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lundi 18 novembre 2024

Comment François Mitterrand réinventa la colonisation

 SOURCE: https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/comment-francois-mitterrand-reinventa-la-colonisation,7573

Dans son livre L’Afrique d’abord ! Quand François Mitterrand voulait sauver l’Empire français (La Découverte, 2024), Thomas Deltombe exhume nombre de documents inédits. Parmi ceux-ci, le rapport sur la Tunisie rédigé en 1952 par François Mitterrand, alors ministre sans portefeuille du gouvernement Edgar Faure. Orient XXI publie pour la première fois ce document de 57 pages, intitulé « Étude sur les rapports franco-tunisiens », que le chercheur a retrouvé dans les archives de Vincent Auriol, président de la République de 1947 à 1953. Il est suivi d’un extrait du livre qui montre comment le contexte tunisien en 1952 a marqué l’évolution de la vision coloniale de François Mitterrand vers ce que les nationalistes algériens appelleront, deux ans plus tard, « le néo-colonialisme ».

L'image montre un homme en costume assis à une table, tenant un stylo. En arrière-plan, on aperçoit des documents écrits, probablement des notes ou un texte officiel. L'homme a un regard sérieux et semble concentré sur son écrit. Son environnement suggère un contexte historique ou politique.
Février 1947. François Mitterrand, ministre des Anciens combattants et des Victimes de guerre, assis à son bureau. Au second plan, une page de L’«  Étude sur les rapports franco-tunisiens  » (1952)
Orient XXI

L’« Étude sur les rapports franco-tunisiens »1 a été rédigée par François Mitterrand, alors figure montante de la IVe République, qui s’intéresse de près aux questions coloniales depuis son passage au ministère de la France d’outre-mer (1950-1951). Alors que la France s’enferre en Indochine, le jeune ministre insiste sur l’importance stratégique du continent africain. « Nous ne garderons à la France sa position dans le monde qu’autant que nous aurons maintenu sa présence en Afrique », explique-t-il aux instances nationales de son parti, l’Union démocratique et socialiste de la Résistance (UDSR), en novembre 1951. Or cette « présence française » est menacée sur différents points du continent africain, et singulièrement en Tunisie, où le courant nationaliste porté par le Néo-Destour conteste fermement la mainmise de la France.

François Mitterrand, «  Étude sur les rapports franco-tunisiens  »
Archives nationales, fonds Vincent Auriol, 552 AP/113
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Selon Thomas Deltombe, ce rapport sur la Tunisie marque une évolution majeure dans la pensée coloniale de François Mitterrand. Ce dernier, jusqu’alors arcbouté sur une conception assimilationniste, explore pour la première fois les potentialités de la logique associationiste : en cédant quelques libertés aux élites autochtones et en les associant à la gestion des affaires communes, la France ne se laisse-t-elle pas plus de chance de pérenniser sa présence en Afrique ? Cette question, soulevée à l’époque par les partisans de la « réforme » du système colonial, est au cœur de l’ouvrage publié quelques mois plus tard par François Mitterrand, avec une lettre préface de Pierre Mendès France : Aux frontières de l’Union française. Indochine-Tunisie (Julliard, 1953).

François Mitterrand devient, le 21 janvier 1952, ministre d’État sans portefeuille dans le cabinet Edgard Faure. Sa mission : rédiger un rapport sur les relations franco-tunisiennes. Prenant sa tâche à cœur, il se plonge dans les textes fondateurs du protectorat tunisien : le traité du Bardo (1881) et la convention de La Marsa (1883)2. Il étudie en détail les institutions tunisiennes et les forces politiques en présence. Il se penche également sur les écrits de Hubert Lyautey, expert du protectorat, qu’il mit en pratique comme résident général de France au Maroc à partir de 1912, et qui insista sur l’utilité de préserver une réelle autonomie aux autorités autochtones. Comme beaucoup d’autres, Mitterrand sait qu’il est urgent d’engager des réformes structurelles si l’on veut apaiser la situation et maintenir la Tunisie sous domination française.

Le président Vincent Auriol en est, lui aussi, parfaitement conscient. « Si vous voulez garder la Tunisie comme le Maroc, il faut faire des réformes », explique-t-il à Jean de Hauteclocque [résident général de la France en Tunisie] qu’il reçoit à l’Élysée le 8 février 1952. Autrement, « la colonie française se perdra, se fera massacrer ». Selon le chef de l’État, il serait souhaitable de rendre aux Tunisiens tous les ministères, sauf trois : les Affaires étrangères, la Défense et les Finances. Au résident général, qui s’inquiète de la sécurité des Français, le président concède : « On pourrait dire “ministre de la Police et de la Défense nationale”. » S’agissant du législatif, Auriol préconise l’instauration de deux chambres : « une Chambre de représentants comprenant la majorité et quelques Français, et une Chambre haute qui aurait une majorité de Français et qui serait d’ordre professionnel »3. C’est justement le schéma qu’envisage François Mitterrand. Deux semaines après avoir consulté les équipes de l’Élysée, le ministre présente sa documentation de travail au chef de l’État le 20 février4. « Je constate que la plupart de ces documents vont dans le sens même que j’avais préconisé, note Auriol dans son journal. Je l’ai vivement encouragé. »5

Le protectorat, verrou de la présence française

Le rapport de Mitterrand est envoyé à quelques personnalités politiques et journalistes parisiens un mois plus tard. Ce texte dactylographié de cinquante-sept pages, intitulé « Étude sur les rapports franco-tunisiens », est consultable dans les archives de Vincent Auriol6. Ce document inédit est capital si l’on veut comprendre la pensée coloniale de François Mitterrand.

Le traité du Bardo, signé en 1881 par la France et le Bey de Tunis, doit redevenir le nœud stratégique du lien franco- tunisien, affirme avec force François Mitterrand. Ce texte opère en effet ce que ce dernier considère comme un juste partage de souveraineté : la souveraineté extérieure est confiée au gouvernement français, la souveraineté intérieure aux autorités tunisiennes. Le problème, poursuit Mitterrand, se situe dans la convention de La Marsa, signée en 1883, et dans la pratique du pouvoir qui en a découlé : en cherchant à donner à la France les « moyens d’une politique de présence », conforme au départ à l’esprit du protectorat, les autorités françaises se sont engagées « dans la voie de l’administration directe sans l’avoir clairement conçu, ni clairement dit »8. François Mitterrand propose donc de revenir au partage originel, en rendant le traité du Bardo « intangible » mais en substituant à la convention de La Marsa des « conventions particulières » dans différents domaines : militaire, monétaire, culturel et minier (des propositions de convention sont annexées à la fin du document). Ainsi l’« autonomie interne » de la Tunisie serait garantie et les « intérêts essentiels » de la France sauvegardés.

La seconde partie de l’étude est consacrée aux réformes institutionnelles nécessaires à la pérennité de ce protectorat rénové, avec un triple objectif : répondre aux revendications des Tunisiens, permettre aux Français de Tunisie de trouver leur place dans le nouveau dispositif et, bien sûr, garantir les intérêts stratégiques de la France. Suivant la ligne tracée par l’Élysée, l’étude propose la création de deux chambres : une Assemblée législative, qui pourrait à terme être élue au suffrage universel, et une chambre haute regroupant les représentants des « forces vives » de la Tunisie, qui serait au moins temporairement désignée au suffrage indirect. La première, dominée par les autochtones, refléterait les équilibres démographiques de la société tunisienne. La seconde, qui refléterait les intérêts économiques et où les Français seraient donc surreprésentés, permettrait de modérer les ardeurs de la première assemblée9.

L’exécutif tunisien serait doté de garde-fous comparables. Une sorte d’inversion des rôles s’opérerait entre le résident général et le Bey : alors que le premier gouverne directement, et attend que le Bey pose son sceau sur ses décisions, il laisserait l’initiative au second mais disposerait d’un droit de veto en cas de désaccord. « L’assentiment aux décisions beylicales, qu’il sera nécessaire de maintenir, retrouvera alors sa véritable signification, écrit Mitterrand. Il perdra son caractère actuel d’acte de commandement pour prendre le caractère d’acte de contrôle qu’implique un régime de protectorat.10 » Quant au gouvernement lui-même, il serait composé de Tunisiens, à l’exception des ministères des Affaires étrangères, de la Défense et — temporairement — des Finances. La sécurité intérieure serait gérée en partage par le ministère de l’Intérieur (tunisien) et le ministère de la Défense (français). « Un partage des fonctions ne serait pas difficile à déterminer », assure Mitterrand11.

Pareille réforme est-elle réalisable ? Les nationalistes tunisiens sont-ils prêts à négocier sur cette base ? Le Néo-Destour, estime Mitterrand, est moins « irréductible » qu’on pourrait le penser et sa force réside en grande partie dans l’inconstance de la politique française qui, depuis trop d’années, cherche alternativement à réprimer et à amadouer le mouvement nationaliste. « En frappant sans l’atteindre, nous prouvions sa vitalité, en composant sans le gagner, nous garantissions son autorité », écrit-il12. Tout l’enjeu est donc de savoir s’il existe un terrain de discussion avec le parti de Bourguiba. Si son objectif est réellement de « nous chasser de Tunisie », alors il faudra « le combattre sans merci ». Si, à l’inverse, « ses revendications, tout en nous obligeant à réformer fondamentalement nos méthodes, sont compatibles avec le maintien de la présence française, ne faudrait-il pas y réfléchir de plus près13 ? ».

Il n’y a qu’une seule manière de connaître les véritables intentions du Néo-Destour, écrit Mitterrand : « Faire connaître avec force la limite rigoureuse de nos concessions, faire connaître avec clarté les réformes auxquelles nous consentons, et les étapes que nous prévoyons pour leur mise en place, et surtout exécuter activement et fidèlement ce qui a été décidé. » En octroyant ainsi un programme de réformes substantielles, la France gagnerait sur deux tableaux : elle fixerait d’entrée de jeu les limites acceptables de ses concessions et elle obligerait les acteurs politiques tunisiens à prendre position. En échange de ces concessions, affirme en effet Mitterrand, « il sera normal d’exiger des engagements solennels ». Et on pourra ainsi trier le bon grain de l’ivraie : « Qui les refusera, reconnaîtra ses véritables intentions et devra être impitoyablement combattu. Qui les acceptera devra être loyalement aidé et soutenu. » La réforme proposée aura donc pour vertu, en fracturant le camp nationaliste, de briser la dynamique indépendantiste.

