eux, n’ont rien perdu de leur modernité: « Ni école, ni chapelle, beaucoup plus qu’une attitude, le surréalisme est, dans le sens le plus agressif et le plus total du terme, une aventure. Aventure de l’homme et du réel lancés l’un par l’autre dans le même mouvement. N’en déplaise aux spirites de la critique attablés, toutes lumières éteintes, pour évoquer son ombre, le surréalisme continue de se définir par rapport à la vie dont il n’a cessé d’exalter les forces en s’attaquant à leur aliénation séculaire. »

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HAUTE FREQUENCE, tract surréaliste du 24 mai 1951

Notes

A Ado KYROU, Le surréalisme au cinéma, Paris, 1ère édition par LE TERRAIN VAGUE (1963) –   rééditions par  RAMSAY CINEMA (depuis 1985)

B Ado Kyrou, Luis Bunuel, Paris, édité par SEGHERS , coll. “Cinéma d’Aujourd’hui” (1962)

C Frémaux Thierry. L’aventure cinéphilique de positif (1952-1989). In: Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°23, juillet-septembre 1989. Dossier : Mai 68. pp. 21-34

http://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1989_num_23_1_2831

D Ioanna PAPASPYRIDOU, Ado Kyrou, l’éternel révolté, Mélusine XXIV – Le cinéma des surréalistes. Article accessible en ligne : https://books.google.gr/books?id=yicoXwu_FbUC&pg=PA77&lpg=PA77&dq=film+documentaire+Ado+Kyrou&source=bl&ots=aYB1mKJsYN&sig=2fMjtX4GMw26CfnUQuN1JgrNuto&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjZp7mglMfZAhUEsaQKHe_vBb4Q6AEINjAE#v=onepage&q=film%20documentaire%20Ado%20Kyrou&f=false

E INA, Institut National de l’Audiovisuel chargé de la conservation des archives radiophoniques et télévisuelles des médias de service public depuis leur existence.

F  Ado KYROU, L’âge d’or de la carte postale, Paris, éditions BALLAND, 1966

G « (…) beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! » , citation d’Isidore Ducasse dit le comte de Lautréamont, Les chants de Maldoror (1869)

Texte en ligne page 124 sur 142 : http://www.poetes.com/textes/lau_mal.pdf

H site web du Palais idéal de Ferdinand Cheval : www.facteurcheval.com

I Article du quotidien le Dauphiné “Un film inédit sur le Facteur Cheval” relatant comment la copie du film d’Ado Kyrou a rejoint le site du älais idéal  en 2010: http://www.ledauphine.com/drome/2010/09/25/un-film-inedit-sur-le-facteur-cheval-et-son-palais-ideal

J À propos de “ l’accord des pourcentages” du 10 octobre 1944: https://www.herodote.net/10_octobre_1944-evenement-19441010.php

K Liste des articles de critique cinéma signés par Ado Kyrou https://calindex.eu/auteur.php?op=listart&num=14

L À propos d’Eric Losfeld: https://www.babelio.com/auteur/ric-Losfeld/170033  http://www.telerama.fr/livre/les-memoires-frondeuses-d-eric-losfeld-editeur-des-surrealistes,155586.php

M  Y aurait-il ici un clin-d’oeil au court-métrage de Jacques Demy “Le sabotier du Val-de-Loire” (26’, 1955)°?

N À propos de cet épisode de censure : http://www.tele70.com/article-30963759.html

O Carlos Vilardebo , cinéaste et téléaste d’origine portugaise, né en 1921: http://www.imdb.com/name/nm0897404/

P  Jean-Christophe Averty http://theconversation.com/jean-christophe-averty-melies-du-petit-ecran-74034