Châtier et réformer

Mais François Mitterrand n’est déjà plus ministre au moment où il distribue son rapport dans les cercles parisiens. Le cabinet Faure est tombé quinze jours plus tôt. Son étude, jugée trop libérale, est remisée par le gouvernement suivant, présidé par Antoine Pinay, qui préfère soutenir la « politique de force » engagée par la présidence. Le Premier ministre M’hamed Chenik et trois de ses ministres sont arrêtés dans la nuit du 25 au 26 mars 1952. Le gouvernement tunisien est remplacé par une nouvelle équipe chargée d’appliquer des réformes insignifiantes. Stigmatisant ce « maigre brouet », Mitterrand commente dans Le Courrier de la Nièvre  : « Notre présence en Afrique du Nord, et spécialement en Tunisie, est l’impératif numéro un de la politique française. Avons-nous recherché le meilleur moyen de la perpétuer14 ? »

S’il échoue à court terme à imposer ses vues, le député de la Nièvre ne ménage pas ses efforts pour populariser ses théories. « Quelle admirable chose que le traité du Bardo, notre instrument diplomatique initial ! s’enflamme-t-il le 19 juin 1952 à l’Assemblée nationale. Tout n’est-il pas compris, grâce à une rare prescience qui est tout à l’honneur de Jules Ferry, dans ses très brefs articles15 ? » Le traité du Bardo, ajoute-t-il, « dit l’essentiel et cet essentiel fixe encore maintenant les impératifs de notre politique : occupation militaire, représentation diplomatique, direction financière. Il faut s’en tenir là et le proclamer à la face du monde : qui menacerait ces positions acquises serait notre ennemi16. ».

Ces principes sont en réalité à la source de la notion même de protectorat, élaborée à la fin du XIXe siècle, quand les cercles dirigeants français s’interrogeaient sur l’utilité, et sur le coût, de la colonisation. Alors que celle-ci devenait de plus en plus onéreuse à mesure que la France étendait son empire, le protectorat apparut à Jules Ferry, auquel Mitterrand se réfère constamment, comme un parfait compromis. En confiant à une autorité autochtone la gestion des affaires « indigènes » tout en garantissant à la métropole la mainmise sur l’« essentiel », ce système a bien des avantages sur l’administration directe : avantage économique puisqu’il permet au « protecteur » de se délester de lourdes charges sur l’autorité protégée ; avantage politique puisqu’il donne au premier la possibilité d’imputer ses propres erreurs sur la seconde ; avantage psychologique puisqu’il laisse à la population l’illusion de la souveraineté.

Le débat sur la pérennité du protectorat ne fut cependant jamais tranché. Pour de nombreux théoriciens, cette forme hybride de colonisation ne pouvait être que temporaire : elle devait à terme déboucher soit sur l’annexion complète du territoire soumis, soit sur son accession progressive à l’autonomie, voire à l’indépendance. La première position était par exemple défendue par le juriste Frantz Despagnet dans son Essai sur les protectorats, publié en 1896 : « Le protectorat nous apparaît […] comme une sorte de conquête morale précédant et justifiant par la suite la conquête matérielle, c’est-à-dire l’annexion pure et simple17. » La seconde rejoignait la conviction qu’Hubert Lyautey livra à ses collaborateurs en avril 1925 :

Il est à prévoir, et je le crois comme une vérité historique, que, dans un temps plus ou moins lointain, l’Afrique du Nord évoluée, civilisée, vivant de sa vie autonome, se détachera de la métropole. Il faut qu’à ce moment-là, et ce doit être le suprême but de notre politique, cette séparation se fasse sans douleur et que les regards des indigènes continuent toujours à se tourner avec affection vers la France.

La crainte d’un nouveau Spartacus

En dépit de cette confidence dont il ignore peut-être alors l’existence, Mitterrand classe Lyautey parmi les tenants du protectorat perpétuel et revendique son héritage18. La force du protectorat, écrivait Lyautey, « c’est la formule contrôle opposée à la formule administration directe » ; telle est, selon Mitterrand, la « doctrine » qu’il faut suivre puisqu’elle trace une troisième voie entre l’« annexion » désirée par les conservateurs et l’« abandon » réclamé par les communistes19. En renonçant à l’annexion, en se contentant donc du « contrôle », la France obtiendra en contrepartie des colonisés qu’ils renoncent au droit à l’indépendance qu’une administration trop intrusive pourrait les inciter à réclamer. Et c’est cet arrangement « équilibré » qu’a selon lui légué le traité du Bardo : ce dernier, « en laissant à la disposition de la France un domaine réservé et en respectant l’autonomie interne de la Tunisie, a établi les solides fondements d’une structure fédérale, seul obstacle au développement excessif des aspirations à l’indépendance intégrale comme aux empiètements d’une envahissante tutelle20. ».

Alors que la répression engagée par Jean de Hauteclocque se poursuit sans relâche, le « plan Mitterrand » revient brièvement à la une de l’actualité en octobre 1952 lorsqu’un courrier privé d’Habib Bourguiba, alors en résidence surveillée sur l’île de La Galite, au large de Bizerte, fuite opportunément dans la presse britannique et française. Le projet de Mitterrand, écrit le leader nationaliste à son fils, « contient une base raisonnable de négociations qui auraient été acceptées avec enthousiasme par le ministère Chenik, il y a deux ans, que nous accepterions volontiers aujourd’hui encore, quoique avec beaucoup de méfiance après tout ce qui s’est passé depuis21 ».

Pareille confession ne peut que conforter Mitterrand dans sa conviction que la politique coloniale, en Tunisie ou ailleurs, nécessite d’articuler intimement la « politique de force » et ce qui s’apparente à une politique de ruse. Il se place là encore dans le sillage de Lyautey, qui durant toute sa carrière joua simultanément de la carotte et du bâton22. La force doit naturellement s’abattre sur ceux qui réclament l’indépendance totale de leur pays : s’il en existe qui lancent pareils mots d’ordre, explique-t-il à l’Assemblée nationale en janvier 1953, « il faut alors les châtier23 ». Mais cette politique doit être précisément ciblée pour ne pas susciter chez les colonisés des velléités de révolte ou de résistance, complète-t-il dans un texte publié six mois plus tard. Car, écrit-il dans une métaphore révélatrice, « on n’enchaînera pas à notre char 70 millions d’êtres rétifs sans que, de nouveau, Spartacus ne surgisse et ne témoigne contre nous24 ».

Quand François Mitterrand voulait sauver l’Empire français

SOURCE: https://www.youtube.com/watch?v=gx6CYqII_N4&t=172s


Invité : Thomas Deltombe, auteur de L’Afrique d’abord ! Quand François Mitterrand voulait sauver l’Empire français (La Découverte, 2024).
Présenté par Sarra Grira (Orient XXI) et Michael Pauron (Afrique XXI.)

Thomas Deltombe a dirigé plusieurs ouvrages sur la Françafrique, dont L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique, paru en 2021 au Seuil. Son dernier livre est sorti le 22 août aux éditions La Découverte : L’Afrique d’abord ! Quand François Mitterrand voulait sauver l’Empire français.

Un résumé de son livre et une interview écrite sont disponibles sur Afrique XXI.
Les bonnes feuilles ainsi qu’un document inédit ont aussi été publiés sur Orient XXI.

Animée par Sarra Grira et Michael Pauron, Horizons XXI est une émission proposée par Afrique XXI et Orient XXI.

dimanche 17 novembre 2024

Animations peintes d'Aleksander Petrov

La Vache (1989)


Mon Amour (2006)


 

La Sirène (1997) 


Le Vieil Homme et la Mer (1999)


L'Homme Ridicule (1999)




vendredi 15 novembre 2024

A propos d’Ado Kyrou, écrivain, critique cinématographique et cinéaste (Athènes, 1923 – Paris, 1985)

SOURCE: https://dicodoc.blog/2018/03/04/3664/#_ftnref4

E COMME ENTRETIEN – Litsa Boudalika

Comment avez-vous découvert Ado Kyrou ? L’avez-vous connu personnellement ?

            La lecture de son ouvrage « Le surréalisme au cinéma » A, je l’ai faite vers l’âge de seize ans, peu avant mon cursus d’études en réalisation Cinéma/TV. A Bruxelles, comme ailleurs, vers la fin des années ’70, une bonne initiation au cinéma passait souvent par la fréquentation de la Cinémathèque, aujourd’hui appelée « Cinematek » – oui, avec un -k à la fin, comme Kyrou. Sa monographie sur Luis Bunuel B a aussi été un fidèle compagnon de route pendant mes études artistiques. Normal, les apprentissages n’ont pas attendu les autoroutes de l’information pour instaurer un accompagnateur discret, voire un professeur, en chaque auteur que l’on choisit de lire.

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Signature d’Ado Kyrou, depuis L’AGE D’OR DE LA CARTE POSTALE, Paris, édtions BALLAND, 1966

            Bien que ses idées avant-gardistes sur le cinéma aient été, depuis plus d’un demi-siècle, bien partagées, l’œuvre d’Ado Kyrou, écrite et filmique, reste assez méconnue. Ses écrits – à la fois révélateurs d’une érudition cinématographique rare et parés d’une posture assez subversive – lui valent-ils comme une sorte de …non-droit de cité dans la nébuleuse culturelle française? Encourager le spectateur à s’exprimer à haute voix dans les salles obscures, à aller voir les « mauvais » films qui, de son point de vue, sont parfois « sublimes », s’en prendre à Camus et à Truffaut pour dénoncer certaines assertions qu’il trouve conservatrices, rejeter quasi en bloc Bresson, Cocteau et Hitchcock, cela crée des inimitiés, peut-être même posthumes…

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Page de couverture « Le Manuel du parfait petit spectateur », écrit par Ado Kyrou, 
illustré par Siné, Paris, éditions LE TERRAIN VAGUE, 1958.

Page source : http://seriouspublishing.blogspot.gr/2008/12/manuel-du-parfait-petit-spectateur-ado.html

            Aux polémiques autrefois ouvertes autour du cinéma  – souvenons-nous  du  clivage à la fois esthétique et politique entre les revues « Positif » et « Cahiers du Cinéma » C –  a, peu à peu, succédé le conformisme, qui, déjà en 1980, le faisait affirmer que «les choses sont aujourd’hui données comme des cachets blancs qu’on avale» ; lui qui, par-delà la critique « de la réalité manifeste » revendiquait celle de la « réalité latente », invitant ainsi le critique de cinéma à entrer dans la poésie en dépassant le stade du journalisme, puisque « grands mythes et élans libérateurs se cristallisent sur l’écran, lieu prédestiné du hasard objectif ».

            Bien plus tard – dans les années 2000, une époque où j’enseigne le documentaire de manière intensive – je remets la main, quasi incidemment, sur un enregistrement intégral, effectué en 1980 par un camarade de classe, dans le cadre d’un exercice pratique de  « portrait radiophonique » en école de cinéma. Là, je découvre son récit de vie, depuis ses origines familiales et ses années athéniennes sous l’occupation, jusqu’à son exil en France en 1945 ; ses engagements politiques et syndicaux, son entrée dans le groupe surréaliste de l’après-guerre et, bien sûr, son approche de critique et de praticien du cinéma. Autant parler d’un trésor de témoignage par cet « éternel révolté »D disparu à l’âge de 63 ans d’une rupture d’anévrisme en automne 1985, à Paris.

ado kirou 3 
Portrait d’Ado Kyrou, image extraite d’un entretien vidéo (en grec) 
avec Nikos Giannopoulos (1985)

Page source : http://www.dailymotion.com/video/xvdvx5

Je ne l’ai donc pas connu personnellement, si ce n’est par ce témoignage unique ou encore les archives de l’INA E qui, par bribes, retracent son parcours d’auteur, de critique cinéma et de cinéaste d’inspiration surréaliste. Dans un monde culturel tout aussi sectorisé que celui de l’industrie, sa notoriété le cantonne exclusivement dans la critique cinématographique d’avant-garde, au point que l’on méconnaît aujourd’hui le Kyrou amateur de cartes postales et d’imagerie populaire F, le court-métragiste de talent et le téléaste de service public audiovisuel en fiction, en reportage, en variétés… Et aussi en film documentaire qui, en télévision, était produit sur support pellicule 16mm jusqu’au début des années ’80, comme son « Zen sans gêne », d’une durée de 8 minutes et disponible en clair sur la toile : http://www.ina.fr/video/CPB8005286407/le-zen-sans-gene-video.html 

Dans sa période de collaborations régulières à l’ORTF et France 2, entre 1968 et 1984, les documentaires de 52’ qu’il réalise s’intitulent: « Le vieux Trocadéro », « Les francs-maçons à visage découvert », « Vivre le chômage », « Le musée Grévin », « L’habitat social: un constat », « Les artisans de l’éphémère », « Les gardiens du temps », « Ces enfants-là »…  Flux télévisuel oblige, l’enquête et le témoignage y sont nettement privilégiés, ce qui n’empêche pas une construction cinématographique rigoureuse et des envolées poétiques lors de nombreux passages dans la continuité audio-logo-visuelle. Accompagnement musical éclectique, reconstitution, farce et clin d’œil font partie des procédés fréquemment adoptés à la mise en scène ou au montage, qu’il évoque dans ces termes : « Il y a quinze jours, j’ai fini un film de commande – on est obligé de faire des films de commande de temps en temps – sur le Salon des arts ménagers. Et il y avait une section rétrospective avec de vieux appareils et de vieilles machines-à-coudre etc… J’ai fait un plan d’une vieille machine-à-coudre – très belle – et je l’ai couplée avec un parapluie… Bon, c’est la rencontre de la machine-à-coudre et du parapluie de Lautréamont G, personne ne comprendra ou alors une personne sur mille, mais, moi, ça me fait plaisir. Donc, si tu veux, cet état d’esprit de la blague, même personnelle, reste aussi vivace que toujours. (…) J’ai toujours dit – et Breton était d’ailleurs d’accord avec moi – que le surréalisme est avant tout un état d’esprit. Il n’existait pas de groupe surréaliste quand Rimbaud ou quand Lautréamont écrivaient ou quand Bosch peignait. Le groupe a simplement rassemblé, codifié et mis au clair. Et permis à tout le monde d’entrer, disons, dans la poésie.» Kyrou admet avoir appris énormément à travers le traitement du réel à la télévision. « J ‘en ai fait une soixantaine, des films d’une heure à peu près. Je sais que si un jour je refais du cinéma, j’introduirai de façon encore plus présente la réalité, c’est-à-dire que j’y introduirai même du documentaire à l’intérieur. »

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Photographie du groupe surréaliste au café de la place Blanche en 1953.
© Man Ray Trust / ADAGP, Paris, 2005.
Ado Kyrou est le cinquième en commençant par la gauche à partir du  rang du haut.
 
page source: andrebreton.fr
 
 Ses lettres de noblesse en court-métrage cinéma se situent dans la période 1957-1963, en plein essor du genre en France. Sur dix courts-métrages répertoriés à son nom, six sont des documentaires – films d’art inclus. L’archive, écrite ou audio-visuelle, y occupe une place prépondérante, à commencer par « Le temps des assassins » (15’, 1962), véritable plaidoyer antifasciste retraçant l’histoire de la 2ème guerre mondiale, co-signé avec Jean Vigne et entièrement réalisé à partir d’images d’actualités. Lors d’une présentation publique de son œuvre à la cinémathèque d’Athènes en 2012, en toute fin de projection, un spectateur s’est levé pour demander comment se procurer une copie du film, précisant qu’on devrait l’inclure dans le catalogue de toutes les vidéothèques scolaires. Pour « La déroute » (16’, 1957) – son tout premier court-métrage produit par le talentueux Anatole Dauman et encadré par Georges Franju au poste de conseiller technique – Kyrou aborde l’exploitation mercantile de la défaite des troupes napoléoniennes à Waterloo. Signé par Henri Colpi au montage, narré par Jean Servais à partir de textes de Victor Hugo, le film possède toutes les qualités d’un classique de ces années-là, dans le sens où sa partition cinématographique déploie un découpage et une continuité très soignée et ponctuée par les textes de Victor Hugo : « Ce fut là un lieu funèbre, le commencement de l’obstacle, la première résistance que rencontre à Waterloo ce grand bûcheron de l’Europe qu’on appelait Napoléon; le premier nœud sous le coup de hache. »
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Photogramme extrait du court-métrage LE PALAIS IDEAL réalisé par Ado Kyrou (1958)

Page source : http://animulavagula.hautetfort.com/tag/michel+guillemot

Lors de l’entretien sonore, le cinéaste se remémore son expérience en court-métrage cinéma : « J’en ai fait une vingtaine, je crois, vingt-deux. J’avais des producteurs, toujours ; une seule fois, j’ai produit un film sur le château du Facteur Cheval H – ça s’appelait « Le Palais idéal » – sans être payé et sans payer l’équipe, avec un prêt que m’avait fait mon ex-belle-mère »I. Ainsi, grâce au geste de sa mécène, Ado Kyrou peut enfin traiter un sujet cher aux surréalistes – auquel Jacques Brunius avait consacré un film dans les années ’30. Il s’agit du phénomène de l’artiste singulier Ferdinand Cheval connu aussi comme Facteur Cheval (1836-1924), originaire de Hauterives (Drôme). Nous sommes en 1956, une époque où la notoriété artistique du bâtisseur solitaire reste encore à faire. Ici, le cinéaste Kyrou opte pour le récit du facteur à la première personne, depuis ses premières intuitions jusqu’à l’achèvement du palais entièrement construit de ses mains, et selon les mots de l’artiste, grâce à « un génie bienfaisant (qui l’a) tiré du néant ». L’histoire de Ferdinand Cheval est narrée par Gaston Modot tandis qu’à l’image, le personnage est incarné par Monsieur Chautand, facteur à Hauterives en 1957 que la caméra de Kyrou suit jusqu’aux derniers gestes du personnage en train de bâtir, à l’âge de 86 ans, sa propre demeure éternelle qu’il nommera « le tombeau du silence et du repos sans fin ». La collaboration de Kyrou avec un maître du jazz comme André Hodeir et le Jazz Groupe de Paris, ainsi qu’un travail méticuleux de couplage son/image, créent la rencontre poétique entre l’étrangeté de l’œuvre monumentale de Ferdinand Cheval et son récit : « Fils de paysan et fils de mes oeuvres, facteur rural comme mes 25000 camarades, je déambulais chaque jour de Hautes Rives à Tersanne, courant tantôt dans la neige et la glace, tantôt dans la campagne fleurie. J’avais bâti dans un rêve, un château, un palais ou des grottes, je ne sais trop bien vous l’exprimer, le tout si joli, si pittoresque que l’image en demeura vivante pendant au moins dix ans dans mon cerveau. Je m’ traitais moi-même de fou, d’insensé. J’étais pas maçon, sculpteur, je ne connaissais pas l’ ciseau. Pour l’architecture, n’en parlons pas, je ne l’ai jamais étudiée. Or, au moment où mon rêve sombrait peu à peu dans les brouillards de l’oubli, mon pied heurtait une pierre si bizarre que je l’ai ramassée. Le lendemain, au même endroit, j’en trouvai une plus belle. Puisque la nature peut faire la sculpture, moi je ferai la maçonnerie et l’architecture. » Ainsi parlait Cheval dans ce petit bijou cinématographique, austère et lyrique à la fois, où le cinéaste, entre reconstitution, respect du document et merveille du monument, revisite l’univers poétique du personnage.

ado kirou 6 
Le Palais idéal, œuvre monumentale de Ferdinand Cheval, carte postale d’époque

page source : www. facteur-cheval.fr

Pouvez-vous nous donner les éléments les plus importants de sa biographie.

Citoyen Kyrou naît dans l’Athènes de l’entre-deux guerres en 1923, au sein d’une famille aisée, et selon ses propres mots, « bourgeoise et, même, tout-à-fait réactionnaire ». Les Kyrou sont d’origine chypriote et propriétaires-éditeurs du quotidien conservateur « Estia », dont la direction lui est à priori destinée. Il en sera tout autrement pour le jeune Adonis qui, collégien dans les années ’30, commence par refuser de porter l’uniforme des jeunesses fascistes. Il ne tardera pas à rejoindre la résistance communiste pendant l’occupation où il n’a pas été accepté « les bras ouverts, c’est-à-dire qu’il y avait une méfiance, toujours – normale, normale. Et ils m’ont mis à l’épreuve. Alors, mettre à l’épreuve, ça donnait des résultats quelques fois tragiques pour un gosse de cet âge-là. J’ai eu des fois à trimballer, dans des sacs, des morceaux de mitraillette d’un bout d’Athènes à l’autre à pied, Alors, je me souviens de ma trouille, comme un gosse qui a peur, peur, comme les gosses dans « Les misérables », comme Cosette dans la forêt, quoi. J’allais d’Omonia à Pangràti, à pied, avec deux grands sacs. Les Allemands, je le voyais, ils étaient autour de moi, oui. Mais tu vois, ça, ça forme aussi.»

Peu après la libération d’automne 1944 – Churchill et Staline négocient le sort des Balkans et placent la Grèce sous influence britannique J – le pays ne tardera pas à sombrer, cinq ans durant,  dans une sanglante guerre civile ayant marqué la mémoire de plusieurs générations dans le pays. Gravement blessé à la colonne vertébrale, Kyrou survit aux balles des milices d’extrême droite et après quelques mois d’hôpital, il rejoint, en toute clandestinité, la France. « Un ami qui était le directeur du journal communiste « Rizospastis » m’a dit : « Comme je considère que tu es un bon communiste, ne va pas dans les pays dits ‘socialistes’.». C’est comme ça que je suis arrivé en France, avec des faux papiers, que je suis allée clandestinement sur un bateau anglais. J’ai mis presque trois mois pour arriver d’Athènes à Paris, c’était juste la fin de la guerre. Puis, je me suis trouvé tout seul, sans connaître personne. »

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Extrait de l’ouvrage d’Ado Kyrou L’AGE D’OR DE LA CARTE POSTALE, Paris, édtions BALLAND, 1966

page source: http://www.wanted-rare-books.com/carte-postale-kyrou.htm

Il est peut-être parmi les premiers en ce début de l’année 1945 mais près de 150 de ses congénères suivront à bord du bateau « Mataroa », certains d’entre eux comme étudiants boursiers de la France, fuyant clairement les représailles du fait de leur participation à la résistance. Ils s’appellent Kostas Axelos, Cornelius Castoriadis, Kostas Papaïoannou et seront philosophes. Nikos Svoronos deviendra historien, Mimika Kranaki, tête chercheuse en philosophie, poétesse et romancière. Georges Candylis, urbaniste auprès du Corbusier ainsi que l’architecte Yannis Xenakis, arrivé en 1947, qui sera compositeur.

« J’ai vécu très longtemps, plusieurs années », raconte Ado Kyrou,  « sept huit ans, oui, sans papiers, c’est-à-dire uniquement avec une carte de réfugié. J’ai fait même des travaux pour vivre; des travaux du genre débardeur aux Halles. J’ai fini ici ma licence ès Lettres, puis tout en écrivant, j’ai commence, petit a petit, à entrer dans le cinéma.  Je me suis d’abord spécialisé dans la critique cinématographique. »

Pendant plus de trente ans, les revues qu’il a fondées ou au sein desquelles il a fait équipe sont : « L’âge du cinéma », « Bizarre », « Positif », « Cinéma », « L’écran », « L’avant-scène du cinéma », « Midi-Minuit Fantastique »… K

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Portrait d’Ado Kyrou, image extraite d’un entretien avec Jacques Nahum 
pour le documentaire « Le cinéma surréaliste existe-t-il ? » réalisé dans 
le cadre de l’émission « Démons et merveilles du cinéma », ORTF,  1966

Page source : www.inamediapro.com

Sa rencontre, d’une part avec Eric Losfeld L, son éditeur, ainsi que le groupe surréaliste déterminent son orientation intellectuelle : « J’ai trouvé là des gens qui disaient ce qu’ils pensaient, pour qui, les choses n’étaient pas une fois pour toutes définies. Qui n’obéissaient pas à la règle de l’histoire, même littéraire. Des gens auprès de qui je pouvais dire que La Fontaine est un sale con, sans qu’on me dise que je fais de la provocation ou que j’essaie de faire le malin. Donc, le surréalisme m’a beaucoup aidé pour avoir cette indépendance totale envers l’événement. Cela m’a porté beaucoup d’autres choses, c’est-à-dire que j’ai connu des personnages extraordinaires. Quelqu’un comme Prévert, par exemple, était un être extraordinaire, d’une valeur morale incroyable. Bunuel, aussi. Tout ça c’était des personnages qui existaient par eux-mêmes, sans faire de numéro à l’extérieur. (…) Resnais, c’est quelqu’un que j’aime bien humainement, on habitait rue des Plantes tous les deux, lui un peu plus loin que moi. Pendant Mai ’68, on avait rendez-vous au coin de la rue et on allait à pied à Vaugirard, à l’école de Vaugirard, où il y avait toutes les réunions. C’est quelqu’un qui a beaucoup pensé au surréalisme, qui a été très proche, très propre aussi. »

Quelle importance avait le documentaire pour lui ?

 Revendiquant l’essence surréaliste du cinéma – de par le simple fait que la caméra impose toujours un point de vue – c’est la poésie et l’absurdité du réel qui l’intéressent, y compris en fiction. Parmi ses œuvres les plus réussies, on peut citer deux «hybrides », à mi-chemin du documentaire et de la fiction, l’un placé sous le signe du désir de témoigner, l’autre sous celui de la créativité exponentielle à partir de documents visuels.

Il s’agit, d’une part, de « Bloko », long-métrage (74’, 1965) se référant à la période de l’occupation allemande en Grèce. La trame fictionnelle n’est qu’un prétexte à la reconstitution de faits historiques qui se sont déroulés en été 1944 dans le faubourg athénien de Kokkinia. La cartographie « occupants – résistants – collabos – population » y est minutieusement décrite à travers le bouclage barbare de la ville, suivi d’exécutions capitales collectives. Avec le temps – et surtout, la nécessaire distance des historiens et de l’opinion publique par rapport aux faits de guerre – le film est devenu une référence dans le cinéma grec. Pourtant, le cinéaste s’en souvient tout autrement lors de sa sortie : « Le film a été très mal accueilli en Grèce parce que pour la première fois, il y avait un film sur la résistance, sur l’occupation, sans héroïsme. Il n’y avait pas de personne qui n’avait pas peur. Il n’y avait pas de ces êtres immatériels qui parsèment tout le cinéma de guerre américain ou même tout ce qui a été fait sur la résistance en Grèce. J’avais essayé, d’une part, d’être complètement réel, c’est-à-dire d’écrire les choses telles que je les ai vues. Je n’ai pas vu l’événement même mais j’ai vu des événements équivalents. »

D’autre part, « Un honnête homme », (11’, 1963, Prix Louis Lumière 1964), renvoie clairement au documentaire de création construit à partir d’un matériau assez insolite: une collection de cartes postales en noir et blanc, filmées au banc-titre. Approche surréaliste oblige, la continuité visuelle de cette imagerie « belle époque «  est ponctuée par le récit biographique, en rimes, d’un présupposé fils de sabotier du Val-de-Loire M qui arrive à Paris pour étudier mais finit par y connaître la débauche, l’amour, puis la guerre avant le retrait et la paix… A l’image, donc, le document. Au son, la fiction aux vagues similitudes autobiographiques sur fond d’exode rural.

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Image d’une carte postale depuis « Un honnête homme », court métrage d’Ado Kyrou et Prix Louis Lumière 1964 – Page source : https://ombresblanches.wordpress.com/page/5/

 Quelle place peut avoir aujourd’hui la connaissance de l’œuvre d’Ado Kyrou ?

Autant son œuvre que les points de vue qu’il a défendus rappellent l’effet d’un antidote à la culture sclérosée, si vous permettez l’expression. L’empreinte surréaliste sur son expression l’amène à affirmer « des choses qui ont paru à un certain public et surtout à une certaine élite comme des absurdités immenses. J’avais osé dire que « King Kong » était un grand film lorsque « King Kong » était considéré comme un petit film pour les petits enfants. Ou « L’île du Dr Moreau » ou n’importe quoi. Aujourd’hui, il y a des jeunes qui me demandent « Dis donc, comment avais-tu deviné que c’était un grand film ? » J’avais deviné rien du tout, ça m’avait plus, c’est tout. Et j’avais osé le dire ».

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Extrait de presse en langue avec photographie de plateau depuis le tournage « Paix et vie », Athènes, 1962. Ado Kyrou, debout derrière la caméra, porte des lunettes foncées.

Page source : http://www.askiweb.eu/

            A la revendication de la liberté de penser, s’ajoute l’intérêt historique des sujets qu’il a traités, qu’ils soient en lien avec la littérature, l’art en général et le surréalisme en particulier. Quant à son style cinématographique, nourri d’une grande exigence artistique, il semble toujours à l’affût de la singularité « pour effacer toutes les différences, pour entrer dans toutes les différences pour les comprendre. Artaud était fou, et parce qu’il était fou il était Artaud.». Certaines séquences dans ses films pourraient être revisités comme des documents à part entière. Prenons l’exemple de « La chevelure » (19’, 1961), adapté à partir de la nouvelle homonyme de Guy de Maupassant. Aux côtés d’un Jean-Louis Trintignant dans l’un de ses tout premiers rôles, Kyrou s’amuse à insérer dans le film le passage de l’homme-orchestre, personnage ambulant de l’époque qui arpentait les quartiers de Paris sous le poids d’objets-instruments reproduisant sa « musique ». Idem pour l’apparition inattendue d’Henri Langlois dans « Le vieux Trocadéro » (archives INA 1974), évoquant ses souvenirs du lieu avant la démolition, comme une caverne d’Ali Baba… Dans l’anticonformisme qui caractérise son parcours, l’histoire de la censure à la télévision française citera à nouveau son nom pour avoir « ridiculisé le personnage d’un officier de police » dans la série « Face aux Lancaster » (20X13’, 1971) N.

Dans son récit de vie, Ado Kyrou s’attarde sur une autre expérience heureuse de production collective, cette fois: «  C’était un film qui s’appelait « Parfois le Dimanche » (1960), un film-romance avec acteurs, avec, comme fond, la guerre d’Algérie. Celui-là, je l’ai fait en coopérative avec tous les techniciens sans qu’on n’ait payé un sou. On était deux réalisateurs, Raoul Sangla et moi. On avait des acteurs, des techniciens, c’était une production assez complète pour un film de 25 minutes, où tout le monde a été payé à part égale, c’est-à-dire que le machiniste a été payé autant que nous. Une fois le film vendu – le film a fait pas mal d’argent d’ailleurs – on était tous très heureux. C’était une entreprise rare dans le cinéma, où toute coopérative, comme ça, est considérée comme dangereuse parce que les gens ne voient jamais leur argent. Mais là, c’était peut-être le système qui n’était pas un système de hiérarchie mais un système d’égalité totale… Comme on avait signé tous nos contrats après avoir demandé l’aide du syndicat, il n’y a pas eu la moindre histoire. »

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Plan du parapluie et de la machine à coudre composé lors du tournage du « Salon des arts ménagers » (Paris, 1981), en référence aux « Chants de Maldoror de Lautréamont. Cliché pris depuis l’interface des archives audiovisuelles de l’INA.

Après l’écoute du témoignage d’Ado Kyrou, j’ai éprouvé la curiosité d’aller retrouver ce plan de la rencontre de la machine à coudre et du parapluie qu’il a composé à l’occasion du programme télévisé pour le Salon des arts ménagers de 1981. Entre rasoirs à main dentelés, ventilateurs « quatre saisons » et spatules de cuisine en nylon, la nature morte …gisait à la 37ème minute de l’émission, en noir et blanc, au beau milieu d’une séquence de poêles à bois en porcelaine peinte, le tout baignant dans une sorte dans l’anachronisme que procure le visionnage des programmes de ces années-là. Il faut dire qu’Ado était le téléaste habitué pour « Aujourd’hui Madame », devenu « Aujourd’hui la vie », programme prioritairement destiné à la bonne ménagère de l’époque (années ‘60 et ’70), pour lequel il a, hormis les reportages sur le terrain, assuré les défilés annuels des grands couturiers entre la fin des années ’70 et le début des années ’80. Il a également réalisé quelques programmes musicaux pour « Dim, Dam, Dom », dont certains documents comme l’improvisation flamenco du grand guitariste gitan Manitas De Plata (1967)  https://www.youtube.com/watch?v=o92nOLWiduM ainsi que « Hey Joe » de Jimi Hendrix (1967).

Alors, on l’imagine volontiers, entre deux tournages en studio multi-caméra, bavarder à la cantine en compagnie de Carlos Vilardebo O ou de Jean-Christophe Averty P, évoquant tantôt l’essence surréaliste du cinéma tantôt les tracts du mouvement qu’il signait autrefois et qui, eux, n’ont rien perdu de leur modernité: « Ni école, ni chapelle, beaucoup plus qu’une attitude, le surréalisme est, dans le sens le plus agressif et le plus total du terme, une aventure. Aventure de l’homme et du réel lancés l’un par l’autre dans le même mouvement. N’en déplaise aux spirites de la critique attablés, toutes lumières éteintes, pour évoquer son ombre, le surréalisme continue de se définir par rapport à la vie dont il n’a cessé d’exalter les forces en s’attaquant à leur aliénation séculaire. »

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HAUTE FREQUENCE, tract surréaliste du 24 mai 1951

Notes

A Ado KYROU, Le surréalisme au cinéma, Paris, 1ère édition par LE TERRAIN VAGUE (1963) –   rééditions par  RAMSAY CINEMA (depuis 1985)

B Ado Kyrou, Luis Bunuel, Paris, édité par SEGHERS , coll. “Cinéma d’Aujourd’hui” (1962)

C Frémaux Thierry. L’aventure cinéphilique de positif (1952-1989). In: Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°23, juillet-septembre 1989. Dossier : Mai 68. pp. 21-34

http://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1989_num_23_1_2831

D Ioanna PAPASPYRIDOU, Ado Kyrou, l’éternel révolté, Mélusine XXIV – Le cinéma des surréalistes. Article accessible en ligne : https://books.google.gr/books?id=yicoXwu_FbUC&pg=PA77&lpg=PA77&dq=film+documentaire+Ado+Kyrou&source=bl&ots=aYB1mKJsYN&sig=2fMjtX4GMw26CfnUQuN1JgrNuto&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjZp7mglMfZAhUEsaQKHe_vBb4Q6AEINjAE#v=onepage&q=film%20documentaire%20Ado%20Kyrou&f=false

E INA, Institut National de l’Audiovisuel chargé de la conservation des archives radiophoniques et télévisuelles des médias de service public depuis leur existence.

F  Ado KYROU, L’âge d’or de la carte postale, Paris, éditions BALLAND, 1966

G « (…) beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! » , citation d’Isidore Ducasse dit le comte de Lautréamont, Les chants de Maldoror (1869)

Texte en ligne page 124 sur 142 : http://www.poetes.com/textes/lau_mal.pdf

H site web du Palais idéal de Ferdinand Cheval : www.facteurcheval.com

I Article du quotidien le Dauphiné “Un film inédit sur le Facteur Cheval” relatant comment la copie du film d’Ado Kyrou a rejoint le site du älais idéal  en 2010: http://www.ledauphine.com/drome/2010/09/25/un-film-inedit-sur-le-facteur-cheval-et-son-palais-ideal

J À propos de “ l’accord des pourcentages” du 10 octobre 1944: https://www.herodote.net/10_octobre_1944-evenement-19441010.php

K Liste des articles de critique cinéma signés par Ado Kyrou https://calindex.eu/auteur.php?op=listart&num=14

L À propos d’Eric Losfeld: https://www.babelio.com/auteur/ric-Losfeld/170033  http://www.telerama.fr/livre/les-memoires-frondeuses-d-eric-losfeld-editeur-des-surrealistes,155586.php

M  Y aurait-il ici un clin-d’oeil au court-métrage de Jacques Demy “Le sabotier du Val-de-Loire” (26’, 1955)°?

N À propos de cet épisode de censure : http://www.tele70.com/article-30963759.html

O Carlos Vilardebo , cinéaste et téléaste d’origine portugaise, né en 1921: http://www.imdb.com/name/nm0897404/

P  Jean-Christophe Averty http://theconversation.com/jean-christophe-averty-melies-du-petit-ecran-74034


La Première Révolution française a eu lieu au Moyen Âge, 400 ans avant la prise de la Bastille

 

Quatre siècles avant la prise de la Bastille, la paysannerie française s’est soulevée dans une grande révolte connue sous le nom de Jacquerie. La classe dirigeante française a noyé la révolte dans le sang et diabolisé tous ceux qui y ont pris part.

Source : Jacobin, Justine Firnhaber-Baker, Daniel Finn
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

 
Gravure de la Jacquerie de Beauvaisis, France, en mai-juin 1358. (Collection Roger Viollet / Getty Images)

Lorsque l’on évoque la tradition révolutionnaire française, on pense très probablement à la prise de la Bastille et au renversement de la monarchie. Mais ce n’était pas la première fois qu’il y avait un soulèvement majeur contre l’ordre établi en France.

Dans la seconde moitié du XIVe siècle, une révolte populaire, la Jacquerie, terrifie la classe dirigeante française. Ils ont noyé la révolte dans le sang et ont entrepris de diaboliser les paysans qui y avaient participé. Ce n’est que quatre siècles plus tard, à la suite d’une révolution réussie, que les historiens ont commencé à jeter un regard neuf sur la Jacquerie.

Justine Firnhaber-Baker est professeur d’histoire à l’université de St Andrews et auteur de The Jacquerie of 1358 : A French Peasants’ Revolt, la première étude majeure sur la Jacquerie depuis le XIXe siècle. Il s’agit d’une transcription éditée du podcast Long Reads de Jacobin Radio. Vous pouvez écouter l’interview ici.

Daniel Finn : Quelle est la nature du système politique et de l’ordre social en France au XIVe siècle ?

Justine Firnhaber-Baker : Sur le plan politique, le système était centralisé, en ce sens qu’il y avait un roi et un gouvernement royal. Au milieu du XIVe siècle, au moment de la Jacquerie, il existait une bureaucratie élaborée qui soutenait le gouvernement royal central à tous les niveaux. Mais la structure du pouvoir était également décentralisée, car les seigneuries locales et régionales étaient très importantes.

Lorsque nous parlons des seigneurs médiévaux, nous parlons de personnes qui avaient la juridiction et des droits fiscaux sur un territoire particulier. Nous avions l’habitude de considérer le gouvernement royal et les seigneurs comme des forces opposées, avec un jeu à somme nulle entre eux : au fur et à mesure que le pouvoir royal augmentait, le pouvoir des seigneurs devait diminuer.

Lorsque nous parlons de seigneurs médiévaux, nous parlons de personnes qui avaient une juridiction et des droits fiscaux sur un territoire particulier.

Mais de plus en plus, nous comprenons que ces deux niveaux de pouvoir ont en fait travaillé ensemble. La couronne ne souhaitait pas se débarrasser des seigneurs, et ces derniers voyaient de nombreux avantages à coopérer avec le gouvernement royal. Je dois également préciser, pour plus de clarté, que les seigneurs comprenaient le clergé : les évêques, les monastères et les couvents, avec des propriétés où ils exerçaient la seigneurie de la même manière que les seigneurs laïcs.

L’ordre social y est lié. Au Moyen-Âge, une façon très populaire de concevoir l’ordre social était de le diviser en trois ordres. Le premier ordre était le clergé : ceux qui priaient ; le deuxième ordre était les nobles : ceux qui se battaient ; et le troisième ordre était constitué de tous les autres : ceux qui travaillaient.

L’idée était que cette division reposait sur un contrat social : ceux qui travaillaient remettaient les fruits de leur travail à ceux qui priaient en échange d’une intercession auprès de Dieu et à ceux qui combattaient en échange d’une protection. Ces deux premiers ordres de clercs et de nobles occupaient souvent des fonctions seigneuriales en plus de ce statut social.

Daniel Finn : Quel a été l’impact de la peste noire sur la société française au XIVe siècle ?

Justine Firnhaber-Baker : Il est difficile d’en exagérer l’impact. La peste noire a atteint la France au cours de l’hiver 1348, et les estimations de la mortalité varient entre 30 et 60 %. Aujourd’hui, nous pouvons affirmer avec certitude que le taux de mortalité se situait probablement dans la partie supérieure de cette échelle, autour de 50 %. Vous pouvez imaginer l’impact de la perte de la moitié de votre population en si peu de temps.

La première vague de peste a mis environ deux ans à suivre son cours. La perte d’une telle proportion de la population en un tel laps de temps a été incroyablement perturbante à court terme. Elle a interrompu la première phase de la guerre de Cent Ans, qui durait depuis 1338. Pendant quelques années après 1348, il y a eu une trêve pendant la peste.

La peste noire a atteint la France au cours de l’hiver 1348, et les estimations de la mortalité varient de 30 à 60 %.

Les effets à plus long terme ont été encore plus profonds. L’un des effets les plus importants a été la réduction de moitié de l’assiette fiscale. La couronne et les seigneurs tiraient leur argent des travailleurs, qui étaient désormais beaucoup moins nombreux. Pour continuer à payer la guerre, qui était de plus en plus coûteuse au milieu du XIVe siècle, il fallait presser les contribuables encore plus fort.

Il y a également eu un impact social en raison de la façon dont les élites sociales et politiques ont thésaurisé les ressources. Une façon simpliste d’envisager la peste noire et l’économie est de dire que la population a été réduite mais que les ressources sont restées les mêmes, de sorte que tout le monde s’en est trouvé mieux. Dans la pratique, cela n’a pas fonctionné de cette manière.

Nous avons constaté une amélioration absolue de la qualité de vie de chacun, mais l’inégalité relative s’est probablement accrue. Bien qu’il aurait dû y avoir plus de ressources disponibles, dans la pratique, ces ressources n’ont pas été réparties de manière égale en raison de la manière dont les lois sur la fiscalité et le travail ont été promulguées et aussi parce que le marché foncier fonctionnait d’une manière qui privilégiait la propriété des nobles par rapport à celle des roturiers.

Daniel Finn : Comment le conflit anglo-français, connu par les historiens sous le nom de guerre de Cent Ans, a-t-il affecté le peuple français ?

Justine Firnhaber-Baker : Vous avez raison de le qualifier ainsi, car « guerre de cent ans » est un terme qui ne lui a été appliqué que bien plus tard, à partir du XIXe siècle. À l’époque, on ne savait évidemment pas qu’elle allait durer cent ans. Elle s’inscrit dans le cadre d’un conflit permanent entre l’Angleterre et la France, qui remonte au XIIIe siècle, voire avant.

Si l’on se concentre sur les deux décennies qui suivent 1338, date conventionnelle du début de la guerre de Cent Ans, le conflit a été beaucoup plus intense que tout ce que les Français avaient l’habitude de vivre auparavant. Bien qu’il s’agisse d’une guerre entre l’Angleterre et la France, elle se déroule principalement sur le territoire français.

L’un des principaux effets de la guerre sur le peuple français a été l’augmentation de la fréquence des actes de violence. Au Moyen Âge, la plupart des guerres ne prenaient pas la forme de batailles rangées entre armées opposées. Elle prenait essentiellement la forme de raids en rase campagne contre des non-combattants.

De nombreux roturiers français ont subi les effets de la guerre en tant que victimes, mais ils ont également fait une nouvelle expérience de la violence militaire en tant qu’auteurs. La guerre de Cent Ans a été marquée par une militarisation de la société dans son ensemble, car les roturiers étaient de plus en plus souvent appelés à combattre dans l’armée royale.

Au XIVe siècle, l’infanterie est devenue plus importante dans les armées médiévales, ce qui signifie qu’il y avait beaucoup plus de roturiers dans l’armée qu’au cours des siècles précédents, et ce changement a eu des effets logistiques. Les roturiers ont acquis la capacité de se battre. Ils possédaient des armes, des armures et des compétences en matière de commandement, ce qui a également eu un effet social et psychologique. Ils se sont rendu compte que les nobles étaient censés être les combattants, mais que désormais les ouvriers se battaient aussi, et qu’ils étaient peut-être même meilleurs que les nobles.

Au Moyen-Âge, la guerre prenait essentiellement la forme de raids en rase campagne contre des non-combattants.

À ce moment-là, la guerre se passe très mal pour l’armée française, dont les structures de commandement sont dirigées par le roi et les nobles. Deux ans avant la Jacquerie, en 1356, il y eut une grande bataille à Poitiers, au cours de laquelle le roi de France fut fait prisonnier par les forces anglaises et amené à Londres. Ceux-ci exigent une énorme rançon et le royaume tombe dans une période de conflit politique et de chaos parce qu’il a laissé le dauphin, son fils Charles âgé de dix-huit ans, aux commandes.

Lorsque la Jacquerie éclate deux ans plus tard, le dauphin a perdu le contrôle de Paris et d’une grande partie du nord de la France au profit d’une rébellion bourgeoise menée par le chef des marchands parisiens. Cette rébellion bourgeoise a commencé par s’associer au dauphin, mais elle est rapidement entrée en conflit avec lui en raison de son désir de réformer les structures de gouvernement du royaume. Ils se heurtent également aux partisans nobles du dauphin, qui s’opposent à leurs efforts pour contrôler l’armée et taxer les nobles au même taux (au moins) que les roturiers.

Au cours de l’hiver 1358, la rébellion bourgeoise et le dauphin sont engagés dans un conflit très grave et très violent. Le chef de la rébellion fait assassiner deux maréchaux nobles de l’armée devant le dauphin dans sa chambre à coucher.

Le dauphin se retire de Paris et commence à élaborer des plans avec ses nobles partisans pour reprendre la ville par la force. Ils établissent des garnisons dans deux grands châteaux situés sur deux des trois principaux cours d’eau qui approvisionnent Paris en nourriture. C’est à ce moment-là, alors que le dauphin et ses partisans nobles observent Paris qui ne sait pas trop ce qu’elle va faire, que la Jacquerie débute.

Daniel Finn : Quand la Jacquerie a-t-elle commencé ? Était-ce un événement spontané ou quelque chose de planifié à l’avance ?

Justine Firnhaber-Baker : Il y a eu un peu des deux. Le premier incident, qui a eu lieu le 28 mai 1358, n’était certainement pas spontané. Les sources s’accordent à dire que les rebelles se sont d’abord rassemblés à partir de plusieurs villages, puis se sont rendus dans une ville située sur l’Oise (la seule rivière que le dauphin n’avait pas bloquée) où ils ont attaqué neuf nobles.

Cette cible a été soigneusement choisie. Les nobles étaient dirigés par un chevalier du nom de Raoul de Clermont-Nesle, qui était apparenté à l’un des nobles maréchaux que les bourgeois rebelles avaient tué devant le dauphin quelques mois plus tôt. La motivation devient assez claire lorsque l’on connaît la géographie locale.

J’y suis allé et je me suis promené dans les environs en me disant : « Pourquoi ici ? » À première vue, la ville semble avoir été choisie au hasard. Mais il s’agissait d’empêcher Raoul de Clermont-Nesle, les huit nobles qui l’accompagnaient, et probablement aussi un certain nombre de troupes, de traverser la rivière à cet endroit et d’établir une garnison dans un château situé un peu plus haut sur la rivière. Cela leur aurait permis de bloquer l’Oise de la même manière que le dauphin et ses partisans nobles bloquaient les deux autres rivières.

Les habitants des campagnes ont une très bonne idée de ce qui se passe à Paris, et beaucoup d’entre eux l’approuvent.

Ce premier incident semble avoir été planifié, et il avait clairement des liens avec la rébellion bourgeoise à Paris, bien que je ne pense pas que le premier incident ait été planifié par ceux de Paris, car il semble les avoir pris par surprise. Je pense que les roturiers et les paysans ont agi de leur propre chef, car nous savons que les habitants des campagnes étaient parfaitement au courant de qui se passait à Paris et que nombre d’entre eux l’approuvaient. Ce qu’ils comprenaient de ce qui se passait à Paris, c’est qu’on y tuait des nobles, et notamment ces maréchaux qui avaient été trucidés devant le dauphin.

Ce premier incident semble avoir été soigneusement ciblé en tant qu’attaque militaire et stratégique. Ce qui en a découlé, d’une certaine manière organique, était lié à ce premier incident mais distinct. La révolte qui a suivi a commencé lors d’une deuxième assemblée tenue à la suite de la première attaque. C’est à ce moment-là que les paysans ont choisi un chef, un capitaine appelé Guillaume Calle.

Il semble que Guillaume Calle et les hommes qui l’entourent (peut-être aussi certaines femmes) avaient un plan. Mais cela ne signifie pas nécessairement que ce plan était dans l’esprit de tous ceux qui ont rejoint la Jacquerie par la suite. Il est important de se rappeler qu’il ne s’agit pas d’un mouvement unique. Il était composé de milliers (peut-être de dizaines de milliers) de personnes qui avaient des idées différentes sur ce qu’elles faisaient. Ils n’étaient pas tous en contact les uns avec les autres, et leurs idées et leurs objectifs ont changé au cours des six à huit semaines qu’a duré la révolte.

Daniel Finn : Alors que la révolte s’étendait, devenant une convergence de nombreuses révoltes différentes, comme vous le soulignez, comment les rebelles se sont-ils organisés, et quelles étaient certaines des principales revendications qu’ils mettaient en avant ?

Justine Firnhaber-Baker : Guillaume Calle, qu’ils ont élu après le premier incident, était connu comme le capitaine général de la campagne (le capitaine de la région autour de la ville de Beauvais, qui était le cœur de la Jacquerie). Calle semble avoir eu quelques lieutenants de haut niveau qui chevauchaient avec lui, lui donnaient des conseils et étaient disponibles pour porter des messages aux autres régions impliquées dans la Jacquerie.

Au-dessous de ce niveau supérieur, il y avait une couche de capitaines de village. Certains éléments indiquent que chaque village avait son capitaine et que le capitaine avait également un subordonné, de sorte qu’il y avait probablement un capitaine et un lieutenant dans chaque village. Il y avait donc une sorte de hiérarchie à deux niveaux, mais pas une hiérarchie très stricte. Nous disposons de nombreux éléments indiquant que les gens pouvaient simplement aller parler à Calle et qu’ils ne faisaient pas toujours ce qu’il leur disait de faire.

Il s’agissait d’un mouvement populaire, car Calle a été choisi par la base plutôt que d’être imposé au mouvement. Les capitaines de village étaient pour la plupart choisis par leur propre village. C’était l’un des points forts de la révolte, mais cela a également donné lieu à une lutte pour l’autorité.

Il existe des preuves que chaque village avait son capitaine et que le capitaine avait également un subordonné, de sorte qu’il y avait probablement un capitaine et un lieutenant dans chaque village.

Les dirigeants disaient : « Je suis le capitaine, nous devons poursuivre mes objectifs », mais les soldats répondaient : « Nous vous avons nommé capitaine pour que vous fassiez ce que nous voulons faire. » Il y avait un certain degré de tiraillements à ce moment-là.

En ce qui concerne certaines révoltes de l’Europe médiévale, nous savons beaucoup de choses sur les revendications spécifiques parce que les rebelles en ont dressé une liste. Mais nous n’avons rien de tel pour la Jacquerie. Nous savons qu’à un moment donné, des documents écrits ont été échangés, des lettres ont été envoyées aux villes que les Jacques voulaient voir participer à la révolte, etc. Mais aucun de ces documents n’a survécu, que ce soit par accident ou à dessein, et nous devons donc discerner leurs motivations de différentes manières.

L’une d’entre elles consiste à examiner ce que les chroniqueurs de l’époque avaient à dire. Selon les chroniques, lorsque les Jacques ont formulé un motif en paroles, il s’agissait de détruire les nobles, qui ne défendaient pas le royaume et les paysans comme ils étaient censés le faire, mais s’emparaient au contraire de tous leurs biens.

Il s’agit d’une critique basée sur le contrat social des trois ordres. Les paysans étaient censés remettre leurs produits parce que les nobles les protégeaient, mais dans ce cas, les nobles ne les protégeaient pas. De plus, ils étaient en train de perdre la guerre de Cent Ans de manière désastreuse et ne méritaient donc pas leur statut de nobles et les biens de luxe qui l’accompagnaient.

Je dois dire ici que le nom même de la révolte vient du nom donné aux soldats de souche : « Jacques Bonhomme » était à l’origine un surnom dérisoire, mais les soldats roturiers l’avaient adopté avec fierté. Certains rebelles s’appelaient eux-mêmes Jacques Bonhomme avec le sentiment qu’ils pouvaient désormais diriger le royaume puisqu’ils étaient plus doués que les nobles pour la guerre. Il se peut également qu’il y ait eu un chevauchement entre les hommes de l’armée qui s’appelaient Jacques Bonhomme et les hommes qui occupaient des postes de direction pendant la révolte.

C’est ce que disent les chroniques, et c’est très logique, mais il faut aussi être quelque peu critique, car ce motif est celui que l’on attribue à toutes les révoltes paysannes du Moyen-Âge. Il a rendu les révoltes intelligibles pour les élites en termes de théorie sociale des trois ordres qu’elles ont embrassé. Il n’est pas surprenant qu’elles aient adhéré à cette théorie, car elle leur était très utile. Elle leur permettait d’expliquer pourquoi ils pouvaient s’approprier les fruits du travail des paysans.

Dans la mesure où cette explication permettait de critiquer la noblesse, il ne s’agissait pas d’une critique de l’ordre social inégalitaire lui-même. Il s’agissait simplement du fait que les nobles ne remplissaient pas leur part du marché. S’ils recommençaient à la remplir, ils pourraient alors extraire les surplus de la paysannerie.

L’autre façon d’examiner ce que les Jacques recherchaient et pourquoi est d’extrapoler les motifs de leurs actions. Les chroniqueurs se concentrent sur le fait que les Jacques ont tué des nobles. Mais si nous regardons ce qu’ils ont réellement fait, à l’exception du premier incident où ils ont tué neuf nobles, ils n’ont pas tué des gens très souvent. Ces neuf nobles tués ce jour-là représentent un tiers des nobles identifiables que nous savons avoir été tués pendant la révolte.

Les Jacques concentrent leur violence sur la destruction des forteresses et des maisons nobles.

Les Jacques ont concentré leur violence sur la destruction des forteresses et des maisons nobles. Il y a trois points à considérer ici. Tout d’abord, nous pouvons y voir une forme de soutien à Paris : une tactique de diversion, éloignant les nobles de l’armée que le dauphin rassemblait pour attaquer Paris.

Il voulait rassembler l’armée au sud de Paris, mais la Jacquerie éclata au nord de la ville, ce qui ramena une partie des forces alliées au dauphin vers le nord et retarda l’attaque sur Paris. Il y eut aussi des moments où les Jacques se joignirent aux milices parisiennes qui tentaient de reprendre une des forteresses fluviales que le dauphin occupait.

Cependant, une grande partie de la violence des Jacques semble avoir été beaucoup plus sociale que militaire ou politique. C’est le deuxième élément à prendre en considération. Ils se sont concentrés sur les forteresses et les maisons nobles en raison de la manière dont ces bâtiments faisaient la publicité du statut social des nobles et de leur richesse excessive. Il est important de noter que certaines des structures que les nobles appelaient châteaux au milieu du XIVe siècle avaient des capacités militaires dérisoires – il s’agissait en fait de bâtiments destinés à l’étalage de la richesse et du statut.

Il est également important de noter qu’ils s’attaquaient à des nobles et non à des seigneurs. La Jacquerie n’était pas une révolte anti-seigneuriale. Ils n’ont pas attaqué leurs propres seigneurs, ce qui est très intéressant. Nous pouvons dire que la seigneurie en tant que telle, par opposition à la noblesse, n’était pas la cible parce qu’aucune des seigneuries cléricales n’a été attaquée. Les évêques et les monastères possédaient de vastes seigneuries, mais ils n’étaient pas du tout visés.

Le troisième point est qu’il y a une manière intéressante dont l’animosité anti-noble de la Jacquerie se superpose à la motivation parisienne, parce que Paris était le grand ennemi du dauphin et que les partisans du dauphin étaient les nobles. Il est possible de considérer la révolte non seulement comme une révolte anti-noble, mais aussi comme une révolte anti-royale, ou du moins comme une révolte contre la dynastie des Valois, en raison de l’étroite imbrication des nobles avec le dauphin et l’État royal.

Daniel Finn : Les révoltes ont-elles été soutenues dans les villes de ce qui était alors la France urbaine ?

Justine Firnhaber-Baker : Oui, tout à fait. J’ai beaucoup parlé de Paris, mais il y avait un certain nombre d’autres villes de province dans le nord et l’est de la France, comme Amiens, Beauvais, Caen et Senlis. À cette époque, il existe une nette distinction entre les villes et les campagnes. Les villes se distinguent notamment par la possession de murailles et, parce que leur statut politique est quelque peu différent, elles sont davantage impliquées dans la politique du royaume. Elles sont appelées à se rendre aux assemblées des trois domaines, ce qui n’est pas le cas des habitants des campagnes.

En même temps, il y avait beaucoup d’interpénétration entre la ville et la campagne. Les citadins possédaient des propriétés à la campagne, et les habitants de la campagne venaient constamment dans les villes pour travailler, faire du commerce, se divertir et s’occuper d’affaires administratives.

Lorsque la révolte éclate le 28 mai et se prolonge au moins jusqu’à la mi-juin, les villes sont d’abord assez solidaires. Elles ouvrent leurs portes et laissent entrer les Jacques, en mettant à leur disposition des tables avec du vin et de la nourriture pour les rafraîchir en chemin. Les citoyens et même les milices de la ville se joignent aux attaques des châteaux et des manoirs voisins. Cela fait partie de leur alliance préexistante avec la rébellion bourgeoise à Paris.

Lorsque la révolte éclate le 28 mai et se prolonge au moins jusqu’à la mi-juin, les villes sont d’abord assez solidaires.

Une fois de plus, nous pouvons constater l’interpénétration de la rébellion parisienne, qui était liée mais distincte, avec la Jacquerie. Mais à l’exception de Senlis, toutes ces villes ont abandonné la Jacquerie lorsque les choses ont commencé à se gâter vers la mi-juin. C’était un problème fatal pour les Jacques, car les murs de la ville étaient la seule architecture défensive dont ils disposaient. Ils devaient pouvoir se retrancher derrière ces murailles.

L’autre forme d’architecture défensive aurait été les châteaux, mais les Jacques avaient détruit les châteaux plutôt que de les occuper. De toute façon, les rebelles étaient composés de groupes très importants, et peu de châteaux auraient pu accueillir autant de monde. Lorsque les villes ont fermé leurs portes et ont déclaré « Nous ne voulons plus faire partie de tout cela », les Jacques ont été laissés en rase campagne face aux armées nobles, et ils ont été massacrés.

Daniel Finn : Pourriez-vous nous expliquer plus en détail le déroulement des événements militaires de la Jacquerie et la façon dont elle a finalement été vaincue ?

Justine Firnhaber-Baker : Du 28 mai au 10 juin, les Jacques sont effectivement maîtres de la campagne. Ils attaquent plus d’une centaine de châteaux. Dès le 5 juin, la milice parisienne se met en marche pour rejoindre la Jacquerie. Encore une fois, je ne pense pas que les Parisiens soient à l’origine de la révolte, mais ils étaient prêts à joindre leurs forces à celles des Jacques.

Le 9 juin, les forces de la Jacquerie étaient présentes dans toute la campagne au nord de Paris, s’étendant probablement vers une région du pays appelée Picardie, presque jusqu’à la Belgique. À l’est de la campagne, une armée combinée de Jacques et de Parisiens se dirige vers un château à Meaux, une ville qui contrôle la rivière Marne qui se jette dans Paris. Leur intention était d’attaquer ce château et de le placer sous le contrôle de Paris.

Le 10 juin, l’armée combinée attaque le château de Meaux, qui est détruit. Ils sont massacrés comme des porcs dans les rues de Meaux en raison de l’architecture défensive du château. Ils espéraient le submerger par le nombre, mais la conception du château permettait à un très petit nombre d’hommes de le défendre.

Probablement le même jour, au nord de Paris, une grande armée de la Jacquerie dirigée par Guillaume Calle a affronté une armée noble dirigée par Charles, qui était le roi du pays espagnol de Navarre. Charles avait également des prétentions au trône de France et était un grand seigneur normand, ce qui explique sa présence. En outre, cette noble armée comprenait de nombreux Anglais.

On peut voir le début d’une contre-insurrection à partir du 10 juin, que nous appelons la Contre-Jacquerie.

L’armée dirigée par Charles a complètement submergé les Jacques, et ce de manière très déshonorante. Charles avait envoyé un messager à Guillaume Calle et lui avait dit : « Je voudrais faire un marché. » C’était tout à fait normal à la veille d’une bataille. Mais lorsque Calle est allé à la rencontre du roi de Navarre, il a été saisi et décapité, probablement avec certains de ses capitaines. Les nobles attaquent alors l’armée jacquaire sans chef et la détruisent.

Tout cela s’est passé le 10 juin, date souvent citée comme étant celle de la fin de la Jacquerie, bien qu’elle se soit poursuivie pendant encore six semaines, jusqu’en juillet et même au-delà dans certains endroits. Cependant, nous pouvons voir le début d’une contre-insurrection à partir du 10 juin, que nous appelons la Contre-Jacquerie. De nombreux nobles qui s’étaient cachés reprennent courage et commencent à se venger.

À l’est du pays, le dauphin mène une campagne de nobles qui se vengent plus ou moins à leur guise. À l’ouest, c’est Charles, le roi de Navarre. À l’origine, les Jacques pensaient que Charles pourrait les aider, car il était allié aux Parisiens, mais ce ne fut pas le cas. Les Jacques se sont défendus, il ne s’agissait donc pas d’un simple retournement de situation. Mais après le 10 juin, une révolte sociale des non-nobles contre la noblesse est devenue une guerre sociale entre nobles et non-nobles.

On peut affirmer que la Jacquerie est définitivement enterrée à la fin du mois de juillet. Un contre-coup d’État a lieu à Paris le 31 juillet et le chef de la rébellion bourgeoise est tué. Le dauphin revient à Paris et fait exécuter de façon spectaculaire les derniers rebelles éminents, mais il tire ensuite un trait sur tout cela et commence à accorder des grâces à quiconque s’est trouvé impliqué dans la rébellion bourgeoise, la Jacquerie, ou les louables efforts de répression qui s’ensuivent.

Je dirais que ce moment marque la fin de la Jacquerie. Il y a encore des échos épars dans différentes parties du royaume, mais ils ne sont pas vraiment liés au mouvement original ; ce sont des imitations. Il y a également eu des conflits qui, plus tard, ont été considérés comme faisant partie de la Jacquerie en raison du moment où ils ont eu lieu plutôt que parce qu’ils faisaient réellement partie de la révolte.

Daniel Finn : La révolte a-t-elle laissé un héritage tangible à la France après sa défaite ?

Justine Firnhaber-Baker : Pendant quelques décennies, oui. Nous pouvons retracer l’héritage des révoltes à travers les procès, principalement entre ceux qui ont subi des dommages lors de la révolte ou de sa noble répression et ceux qu’ils tenaient pour responsables de ces dommages. Les documents juridiques, en particulier ceux du Moyen-Âge, ont ceci de merveilleux qu’ils racontent souvent de belles histoires sur tout ce qui a conduit au procès et sur toutes les rancœurs qui en ont affecté le cours.

Il est clair que de nombreuses personnes n’ont pas accepté l’idée de tirer un trait sur ces événements : elles étaient toujours en colère. Des non-nobles ont été tués des décennies après la révolte en raison de leur association à celle-ci, et des procès ont été intentés pendant trente ans. La révolte a également laissé des traces matérielles. Nous savons, grâce à des inventaires ultérieurs des propriétés nobles, que même au tournant du quinzième siècle, des bâtiments étaient encore répertoriés comme étant en ruine à cause du « temps des commotions », c’est-à-dire ce qu’on appelait la Jacquerie.

Des non-nobles ont été tués des décennies après la révolte en raison de leur association à celle-ci, et des procès ont été intentés pendant trente ans.

Pendant un certain temps, le mot « jacquerie » est devenu une insulte. Il s’agissait d’une monnaie du milieu du XIVe siècle, et la révolte était alors désignée sous le nom de Jacquerie. Mais quelques décennies plus tard, c’était le genre de chose qu’une personne pouvait dire après s’être battue dans une taverne : « Vous n’êtes qu’une ordure; retournez à votre jacquerie. »

À la fin du XIVe siècle, le souvenir s’est estompé. Dans le nord de la France, il n’y a pas eu de rébellion paysanne majeure pendant très longtemps. Les villes, en particulier Paris, se sont soulevées à maintes reprises, et la plupart des rébellions urbaines de l’Europe médiévale auraient eu une contrepartie rurale, mais cela ne s’est pas produit dans le nord de la France.

Je me demande si cela n’a pas été, à sa manière, un héritage de la révolte du quatorzième siècle. Les habitants des villes auraient pu se dire : « La dernière fois que la campagne a été impliquée, nous avons perdu le contrôle, nous allons donc éviter cela à l’avenir. » Mais hormis le fait qu’elle figure dans l’une des chroniques les plus populaires du Moyen-Âge, la révolte n’a pas laissé beaucoup de souvenirs jusqu’à la fin du dix-huitième siècle.

Daniel Finn : Comment la Jacquerie a-t-elle été mémorisée et interprétée par les historiens au cours des siècles suivants ?

Justine Firnhaber-Baker : Comme je l’ai dit, elle a été oubliée pendant longtemps. Le mot « jacquerie » réapparaît pour la première fois en anglais et en français à la fin du XVIIIe siècle, à l’époque de la Révolution française. C’est à cette époque que les historiens ont commencé à s’intéresser aux gens du peuple comme ils ne l’avaient jamais fait auparavant. C’était en grande partie un reflet de ce qui se passait à leur propre époque, puisqu’ils ont commencé à chercher les germes de 1789 dans les rébellions médiévales bien antérieures.

Le premier livre sur la Jacquerie (et en fait le dernier jusqu’à la publication de mon propre livre en 2021) a été publié en 1859. C’est en partie un héritage des mouvements sociaux et politiques du dix-neuvième siècle. C’est aussi lié à la professionnalisation de l’histoire et à la découverte de nouvelles sources, notamment juridiques, qui ont permis à l’auteur Siméon Luce d’écrire une histoire beaucoup plus large de la révolte.

Le livre de Luce se fonde sur ces documents juridiques, ainsi que sur les récits très stéréotypés que l’on trouve dans les chroniques. Il affirmait que la Jacquerie était organisée, politique et liée à la révolte parisienne. Mais très vite, une réaction s’est élevée contre cette interprétation, arguant qu’il ne pouvait en être ainsi, car les paysans étaient des rustres, incultes et ivrognes, incapables de planifier, et encore moins d’organiser une action politique coordonnée avec une grande ville comme Paris.

Cette interprétation rivale présente la Jacquerie comme une éruption spontanée de haine paysanne totalement irrationnelle. Il n’y a pas eu de planification, elle a simplement explosé. Ces deux écoles de pensée ont continué à encadrer la discussion sur la révolte. Tous ceux qui écrivent sur le sujet prennent parti pour l’un ou l’autre camp.

Un livre récent sur la guerre de Cent Ans, par exemple, affirme que la Jacquerie était le résultat de la brutalisation des paysans par la guerre : dans leur brouillard, ils ne pouvaient plus distinguer les amis des ennemis ; le seul ennemi était un noble. Mon livre penche nettement plus en faveur de l’idée que la Jacquerie était organisée, politique et liée à la révolte parisienne. Mais l’une des choses que je voulais souligner, c’est qu’il s’agissait d’un mouvement hétérogène.

Je ne pense pas que les personnes impliquées dans la Jacquerie aient été stupides ou incapables de planifier; rien ne prouve non plus qu’elles étaient ivrognes. Mais la révolte n’était pas uniquement liée aux objectifs militaires et politiques spécifiques de Paris. Elle était beaucoup plus organique et beaucoup plus critique à l’égard de la noblesse d’un point de vue économique, social et même esthétique qu’elle ne l’était à l’égard du conflit entre le parti noble et le parti bourgeois à Paris.

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Justine Firnhaber-Baker est professeure d’histoire à l’université de St Andrews. Elle est l’autrice de La Jacquerie de 1358 : A French Peasants’ Revolt (2021) et de Violence and the State in Languedoc, 1250-1400 (2014).

Daniel Finn est rédacteur en chef de Jacobin. Il est l’auteur de One Man’s Terrorist : A Political History of the IRA.

Source : Jacobin, Justine Firnhaber-Baker, Daniel Finn, 13-09-2024
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises